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Journalisme au rabais pendant les soldes

par Olivier Poche, Thibault Roques,

Soldes d’hiver obligent, l’année commence tambour battant pour les commerçants autant que pour les médias, comme en témoigne le tour d’horizon (non exhaustif !) qui suit. Où l’on constate essentiellement que la presse ne ménage pas ses efforts pour exhorter le lecteur à profiter des « bonnes affaires ».

Car si l’on peut considérer cette « exceptionnelle » baisse des prix durant six semaines comme une information digne d’être relayée dans les médias à titre purement informatif, la nature et l’ampleur de la couverture de cette grand-messe consumériste ne cesse d’étonner. Rien ne devrait obliger les journaux à assurer le service après-vente. Et pourtant…

Les remises et autres ristournes doivent-elles nécessairement être prétextes à une version dégradée de journalisme se contentant de relayer servilement des intérêts mercantiles ?

Cette année encore, le rouleau compresseur médiatique s’est mis en branle avant même le lancement des soldes. Machines bien rôdées, les grands journaux savent prendre les devants en prodiguant moult conseils visant à « guider » leurs lecteurs – et surtout ceux qui les intéressent au premier chef : les « CSP+ » à fort pouvoir d’achat – dans ce parcours du combattant.


Conseil d’« amis » : dépensez à tout prix

En ce début 2016, le mot d’ordre est le suivant : RÉ-SER-VEZ ! La veille de l’ouverture des soldes, Le Figaro se montre ainsi particulièrement prévenant :




Le lendemain, même injonction dans Le Parisien qui barre sa « une » d’une variation sur le même thème, en y consacrant en outre ses pages 2 et 3 :




Attentifs à notre bien-être, nombreux sont les médias soucieux de fournir conseils, trucs et astuces, « ressources » et « outils web » pour « réussir nos achats ». L’Express ou L’Obs sont de ceux-là :






Ouest-France, pas en reste, y va aussi de ses recommandations, forcément bienveillantes, à l’endroit de ses lecteurs :




Que « ne pas se faire avoir » puisse consister à « ne pas faire les soldes » est inimaginable. Qu’on n’ait pas les moyens des les « faire » est inenvisageable. Le lecteur idéal de ces articles est un client idéal, forcément doté d’une irrépressible envie d’acheter et d’une capacité illimitée à le faire. Si vous n’y songiez pas encore, gageons qu’après ces quelques « informations », vous serez convaincu de l’impérieuse nécessité de participer à cette folle aventure.


À vos marques, prêts, achetez !

Pour que le lecteur/consommateur soit dans les meilleures dispositions, il sera pris en main à toutes les étapes de cette période de promotions à tout-va. Attention au « top départ » !




La presse régionale est à l’unisson : outre Ouest-France ci-dessus, Le Midi Libre nous adresse un amical rappel à l’ordre :




Et le lendemain, La Voix du Nord, dans un de ces innombrables articles au titre performatif, veille à ce que chacun soit dans les starting-blocks :




Bref, ce qui pourrait n’être qu’une information – certes pas la plus indispensable pour le lecteur en quête d’éclairages et d’analyses sur d’autres problèmes plus graves ou plus urgents – est une injonction à peine voilée à rejoindre sans plus tarder les hordes de « serial shoppers ». Hordes qu’on ne manquera pas d’informer des possibles obstacles susceptibles de se dresser sur leur route – d’autres hordes pouvant avoir l’idée saugrenue de « gêner » leur marche vers le bonheur.




S’offusquer à mots couverts, comme dans cet article de Ouest-France, des fâcheuses conséquences sur les soldes que l’opposition à l’un des projets (inséparablement politique, économique et écologique) les plus controversés des ces dernières années « pourrait » avoir, c’est reconduire cette vision enchantée de la consommation débridée si souvent véhiculée par les médias, explicitement ou non, en bon VRP des enseignes commerciales, petites ou grandes.


Consommer : que du bonheur !

Peu ou prou présentés comme une course de vitesse, les soldes récompensent ceux qui se lèvent tôt. À cet égard, l’article qui suit, paru dans Ouest-France, est un modèle du genre. Morceaux choisis :

« Être le plus rapide possible »

Sylvie, accompagnée de sa fille Gwladys, l’admet : « On s’est levé à 7 h 30 exprès ! » Pourquoi ? « Il faut être le plus rapide possible. »

Michel est du même avis. « Je suis allé dans un magasin de sport dès la première heure pour acheter des chaussures de course, explique-t-il. Dès l’ouverture, pour être certain de trouver ma pointure. »

« De bonne heure, il y a moins de monde »

Autre intérêt de venir à l’ouverture ? Profiter des « happy hours ». […] « Il y a moins 10 % supplémentaires dans certaines grandes enseignes », sourit-il.

Résultat des courses ? Michel ne cache pas sa joie : « On vient d’acheter quatre paires de chaussures, on a économisé plus de 60 euros je dirais, je suis satisfait  ! »

Faire ses emplettes dès potron-minet, c’est bien ; le sourire aux lèvres, c’est mieux. Outre les généreux conseils pour faire de « bonnes affaires », les médias fournissent force illustrations nous encourageant, par l’exemple, à devenir des consommateurs heureux. La preuve, entre autres, dans Ouest France, et en images :




Sourire de rigueur, donc, en cette période bénie où marchandisation radicale rime avec bonheur irrépressible.


Morale en soldes : consommer, renaître et résister ?

Le 5 janvier dernier, le très sérieux quotidien Le Monde se chargeait à son tour de promouvoir les soldes en recourant à un argument inédit :




Intrigué, il nous fallait poursuivre la lecture de cet entretien stupéfiant, à lire ici en intégralité dont voici quelques extraits :

- Les Français ont-ils la tête à dépenser ? Est-ce que cela leur fera du bien après une année 2015 éprouvante ?

[…] Je ne pense pas que les Français n’ont pas la tête à dépenser. C’est un moyen cathartique de passer à autre chose. Oui, je pense que cela leur fera du bien. Après les attentats, on culpabilise, même si ce n’est pas notre faute. Consommer permet d’accéder à ce phénomène de « rebirth » [de renaissance] cher aux Britanniques, qui permet de renaître après avoir vécu un traumatisme. […]

- Est-ce que la consommation est une forme de résistance ? Une consolation ? La preuve que l’on existe ?

Ce sont les valeurs qui caractérisent l’acte même de consommer. […] La résistance peut se traduire par une recherche d’anti-consommation ou de produits issus du commerce équitable, de coton bio, de vêtements recyclables. Là, le fait d’avoir été atteints dans nos valeurs peut inciter à aller consommer. Voire à s’acheter une minijupe par réaction extrême.

Passons, par charité, sur le fond de cette analyse sociologique de haute volée que Philippe Val ne renierait sans doute pas… On peut légitimement s’interroger, en revanche, sur le relais docile par Le Monde d’un discours hyperconsumériste où consommer, c’est résister, et dépenser, c’est exister (n’est-ce pas Monsieur Orwell ?). On s’étonnera surtout que la consommation soit présentée, à travers les questions de la journaliste elle-même, sous un jour uniquement positif : il s’agit manifestement de déceler les hautes valeurs que celle-ci recèle et de pointer les funestes obstacles qui l’entravent. Mais de remise en cause de ses excès voire de ses ravages, point. La célébration de la dépense (« cathartique » ou non…) ne devrait pourtant pas aller de soi dans « le quotidien de référence ».


À qui profitent les soldes ?

Conseils pratiques, bons plans et incitations appuyées : voilà donc l’essentiel de l’« information » produite sur les soldes par les grands médias. Pourtant, le sujet pourrait faire l’objet d’investigations qui ne manqueraient pas d’intérêt. Sans même parler des pratiques frauduleuses, l’impact réel des soldes (pour les commerçants comme pour les consommateurs) ou leur rôle dans le fonctionnement global du système marchand sont en effet des enjeux sur lesquels de véritables enquêtes seraient les bienvenues.

À titre expérimental, nous avons tapé sur le premier moteur de recherche venu la requête suivante : « à qui profitent les soldes ». Le résultat, qui ne saurait constituer qu’un indice, est néanmoins assez révélateur. On découvre ainsi une étude du Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie), publiée en 2006, dans laquelle l’impact économique réel est estimé (avec beaucoup de prudence) à « 750 millions d’euros pour l’ensemble de l’activité liée aux soldes », et que celles-ci constitueraient, dans une conclusion fort consensuelle, « un compromis “gagnant-gagnant” pour le consommateur et pour le commerçant ».

On trouve également un article, publié sur le site d’un courant du NPA, qui cite l’étude du Crédoc, mais qui propose une vision nettement plus critique, pointant par exemple la « furie commerciale » co-produite par le système marchand et les médias, des achats « en décalage avec les besoins réels, sous la pression de l’urgence », ou une « politique annuelle, voire pluri-annuelle [des prix], dont les phénomènes de promotions, soldes, discount sont partie intégrante et programmée », faisant notamment qu’« on ne paye pas “moins cher” pendant les soldes mais “beaucoup trop cher” le reste de l’année ». Des positions discutables sans doute, et qui mériteraient d’être effectivement discutées.

Or, dans les articles journalistiques que notre requête fait apparaître, la question est « traitée » un peu différemment. Ou bien on reprend la vision irénique du Crédoc, déclinée à l’envi dans des papiers qui rappellent tantôt que « tout le monde est gagnant », tantôt que, en période de soldes, clients ou commerçants, tout le monde y trouve son compte ; ou bien, comme ici ou , on fait le bilan des soldes du seul point de vue des commerçants qui y participent. Le cas le plus caricatural restant cet article de L’Express intitulé « À qui profitent les soldes » où, pour répondre à la question, l’on interroge une sondeuse sur… « le profil de l’acheteur de soldes », ou le « circuit le plus prisé par les consommateurs », entre Internet et la vente en magasin. Autrement dit, sous couvert de s’interroger sur les véritables bénéficiaires des soldes, on reconduit les mêmes présupposés favorables aux soldes, en tournant et retournant la seule question qui vaille : « où faire/a-t-on fait les meilleures affaires ? » Des présupposés pourtant, eux aussi, fort discutables…


***

Non contents d’accorder aux soldes une place démesurée – eu égard à celle chichement consentie à des questions pourtant plus cruciales –, les grands médias (dont certains sont adossés à des grands groupes qui y ont quelque intérêt) reprennent à leur compte la logique purement marchande qui préside à cet « événement » biannuel, en produisant des articles dont le contenu informatif ne se distingue guère de celui d’une page publicitaire. Tout semble prétexte à acheter (forcément « malin »), consommer (nécessairement « mieux ») ou investir (jusqu’à la prochaine saison des soldes…). Vente forcée ? Pas tout à fait. Forte incitation à « se faire du bien » : certainement. Le tout en évitant soigneusement tout traitement approfondi du phénomène, qui s’intéresserait par exemple à ses enjeux véritablement « économiques », ou en enquêtant un peu plus loin que le bout de son (micro-)trottoir : cela pourrait « gêner les soldes ». Que gagne le journalisme à être ainsi bradé ?



Thibault Roques et Olivier Poche

 
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