Accueil > Critiques > (...) > 2004-2006 : De Londres à Athènes

Elle court, elle court la rumeur

par Elisabeth Moineau, Henri Maler,

Tout commence dans Charlie Hebdo n°641 du 29 septembre 2004.
Un article, annoncé en « Une » et signé Fiammetta Venner est subtilement titré « Forum social européen : Ben Laden décline l’invitation ».
Il commence ainsi : « A l’automne dernier, le FSE de Saint-Denis avait accueilli Tariq Ramadan. On espérait que c’était un simple faux pas. Raté. C’était un galop d’essai. Une rumeur circule, alarmante : Youssef al-Qaradhawi le théologien qui approuve les attentats kamikazes et veut en finir avec les juifs serait invité au FSE prévu du 15 au 17 octobre à Londres ! [...] »
Que va devenir cette rumeur « alarmante » ?

Pour le savoir, il suffit de lire l’article : par une étrange alchimie la « rumeur » se transforme en « information »... puisque, avec une assurance digne du pire journalisme, Fiammetta Venner poursuit : « La question n’est donc plus de savoir si oui ou non, Youssef al-Quaradhawi se rendra bientôt au FSE, mais plutôt à quelle table ronde il participera. »

Cette mutation du vil plomb de la rumeur en or étincelant de la désinformation a été relevée par Thomas Lemahieu, dans un article paru dans L’Humanité du 12 octobre 2004 (lien périmé - novembre 2013). Nous le reproduisons ici intégralement [1].

« Intox
Quand Charlie colporte une “rumeur” »

« “ Forum social européen : Ben Laden décline l’invitation.” L’assimilation de l’altermondialisme au terrorisme constitue un des sports favoris de Bush et de Berlusconi depuis le 11 septembre. Et voilà que Charlie Hebdo, l’hebdo « contestataire », colle au train de ces deux amis du peuple en gesticulant, pour que ça se voie mieux. Dans son édition du 29 septembre, faisant état, selon ses propres termes - ce qui ne manque pas de sel quand on prétend faire de l’information -, d’une « rumeur alarmante » qui « circule », Charlie Hebdo affirme que Youssef Al Qaradhawi, l’un des dignitaires religieux les plus influents de l’islam sunnite, guide spirituel des Frères musulmans, auteur de déclarations antisémites et homophobes et figurant parmi les initiateurs du réseau international « prohidjab », « serait invité » au Forum social européen de Londres. En conclusion de son article, la journaliste avance : « La question n’est donc plus de savoir si, oui ou non, Youssef Al Qaradhawi se rendra bien au FSE, mais plutôt à quelle table ronde il participera... » Ah bon ? Le 12 juillet dernier, à l’occasion d’un raout « pro-voile » contre la loi française interdisant les signes religieux à l’école, Ken Livingstone, maire de Londres qui vient d’être réintégré dans le Parti travailliste (Labour), a pris la liberté de l’inviter au FSE, mais Charlie Hebdo se garde de donner cette précision. Car ce n’est pas Ken Livingstone qui établit le programme du FSE (personne n’a demandé des comptes au maire de Paris l’année dernière), mais les syndicats, associations, ONG rassemblés dans les assemblées européennes de préparation du forum et Youssef Al Qaradhawi ne figure à aucun endroit, même dans ses recoins, du programme du FSE ! À l’instar de Fox News, Charlie ment par omission. Bientôt un partenariat ? C’est une « rumeur alarmante » qui « circule ». » T. L.


« Youssef Al Qaradhawi ne figure à aucun endroit, même dans ses recoins, du programme du FSE !
 » Qu’importe ! Entre temps, la « rumeur » s’est déjà propagée.

Claude Askolovitch trouve la rumeur « excellente »

En effet, loin de se tarir, la rumeur réapparaît sur France culture dans l’émission d’Elisabeth Lévy, Le premier pouvoir (France Culture, 2 octobre 2004, 8h10). Au cours de cette émission où l’on bavarde entre soi de l’indépendance de la presse (voir : « De “grands” journalistes papotent sur France Culture » »), Philippe Val a pour partenaire Claude Askolovitch qui ne rate pas cette occasion de faire l’éloge de « l’article excellent de Fiammetta Venner  » qui « fait une enquête excellente sur comment les islamistes pénètrent le Forum Social Européen ».

Etrange « enquête » qui commence par accréditer une rumeur que Fiammettta Venner prétend étayer en affirmant que « la simple consultation du pré-programme affiché par le site du Forum social européen confirme nos craintes. ». Quelles craintes ? Par exemple, l’intitulé de certains débats comme « Le hidjab : un droit de choisir pour les femmes  », ou « Hidjab et islamophobie : qu’avons-nous à dire ».

Mais qui oserait nier que sur ces sujets et sur ces intitulés, il y a - c’est le moins qu’on puisse dire - matière à débats ? A moins de considérer que ces débats - qui n’occupent qu’une faible part du programme - doivent être proscrits ? Et que l’on puisse en juger avant qu’ils ne se soient tenus ? Il ne reste alors plus qu’à conclure « l’enquête excellente », comme le fait Fiammetta Venner, sur cette fine interrogation préventive : « Au train où vont les choses, on imagine déjà l’interrogation au cœur du prochain FSE : “le mouvement laïque : ennemi ou ennemi” ? ».

On devine déjà ce qu’est une « enquête » pour Claude Askolovitch

Charlie Hebdo publie un « erratum »

Deux semaines plus tard, l’espoir renaît, l’espace d’un instant, lorsque Charlie Hebdo confesse tout de même qu’une « erreur s’est glissée dans l’article sur le FSE », et publie un bref rectificatif. Malheureusement, ce n’est pas exactement celui que l’on était en droit d’attendre :

« ERRATUM
Une erreur s’est glissée dans l’article sur le FSE (
Charlie 641). Ce n’est pas la revue Nouvelles Questions féministes, toujours féministe et toujours bonne à lire, qui est « désormais célèbre pour ses appels à construire un “féminisme avec l’islam” en compagnie des réseaux islamistes ramadiens d’Une école pour tous », mais Christine Delphy, sa fondatrice. Une position qu’elle tient parfois au nom de NQF, mais qui n’engage pas la revue. » (Charlie Hebdo n°643, 13 octobre 2004, p.2).

Ainsi ce qui était « désormais célèbre » (et donc avéré et certifié) était faux. Mais l’autre « information », qui n’était qu’une « rumeur », n’est pas démentie : c’est donc une désinformation « désormais célèbre ». A la probité de « l’enquête », s’ajoute donc celle du « rectificatif ». Et ce n’est pas fini...

A la « rumeur » qu’il a propagé en guise d’information, Charlie Hebdo en a, en effet, ajouté une autre pour consolider la première : Christine Delphy « complote » avec des « réseaux islamistes ramadiens ». C’est vrai : le mot « complot » n’est pas employé. Mais la satire d’un journal satirique qui pourfend les « théories du complot » surtout quand elles sont imaginaires est un genre recommandé !

Une rumeur-alibi ?

Inutile de se demander, en général, à quoi servent les médias quand, intentionnellement ou pas, ils fabulent quand il suffit d’observer quelle fonction peut remplir une rumeur quand elle est entretenue.

C’est ce que fait Pierre Marcelle dans Libération, le 15 octobre 2004 sous le titre « Gollnisch, en toute impunité ».

Evoquant les propos de Bruno Gollnish sur les camps de concentration [2], il s’interroge sur « la relative indigence des réactions » :

« A moins que la conscience publique, se demande le chroniqueur, soit à ce point absorbée ailleurs que les obscénités de M. Gollnisch ne sauraient faire partie de ses priorités ; tant il est vrai qu’en matière de racisme et d’antisémitisme, tous ces bougnoules plus ou moins terroristes que sont les Arabes, les musulmans, les Turcs et les jeunes filles enchiffonnées nous occupent à plein temps... SOS Racisme, entre autres, refuse ainsi de manifester, le 7 novembre, avec qui qualifie de raciste la loi sur le voile, parce que cette qualification constitue “un dévoiement du discours antiraciste”. Et ainsi, la “rumeur” récurrente de la présence, au Forum social européen de Londres, d’un leader des Frères musulmans amène-t-elle SOS Racisme à jeter le bébé altermondialiste avec l’eau du bain intégriste ».

Une rumeur-alibi, par conséquent. Mais pas seulement...

Une nouvelle « fausse affaire »

Cet événement médiatique d’apparence microscopique rappelle une autre tentative de prendre l’objet de ses répulsions pour la réalité, au mépris de tout travail d’information véritable.

C’est ce que rappelle opportunément Pierre Marcelle quand il revient sur la « “rumeur” faisant état de la présence au FSE du fondamentaliste Youssef al Qaradawi » dans Libération du 20 octobre 2004. Sous le titre « Une “rumeur” », Pierre Marcelle rappelle :

« Cette “rumeur”, nous l’avions vue surgir le 29 septembre dans Charlie hebdo, avant de la retrouver trois jours plus tard sur France Culture, dans le Premier Pouvoir, qu’anime Elisabeth Lévy ». Et de constater sobrement  : « Le Forum londonien s’est clos, l’intégriste sulfureux n’y parut pas. ».

Avant de poursuivre : « On rétorquera que d’autres que lui ont vendu au forum une insupportable propagande intégriste ¬ ce qui, eu égard à la nature et aux ambitions d’un FSE, est vraisemblable. Craignons cependant que ces discours dispensent les auteurs de la “rumeur” de regretter de l’avoir répandue, tandis que d’aucuns prétendront que l’alerte sonnée a fait fuir le loup fondamentaliste... Où l’on voit que, surgi après “l’affaire du RER D”, le dogme selon lequel “ce qui n’a pas eu lieu aurait pu avoir lieu”, absolvant par avance, au nom du “bien” de sa fin, les mensonges de ses moyens, a devant lui un bel avenir. »

Ce que Pierre Marcelle ne pouvait pas savoir, c’est que pour certains journalistes, ce qui n’a pas eu lieu... à quand même eu lieu. A la « rumeur » près.

« Peu importe » selon Le Nouvel Observateur

Ainsi, Claude Askolovitch qui trouvait « excellente » l’« enquête » [sic] de Fiammetta Venner dans Charlie Hebdo s’est offert (ou a offert à ses lecteurs ?) un compte-rendu du Forum Social Européen dont le souci d’informer pleinement éclate dans le titre : « Les gauchistes d’Allah » (Le Nouvel Observateur du 21 octobre 2004).

Notre « journaliste de gauche » (comme il aime se désigner lui-même) l’affirme : « Ce forum, troisième du nom, a confirmé les inquiétudes qu’il inspirait ». Quelles inquiétudes ? Et de qui ? Evidemment, il s’agit fort peu des inquiétudes sur l’avenir même du mouvement social contre la mondialisation libérale et/ou du mouvement contre la guerre... ou même sur les problèmes que soulèvent les débats (animés et conflictuels...) avec des courants religieux en tant que tels.

Laissant de coté la rumeur, comme le soutien qu’il a apporté à sa diffusion, Askolovitch retient seulement que ce « week-end de véhémence et de confusions  » aurait « marqué [...] le rapprochement entre les gauches radicales et une petite frange d’islamistes. Au nom de la lutte contre l’impérialisme, cet ennemi commun  ». Fustigeant « les trotskistes du Socialist Workers Party, véritables organisateurs et inspirateurs du sommet londonien » qui auraient comme « stratégie », une « alliance délibérée avec des mouvements islamiques  ». Plus aucune précaution n’est nécessaire : la distinction, même purement oratoire, entre Islam et islamisme est remisée. Il ne reste plus que cette prophétie : « l’alliance trotsko-islamiste, elle n’est que la réalisation concrète, jusqu’à l’absurde, d’une vraie tentation du mouvement alter. »

Où l’on voit que l’ivresse des commentaires se substitue à la sobriété des informations. Titubant, Le Nouvel Observateur se borne à transformer une « rumeur » en « tentation » attribuée à la totalité de mouvement altermondialiste. Du journalisme, ça ?

Elisabeth Moineau et Henri Maler

P.S. 5 novembre 2004. Pour savoir comment Charlie Hebdo a fini par répondre, lire « Charlie Hebdo court après les rumeurs qu’il répand »


 
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Notes

[1Avec l’autorisation préalable de son auteur

[2« Il n’y a plus un historien sérieux qui adhère intégralement aux conclusions du procès de Nuremberg. Je ne remets pas en cause l’existence des camps de concentration mais, sur le nombre de morts, les historiens pourraient en discuter. Quant à l’existence des chambres à gaz, il appartient aux historiens de se déterminer. » (Libération, 13.10.2004)

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