Vous avez dit radicale ?
Certes, s’insurger dans les médias contre « la dévotion à la "diversité" et aux "minorités" » n’est pas d’une folle originalité. Non plus que de dénoncer « la déferlante du mouvement #MeToo en 2017 puis, en 2020, à la suite de la mort de George Floyd aux États-Unis, la fièvre de Black Lives Matter, avec, dans les deux cas, une génuflexion obligée et ostentatoire. » Mais cela vous campe le personnage, « philosophe et essayiste » de surcroît.
Une belle « carrière médiatique »
Sa page Wikipédia évoque en tout cas sa « carrière médiatique ». À juste titre, car ayant finalement préféré l’exhibition narcissique sur les plateaux et à la radio au dur labeur des philosophes de profession, elle est volontiers « entrée dans la polémique » (Front populaire, février 2022), ce qui est encore la façon la plus sûre d’exister médiatiquement.
Profil d’une œuvre
Mais venons-en au fond de sa pensée, si l’on peut dire. Avant d’entrer dans l’œuvre, voici quelques titres des ouvrages commis ces dernières années : d’abord, La Théorie du genre ou Le Monde rêvé des anges : l’identité sexuée comme malédiction. Puis ce fut Le Crépuscule des idoles progressistes, prélude au téméraire Libérons-nous du féminisme ! : Nation française, galante et libertine, ne te renie pas ! S’ensuivit L’Écologie ou l’ivresse de la table rase avant une audacieuse synthèse dans son tout dernier opus, Le Courage de la dissidence.
De quoi donner le profil d’une pensée. Ajoutez à cela les principaux titres auxquels elle collabore – Causeur, Valeurs Actuelles, L’Incorrect, La Revue des Deux Mondes, Commentaire –, et le décor est planté. Quant aux institutions auxquelles Bérénice Levet s’est associée, qu’elles se nomment Centre Sèvres ou Institut Thomas-More, elles sont un savant mélange de libéralisme, de conservatisme et de catholicisme.
Kamoulox permanent
Il faut bien l’admettre, pourtant : ses propos ne manquent pas de panache mais peut-être un peu d’originalité. Jugez plutôt : luttant contre « l’infiltration des idéologies diversitaires et victimaires » elle nous livre « les raisons pour lesquelles nous devons refuser de nous soumettre aux arrêts du wokisme et de son bras armé, la "cancel culture" ». De fait, « l’idéologie woke » vire à l’obsession – sans que l’on ne sache jamais de quoi il retourne, d’autant que, ô vertige, « le wokisme a remplacé le marxisme » selon elle. Les penseurs rigoureux en seront pour leurs frais puisque Bérénice Levet n’appartient visiblement pas à cette catégorie de philosophes en quête de définitions précises ou de comparaisons historiques motivées. Mais qu’importe : en croisade contre tous les « penchants totalitaires », elle s’insurge notamment contre le « totalitarisme vert », sans que l’on sache non plus ce dont il s’agit exactement, à moins de s’apparenter à « l’homme à trottinette », signe ultime à ses yeux de « l’immaturité des écologistes ».
Elle ne craint pas plus de s’élever contre le « totalitarisme féministe ». Dotée d’un incontestable sens du timing et d’une audace certaine, elle redoute dès la fin octobre 2017, alors que les affaires Weinstein éclatent et que le mouvement Metoo prend de l’ampleur, « que le féminisme ne vive que "de la criminalisation des hommes" » (BFM-TV, 20 octobre 2017). Fustigeant « le grand récit intersectionnel » (?), elle n’a pas de mots assez durs pour « la redoutable Terreur féministe ».
Vous n’aurez pas sa liberté de penser
Rien que de normal dans l’éditocratie triomphante diront certains. Le fait que cette bouillie de pensée, fondée sur des « vérités » hors sol assénées sans la moindre enquête de terrain (elle plaide « l’enquête philosophique »…), nous soit servie de plateaux en tribunes du soir au matin est inquiétant en soi. Mais qu’il finisse par faire oublier que dans les grands médias, on pourrait aussi bien avoir des intellectuels progressistes parlant de sujets précis en connaissance de cause est plus préoccupant encore. Comme le déplorait Pierre Bourdieu lors d’un passage à l’antenne célèbre, « la télévision a cette propriété extraordinaire qu’elle donne presque toujours la parole sur le monde social à ceux qui n’en connaissent rien et qu’elle donne très peu la parole à ceux qui pourraient en parler » (Arrêt sur images, 20 janvier 1996).
Évidemment toutologue, comme la plupart de ses prédécesseurs ou homologues, Bérénice Levet est omniprésente dans les médias, et capable de disserter in abstracto sur les sujets les plus divers. Faussement radicale mais vraiment réactionnaire, elle multiplie les plaidoyers sans âge ni auteur pour les idées majuscules : Liberté, République, Civilisation, etc., sans jamais oublier de vanter le modèle français « indifférent aux différences » qui « cultive sa passion du beau ». Fermez le ban !
L’emprise de l’essayisme
Vent debout contre toutes les « modes » de l’époque (féminisme, écologie, inclusivité, pensée critique et progressiste en général), son indignation s’arrête néanmoins là où commence l’emprise des médias. Car s’il est un sujet sur lequel elle n’a rien à redire, ce sont bien les médias qui l’invitent si généreusement. On ne mord pas la main qui vous nourrit… Avoir micro ouvert chez Alain Finkielkraut ou chronique permanente sur CNews, passe encore. Mais ses interventions ponctuelles sur le service public (France 5, France Inter) ont de quoi interroger. A-t-on réellement besoin d’offrir une vitrine supplémentaire à un discours aussi rance que convenu ?
Nul doute que ces nouvelles têtes de gondole rejoindront bientôt les oubliettes de l’histoire médiatique. Reste la petite musique de fond qui, au mieux insipide et au pire ultra conservatrice (avec l’« essayisme » en guise de paravent), risque d’envahir et de polluer le débat public encore longtemps. C’est parce que ces discours en apparence détonants sont en réalité rebattus qu’ils sont si bien accueillis par les médias mainstream. Le plus regrettable, c’est que Bérénice Levet, à l’instar d’autres élucubrateurs de ses amis (P. Bruckner, M. Onfray, J. Julliard, entre autres…), occulte ceux qui font réellement profession de penser. Si la « liquidation d’une civilisation » est aujourd’hui effectivement à craindre, c’est d’abord et avant tout à cause de l’emprise du champ et des logiques journalistiques sur le champ intellectuel et le service public de l’information.
Thibault Roques