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Mobilisation à i-Télé : un exemple à suivre ?

par Acrimed,

Quand les salariés des médias se mobilisent contre les actionnaires et les chefferies.

Une grève qui vient de loin

Le jeudi 20 octobre 2016, les salariés d’i-Télé, réunis en assemblée générale, reconduisaient leur mouvement de grève entamé quatre jours plus tôt. Si l’arrivée de Jean-Marc Morandini à l’antenne est l’un des éléments déclencheurs de cette mobilisation, la plate-forme revendicative des salariés est beaucoup plus large :

Les salariés […] demandent à la direction :
- À une semaine du lancement de C News [1], qu’elle présente enfin le projet éditorial et stratégique de la chaîne, mais aussi de la News Factory [2].
- Une clarification de la chaîne de commandement et la nomination d’un directeur de la rédaction garantissant l’indépendance de la rédaction vis-à-vis de la direction du groupe Canal et de l’actionnaire, tel que l’exige la convention qui lie la chaîne au CSA.
- De rédiger une charte déontologique en lien avec le comité d’éthique.
- De donner à la rédaction les moyens de traiter correctement l’actualité et de faire face à la concurrence.
- De reporter la venue à l’antenne de Jean-Marc Morandini afin que la chaîne fasse preuve de neutralité par rapport à sa mise en examen.
- D’instaurer un dialogue avec les représentants du personnel, la SDJ [3] et l’ensemble de la rédaction.

Une série de revendications exprimant de très compréhensibles préoccupations chez les salariés d’i-Télé, qui refusent d’être soumis aux volontés et décisions arbitraires des actionnaires, Vincent Bolloré en tête, et de la direction de la chaîne. Les salariés demandent notamment des moyens pour pouvoir exercer leur métier dans de bonnes conditions, ainsi qu’une véritable indépendance rédactionnelle et la fin d’une gestion brutale, au coup par coup et sans projet clair.

Le mouvement en cours à i-Télé n’est pas un mouvement isolé, et fait écho à d’autres situations de conflit dans divers médias. Le 17 octobre, les salariés de L’Obs votaient ainsi une motion de défiance [4] contre la « stratégie éditoriale et économique » de la direction de l’hebdomadaire. Cette motion de défiance faisait suite à une première du genre, votée en mai [5], suite au brutal licenciement d’Aude Lancelin et alors qu’un plan social était en préparation. On citera également la motion de défiance votée en avril dernier contre Michel Field [6], directeur de l’information de France télévisions, ainsi que la mobilisation consécutive à la décision du même Michel Field, en septembre, de reporter la diffusion d’un reportage d’ « Envoyé spécial » consacré à l’affaire Bygmalion, sur laquelle il avait finalement dû revenir. Chacun se souvient, en outre, du conflit à Libération en 2014, lors de sa « reprise en main » par Patrick Drahi.


Solidarité…

La mobilisation des salariés d’i-Télé est ainsi révélatrice des tensions de plus en plus fortes qui secouent les grands médias, entre, d’une part, les salariés, qu’ils soient ou non journalistes et, d’autre part, les actionnaires et les chefferies éditoriales. Gestion autoritaire, politiques de « réduction des coûts », interventions de plus en plus fréquentes des actionnaires dans les orientations éditoriales, dans un contexte de recompositions et de concentrations accélérées [7]… Autant de phénomènes qu’Acrimed n’a eu de cesse de dénoncer, le cas échéant aux côtés des syndicats de journalistes, au cours des dernières années, dans le souci de ne pas dissocier critique des contenus et analyse des conditions de production de l’information, et en soutenant les journalistes et les salariés des médias lorsque ceux-ci étaient confrontés à leur hiérarchie et/ou à leurs actionnaires.

Le mouvement en cours à i-Télé, même s’il est en dernière analyse l’expression d’une crise, est une bonne nouvelle : il signifie en effet que les salariés de la chaîne ont décidé de ne pas se laisser faire et de le dire. Acrimed ne peut que s’en réjouir, de même que nous nous félicitons de la mobilisation qui s’organise en soutien à la grève en cours. Nous apportons ainsi toute notre solidarité aux salariés mobilisés, et ce quelles que soient les réserves et les critiques que nous n’avons cessé d’adresser et que nous continuerons d’adresser à l’orientation éditoriale de la chaîne d’information et à nombre de ses pratiques journalistiques.

Pour le dire de façon imagée – et avec le sourire : si dans l’affaire, Vincent Bolloré en venait à perdre sa chemise, nous soutiendrions les journalistes d’i-Télé avec la même vigueur que celle qu’ils ont employée à ne pas soutenir les syndicalistes d’Air France !


… critique

Cette solidarité avec les salariés ne saurait se confondre avec une défense inconditionnelle d’i-Télé. Les orientations et les pratiques que nous avons critiquées par le passé n’ont pas pour seuls responsables les propriétaires et dirigeants de la chaîne. Les journalistes, même s’ils sont soumis à des pressions et s’ils travaillent dans des conditions souvent déplorables, sont loin d’être exempts de tout reproche, et les frontières entre concession, compromis et compromission sont poreuses, sur i-Télé comme ailleurs.

Difficile en effet de ne pas se souvenir du traitement médiatique de la récente mobilisation contre la « Loi travail » et de l’entreprise de délégitimation du mouvement dont nous avons été témoins, et à laquelle i-Télé a largement participé. On se rappellera ainsi, par exemple, de l’interrogatoire de Caroline de Haas, l’une des initiatrices de la pétition « Loi travail, non merci », par Olivier Galzi, journaliste d’i-Télé, que nous avions analysé à l’époque, et qui n’avait pas suscité, à notre connaissance, de remous particuliers au sein de la chaîne [8].

Notre solidarité avec les salariés d’i-Télé n’exclut donc nullement la critique. Elle ne peut en outre se confondre avec celle des éditocrates qui, à l’instar de Ruth Elkrief faisant soudainement preuve d’empathie pour des salariés mobilisés, mais aussi de Patrick Cohen, de Léa Salamé ou de Laurent Joffrin [9], compagnons de route légendaires des mouvements sociaux, osent se poser aujourd’hui en pourfendeurs de l’actionnariat et des hiérarchies en adoptant une posture où l’hypocrisie et le corporatisme le disputent à l’opportunisme.


***


La mobilisation en cours à i-Télé n’est pas une mobilisation isolée ; gageons qu’elle servira de catalyseur à d’autres mobilisations dans le petit monde des grands médias, qu’ils soient publics ou privés. La situation à i-Télé est en effet révélatrice d’une dégradation des conditions de travail des salariés des médias, et d’une emprise de plus en plus forte, et de plus en plus brutale, des actionnaires et des chefferies éditoriales sur les orientations et les contenus, au mépris de la qualité de l’information – un mépris que les médiavores ont rarement affiché avec autant d’ostentation.

Espérons dès lors que cette mobilisation et le soutien qu’elle reçoit de la part d’autres rédactions participent d’une prise de conscience de la nécessité de se saisir de ces questions – et que les mouvements revendicatifs d’autres catégories de salariés soient, à l’avenir, traités avec moins de suspicion et de condescendance. Le combat pour une information de qualité en sortirait renforcé.


Acrimed

 
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Notes

[1Futur nom d’i-Télé.

[2La « News Factory » rassemblerait toutes les entités rédactionnelles de Vivendi et du groupe Bolloré : Canal +, C8, i-Télé (C News), Dailymotion et Direct Matin.

[3Société des journalistes.

[485,21% en faveur de la motion, avec 73,66% de participation.

[5La question posée était alors « Avez-vous encore confiance dans la stratégie de Matthieu Croissandeau [directeur de la rédaction de L’Obs] ? ».

[6À 65%.

[8On aurait également pu évoquer la participation de Michael Darmon, journaliste politique à i-Télé, à l’interrogatoire de Philippe Martinez, aux côtés de Jean-Pierre Elkabbach et Françoise Fressoz.

[9Voir par exemple : « À iTélé, “la colère, la méfiance et la peur” des salariés » sur Télérama.fr.

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