Dans son édition du 3 août 2005, le Dauphiné Libéré consacre sa seconde page à l’expulsion à Grenoble des squats des « 400 couverts » et de « la Kanaille » par la police, les CRS, les pompiers et les services municipaux [1].
« Les 400 couverts », c’était une traverse squattée du centre-ville de Grenoble (depuis novembre 2001). Domicile de près de 25 personnes, des centaines d’activités s’y sont tenues, sans profits ni subventions. La municipalité de Grenoble, propriétaire des locaux, cherchait à expulser et raser la traverse pour y reconstruire des logements dont moins de la moitié seront étiquetés « sociaux ». « Les 400 couverts » étaient devenus expulsables du jour au lendemain le 8 juin 2005, suite au procès expéditif tenu fin mai.
« La Kanaille » était un autre squat (l’ex-hôtel Lakanal, également propriété de la ville), occupé par une quinzaine de personnes depuis début mai 2005. Bien que celles -ci soient expulsables dès le mois de juillet, des activités s’y sont malgré tout tenues chaque semaine jusqu’au jour de l’expulsion.
À côté de deux encadrés reprenant pour l’un des morceaux d’une communication des squatteureuses et pour l’autre les réactions insipides de politiques grenoblois-e-s [2], l’article principal du Dauphiné Libéré relate l’action.
À sa lecture, on comprend rapidement comment, au moment du rachat du quotidien par Serge Dassault [3], le journaliste a pu rester, contrairement à 45 de ses collègues du Dauphiné qui - de gré ou de force - avaient exercé leur droit de retrait [4]. Il se sentait sans doute en phase avec les objectifs de son nouveau patron et tout prêt à se mettre à son service pour diffuser (enfin ?) des idées saines à 879 000 lecteurices [5].
La servilité vis-à-vis des pouvoirs - locaux ou policiers - de la presse régionale est légendaire, et le Dauphiné Libéré en est un représentant modèle. Le Dauphiné Libéré est aussi jaloux de son propre pouvoir ; il avait du haut de son million de lecteurs attaqué en justice son « concurrent » le Dauphin libre (diffusé à quelques dizaines d’exemplaires) et l’avait forcé à changer son nom en Cétacé libre (Voir Philippe Descamps, « Les petites voix de la dissidence », sur le site du Monde Diplo).]]. Il aime l’ordre et les autorités, beaucoup moins l’insoumission et ce qui ne va pas droit.
Le journaliste manifeste une admiration candide pour le déploiement des 200 policier-e-s et CRS, « avec le concours de la grande échelle des sapeurs-pompiers ». Il détaille la puissance des forces de l’ordre, tout en insistant sur les précautions prises : ils utilisent « des munitions spéciales non perforantes », puis une « nacelle » grâce auxquelles les expulsions « n’ont fait aucun blessé ».
En face, la présentation des squatteureuses est condescendante : « les 400 Couverts » étaient « une sorte de lieu de vie et de création, point de ralliement d’associations diverses » [6] ; le projet de « la Kanaille » n’est même pas décrit. Venant après l’approximation « Epilogue judiciaire », on voit bien que le but de l’article n’est pas d’informer sur le fond.
On n’en saura donc pas plus sur leur motivation à se « réfugier » où à être là sous la pluie « juché[-e-]s » sur les toits de ce qui était leur maison. Tout laisse à penser qu’illes mettent des vies en danger sans raison. Leur non-humanité est visible jusque dans le vocabulaire employé : voyez comme illes « s’harnachent » de baudriers alors que les policier-e-s en sont « équipé[-e-]s ». Illes « passent par les fenêtres », « glissent par les trous ouverts », c’est bien une bataille entre l’ordre et le chaos qui nous est décrite là.
D’ailleurs, le champ lexical est celui du discours guerrier : les policier-e-s et les CRS « se rassemblent », illes ont « deux objectifs », illes « donnent l’assaut », illes « ouvrent le feu », puis illes « évacuent ».
C’est presque une évacuation humanitaire, à ceci près que les évacué-e-s s’y opposent. Les lieux sont, d’après la préfecture, « totalement insalubres et particulièrement dangereux » [7] Le journaliste insiste (en conservant l’ambiguïté : est-ce lui qui constate ou reprend-il juste le communiqué ?), « le squat des 400 Couverts présentait en effet un état de saleté et de délabrement avancé », mais on se demande sur quoi il se base. Comment peut-il témoigner de ce que le squat « présente », alors qu’il n’y est jamais entré, ni avant, ni pendant l’expulsion ?! Un cordon de CRS avait « pris position » pour tenir tout le monde à plus de 20 mètres des bâtiments, et sans souligner cet obstacle à son travail de journaliste, il reprend tels quels les arguments avancés par la mairie pour détruire les lieux.
Immédiatement après les expulsions, une manifestation spontanée s’est déclenchée [8]. Pourquoi celle-ci a-t-elle été occultée par le Dauphiné ? Pour faire croire que le calme régnait dès l’expulsion passée ? Parce qu’aucune arrestation n’y a été effectuée ? Ça pourrait être tout simplement cela, venant d’un journaliste qui met comme unique intertitre à son article : « les squatters laissés libres après un simple contrôle d’identité ». Personne n’a été blessé, personne n’a été emprisonné : Affaire Classée !
Quelques pages plus loin, le Dauphiné excelle à nouveau dans la transparence et la sincérité :
« ANIMATION SURPRISE A ALSACE-LORRAINE. Une étrange animation est venue égayer l’avenue Alsace-Lorraine hier après-midi, au point de faire s’arrêter les passants, tous têtes levées. Les fenêtres d’un appartement se sont en effet ouvertes pour laisser entendre de la musique à un volume sonore très élevé. Même si cette animation sonore a dû irriter plus d’un voisin, elle a fait sourire les passants. Une forme de soutien au squat des 400 Couverts, qui était en train d’être expulsé non loin de là (lire en page 2) : un long drap noir pendait depuis la fenêtre avec l’inscription "Non aux expulsions". »
Alors que Le Dauphiné a publié une photo (tronquée) pour illustrer l’article, ce que la/le journaliste oublie de mentionner (et qu’ille ne pouvait pas ne pas savoir), c’est que ces banderoles - comme le montrent d’autres photos [9], étaient accrochées juste au-dessus du siège grenoblois du Dauphiné Libéré !
Amel, Claude et Camille
Août 2005