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Suicides à France Télécom selon RTL : « Syndicats, circulez, y a rien à voir »

par Grégory Salle,

Chaque soir, de 19h15 à 20h, Christophe Hondelatte (parfois remplacé par l’un de ses acolytes) s’entoure d’une brochette de « polémistes » pour « refaire le monde » sur RTL [1]. Pour préciser la mesure de cette ambition dont l’intitulé fait déjà froid dans le dos, le site de la radio annonce le « concept » de l’émission : « une grande liberté de parole et de ton, une pointe d’impertinence, et beaucoup de pertinence ! ».

Le 8 septembre dernier, Jean-Luc Mano, Alain-Gérard Slama, Anne-Sophie Mercier et Ivan Rioufol se partageaient le micro. L’émission se clôt sur le nombre aberrant de suicides chez les salariés de France Télécom dans la période récente. Certes, il n’y a sans doute pas matière à s’étonner que le traitement de cette question sur RTL soit médiocre, voire franchement indigne. Mais on n’en attendait pas tant, c’est-à-dire si peu : non seulement la question est traitée hâtivement dans les toutes dernières minutes, mais elle fait l’objet de commentaires édifiants. Avec une idée fixe et commune : exonérer l’organisation du travail comme facteur causal, pour mieux individualiser et psychologiser le problème, à l’encontre d’un siècle d’héritage sociologique.

Christophe Hondelatte lance ainsi le débat :

« Je voudrais - il nous reste vraiment que quelques minutes – qu’on parle des suicides chez France Télécom : il y a eu 22 suicides depuis janvier 2008, dont 6 suicides depuis mi-juillet sur l’ensemble des personnels France Télécom. Avec un débat qui a quand même fait douter certains syndicats : est-ce qu’on peut faire un usage revendicatif de ces suicides, est-ce que ces suicides ont des explications liées aux conditions de travail, est-ce qu’on peut s’emparer syndicalement, politiquement d’ un suicide pour en faire un combat syndical ? Voilà, je vous pose la question, je vous laisse absolument libres d’intervenir dans l’ordre que vous voulez. »

On peut difficilement imaginer une entrée en matière plus biaisée. Elle soulève non pas une question, mais une série de questions distinctes, que leur succession amalgame au bénéfice d’une mise en accusation du mouvement syndical à peine voilée, bien que déguisée en interrogation. Non seulement Christophe Hondelatte se garde bien de mentionner le nom de ces syndicats qui « doutent », mais en plus, grâce à un glissement subreptice du pluriel au singulier, la dernière question ne parle plus que d’un suicide, effaçant du même coup ce qui fonde la légitimité de l’intervention syndicale : la fréquence inquiétante de leur nombre. Pour « refaire le monde », on se garde donc de poser directement la vraie question qui mérite d’être posée : quelles sont ces conditions de travail qui contribuent à pousser les agents de France Télécom au suicide ? Et pour contourner cette question, il suffit de renvoyer à un échange d’opinions, comme si les connaissances sur les dégâts sociaux de la souffrance au travail étaient inexistantes. En réalité, celles-ci sont documentées, si bien que la charge de la preuve incombe à ceux qui prétendent que tous ces suicides ne sont pas liés aux conditions de travail. Comment croire qu’ils ne sont rien d’autre qu’un soubresaut statistique résultant de l’addition de hasards individuels ? On demande à voir la démonstration… et ce n’est pas ici qu’on l’obtient, loin s’en faut.

Mais, pour éviter le reproche de la critique facile, efforçons-nous d’être indulgent, d’invoquer une certaine maladresse de formulation, d’admettre qu’il y a peut-être, dans le fond de la question posée par l’animateur, un enjeu éthique et politique réel, dont il serait possible de faire un usage pertinent ou en tout cas contrôlé. Difficile à savoir tant la suite ne fait pas dans la nuance.

Requiem pour Durkheim ? L’héritage sociologique enterré vivant en direct sur RTL.

Acte I : l’évidence (Jean-Luc Mano)

«  La réponse à votre question est relativement, enfin, directe : non évidemment . Dès l’instant où on considère que le suicide c’est un acte intime – et c’est sans doute l’un des plus intimes, peut-être même le plus intime qu’on puisse accomplir – son interprétation est forcément extrêmement compliquée. La plupart des psychologues, des psychanalystes s’accordent à reconnaître que souvent il y a un faisceau multiple de raisons, et qu’il n’y a pas qu’un déterminant, et donc : ce n’est pas un argument de tract, ça ne peut pas être un argument de tract. »

« Non, évidemment » : un chroniqueur de l’envergure de Jean-Luc Mano (qui dans une vie antérieure a commencé sa carrière à L’Humanité…) ne se soucie pas de se donner le temps de la réflexion. La question paraît même inutile puisque la réponse est là, toute prête, « évidente » ; c’est d’ailleurs « la » réponse, non « une » opinion. Si l’interprétation des suicides est, selon lui, « forcément extrêmement compliquée », manière noble de noyer le poisson, on constate que sa réponse, elle, ne s’embarrasse guère de cette exigence de complexité. De la dimension intime incontestable de chaque suicide à l’omission de toute dimension sociale, il y a de nombreux pas que Jean-Luc Mano franchit d’un seul coup. Et, plus grossièrement encore, il conclut à l’omission de la dimension sociale de leur accumulation. Mêlant fausse évidence et argument d’autorité, il récuse ce qu’il désigne comme « un argument de tract », formule qui cache mal un mépris de principe pour l’action syndicale.

L’argument d’autorité – quand Jean-Luc Mano fait parler, à la manière d’un ventriloque, « la plupart » des psychologues et des psychanalystes – est totalement sélectif. Excluant toute une partie des professionnels, les médecins et les sociologues du travail par exemple, il place déjà le débat sur un terrain psychologique, et non sociologique. Et puis, qui convoque-t-il exactement, en faisant croire à un consensus des experts du psychisme ? On aimerait bien en savoir un peu plus sur ces sources qui l’autorisent à congédier absolument le rôle de l’organisation du travail.

En tout cas, il ne s’agit pas de Christophe Dejours, spécialiste reconnu de la souffrance au travail. Car l’auteur de Travail, usure mentale raccorde lui explicitement les suicides aux transformations de l’organisation du travail, lesquelles sont étroitement liées à la privatisation de l’entreprise. En août 2009, il faisait déjà part de sa colère vis-à-vis du déni de cette dimension, rappelant à cette occasion que les suicides au travail ne sont pas un phénomène éternel, mais ont une histoire :

« Je suis en colère, car cet événement souligne une dégradation du "vivre ensemble" chez France Télécom qui, depuis sa privatisation, pratique une réorganisation d’une grande brutalité, d’après les enquêtes dont j’ai eu connaissance. Je suis effondré, car cela montre que le travail que nous avons essayé de faire, depuis les premiers suicides au travail, il y a une douzaine d’années, pour favoriser la prise de conscience de la souffrance au travail, est sans effet. (…) Il y a trente ou quarante ans, le harcèlement, les injustices existaient, mais il n’y avait pas de suicides au travail. Leur apparition est liée à la déstructuration des solidarités entre les salariés. Celles-ci ont été broyées par l’évaluation individuelle des performances, qui crée de la concurrence entre les gens, de la haine même. Cette évaluation doit être remise en question, et je connais des entreprises qui le font. Il faut se réinterroger sur ce qu’est le travail collectif, la coopération. Cette dernière passe par l’instauration de règles de métier, qui organisent le "vivre ensemble". [2] »

Le pauvre Jean-Luc Mano n’a vraiment pas de chance : non seulement nombre de travaux récents démentent l’évidence de sa prise de position, mais il ignore que c’est notamment en prenant pour objet le suicide que la sociologie (particulièrement la sociologie française), a jeté ses fondements. Émile Durkheim (1858-1917) dans Le suicide, paru en 1897, avait déjà démontré que les causes du suicide sont à chercher au-delà de la complexion individuelle, du tempérament personnel, des difficultés existentielles privées et surmonté la représentation atomiste et psychologisante du suicide comme phénomène purement « intime » [3]

Plus d’un siècle plus tard, l’information n’est pas parvenue à Jean-Luc Mano qui ne sait rien sans doute, des travaux qui ont discuté, corrigé et parfois invalidé sous certains aspects l’œuvre pionnière de Durkheim, mais sans retour en arrière [4]

Acte II : la science (Alain-Gérard Slama)

Après cette première sentence définitive et indiscutable, il convenait d’élever le débat. Par chance, c’est au tour d’Alain-Gérard Slama, l’intellectuel patenté de la bande (après l’histoire des idées politiques, il enseigne désormais à Sciences Po les rapports entre le droit et la littérature), de prendre la parole. Et fidèle à ce statut, il entreprend d’élever le niveau, tâche au demeurant fort peu périlleuse, en parlant sociologie. C’est en tout cas ce qu’il fait croire pendant quelques secondes, avant d’entamer une curieuse spirale, qui s’achèvera en chute libre. La « démonstration » s’opère en trois temps, comme à l’Ecole Normale Supérieure, dont il est issu.

- Premier temps : invoquer la science.

« Alors là, je me référerai à un livre, pardon, qui était la thèse de Jean Baechler sur le suicide… [Mano : « ça peut arriver, hein, de citer un livre, c’est pas… »] … Oh oui mais c’est un vieux livre là, ça nous renvoie, ça va encore nous nous renvoyer aux calendes grecques ça [Mano : « … déjà… numérisé par Google » ; on entend Hondelatte rire à ce formidable trait d’esprit]. Mais ce livre est intéressant parce qu’il reposait sur des données statistiques. Et quelles étaient les statistiques sur lesquelles il s’appuyait ? Elles montraient que le suicide est le plus souvent une démarche stratégique. Autrement dit le suicidé a besoin à travers son geste d’envoyer un message contre : contre sa belle-mère, contre l’entreprise qui l’emploie, contre etc., de faire payer aux autres en quelque sorte, par le sacrifice de soi, les souffrances qu’il a endurées. ».

Admirons la manœuvre. D’abord, Alain-Gérard Slama réussit la performance de citer le travail sociologique le moins éclatant sur la question, mais qui a le « mérite » d’être l’œuvre d’un intellectuel notoirement classé à droite. Ce choix a donc un sens politique clair : valider par une caution scientifique (l’usage magique de la référence statistique, comme si les illustres prédécesseurs de Baechler ignoraient la quantification) une conception réductrice du suicide, comme action stratégique d’un individu uniquement mû par le libre-arbitre afin d’émettre d’un message. Nouvelle manière, aux apparences savantes, de rabattre le sens du phénomène sur l’individu. Et, par là même, d’exonérer toute influence des conditions sociales et, en particulier, des conditions de travail. Donc, par extension, de maintenir l’honorabilité de l’ordre établi.

On est loin de Durkheim, dont les positions politiques furent pourtant modérées, lorsqu’il expliquait que « l’altération du tempérament moral » révélée par le suicide « atteste une altération profonde de notre structure sociale », ajoutant que pour « guérir l’une, il est donc nécessaire de réformer l’autre » [5]. Réformer la structure sociale, à commencer par l’organisation du travail ? Mais vous n’y pensez pas…

- Deuxième temps : revenir au point de départ. Le suicide ayant selon Alain-Gérard Slama une visée stratégique, celle-ci est élevée au rang de cause, au point que les conditions de travail ne sont plus qu’une cible éventuelle. Une cible qui, d’ailleurs, est peut-être visée à mauvais escient par les suicidés-stratèges, comme semble le suggérer A-G. Slama lorsqu’il écarte une partie essentielle de l’enjeu comme étant une « autre affaire » :

« Alors, en faire état au nom du respect dû à l’acte du suicidé, c’est un peu ambivalent. Parce que peut-être que l’intention du suicidé était justement qu’on en parle de son suicide, et qu’on règle des comptes avec ceux qu’il pointe du doigt. La question est de savoir évidemment si ceux qu’il pointe du doigt le méritent, ça c’est une autre affaire. »

Nous voilà donc bien avancés. Mais on n’a encore rien vu.

En effet, après un envol pénible et un vol plané incertain, la spirale argumentative d’Alain-Gérard Slama amorce une chute brutale et finit par s’écraser au sol avec fracas. Car voici comment – accrochez-vous bien – l’agrégé de lettres achève, sans transition aucune, sa prise de parole :

« Et quand dans l’entreprise en question vous avez 22 suicides, c’est quand même beaucoup en un an, il y a quand même quelque chose qui ne tourne pas rond, et je trouve que France Telecom de toute façon pousse un petit peu trop ses tarifs . ».

Cette désinvolture cynique et indécente ne sera pas la dernière sortie du savant homme…

Acte III : la réflexion (Anne-Sophie Mercier)

On pouvait s’attendre à ce que, en tant que journaliste à Charlie Hebdo, Anne-Sophie Mercier réintroduise un peu de conscience sociale dans ce débat, ou un peu de consistance explicative, en rappelant par exemple les liens entre les formes extrêmes d’expression de la souffrance au travail et ses formes moins dramatiques (stress, consommation de tranquillisants, absentéisme, etc.). Voyons.

« Moi je ne pense pas qu’on puisse en faire un, moi non plus je vois pas comment on peut en faire un combat syndical, c’est trop complexe, trop intime, trop délicat. En revanche, il peut y avoir une réflexion sur des méthodes de management qui peuvent être particulièrement atroces de la part de petits chefaillons, qui mettent les gens en insécurité, soi-disant pour accroître les performances, pour les faire bosser, pour les faire se remettre en question, tous ces petits chefaillons qui [verbe inaudible] l’essentiel du management, et qui trouvent là-dedans des justifications à leurs actes, ils n’ont pas le sentiment de sadiser, et pourtant ils sadisent profondément. Peut-être qu’il y aurait une réflexion à avoir dans les écoles de commerce. ».

Anne-Sophie Mercier s’indigne elle aussi… de l’intervention du mouvement syndical et reprend à son compte l’argument central de nos « polémistes » : un nombre exceptionnellement élevé de suicides se produit sur une courte période dans la même entreprise, et il est illégitime que les syndicats, organisations de défense des intérêts des salariés, s’emparent de la question ! Pourquoi ? Parce que l’explication de ces suicides est décrétée commodément impossible, pour cause d’intimité et de complexité.

Anne-Sophie Mercier est également indignée par le comportement des « petits chefaillons ». Fort bien. Mais c’est encore une façon d’individualiser le problème en concentrant l’attention sur des individus déviants et minoritaires, sans mettre en cause les logiques économiques et sociales dont ils sont les agents.

Néanmoins, ne boudons pas notre plaisir, et apprécions tout de même la conclusion en forme de gag involontaire : confier aux lieux de production de l’idéologie managériale – dont le document divulgué par Bakchich.info le 15 septembre constitue un échantillon suffisamment éloquent [6]. – la tâche de « réfléchir » aux maux qu’elle engendre… Comment ne pas rester admiratif devant une telle prouesse : congédier le mouvement syndical, invité à se taire sur les suicides (et les conditions de travail qui les favorisent ?) et confier la réflexion sur le management aux écoles de commerce [7] !

Les auditeurs qui ont réussi à tenir jusqu’ici sont récompensés : la démystification aura lieu.

Acte IV : la clairvoyance (Ivan Rioufol)

Le clairvoyant Ivan Rioufol, dernier à intervenir, sait en effet nous dessiller et désigner les bonnes cibles. Il commence par disqualifier l’expression des revendications syndicales en l’assimilant à une séance de spiritisme : il affirme fièrement qu’on « ne fait pas parler les morts ». Et il a bien compris, lui, le but réel des manœuvres indignes des syndicats :

« Oui, eh bien on ne fait pas parler les morts, et donc cette récupération syndicale est d’autant plus choquante qu’on voit bien quel est le gros fil rouge qui est tressé là-dessus, c’est de dire que depuis qu’il y a la privatisation de France Télécom, il y a eu des cadences, des stress, et des choses comme ça (sic), qui ont fait en sorte que les employés sont, se sentent malheureux [Mercier : « ça peut arriver, ça peut arriver »]. Il est de dire que la privatisation rend malheureux. »

Comme on peut le constater, Ivan Rioufol n’a, lui, recours à aucun « gros fil rouge » pour congédier les syndicats et défendre contre vents et marées la privatisation en suggérant qu’elle n’a rien à voir là-dedans. Il a, hélas, à peine le temps de dérouler sa « pensée » (on pouvait escompter quelque avis tranché sur l’indolence coupable des fonctionnaires)…

Alain-Gérard Slama en effet lui vole le mot de la fin : « C’est surtout un moyen de pénaliser le fameux harcèlement moral dont on abuse beaucoup »… De même que France Télécom « pousse un peu trop sur les tarifs » ?

La dénonciation de ces « abus » ne suffit pas pour que celui qui, parmi les nombreuses positions qu’il occupe, est membre de la commission nationale consultative des droits de l’homme, soit élu par les auditeurs, selon la coutume de l’émission, « langue de vipère » du jour, titre qui vient récompenser le plus polémique des polémistes. Ce soir là, l’heureux élu est Jean-Luc Mano. Il gagne une tribune le lendemain.

***

Nos quatre commentateurs de l’émission refont donc le monde dans le même sens : en le faisant tourner sur lui-même pour préserver le statu quo. Ce mouvement giratoire sur place fait sans doute partie du « concept » de l’émission, bien pensé pour éviter de désorienter l’auditeur.

Certes, cette émission ne résume pas le traitement médiatique des suicides à France Télécom, comme on a pu s’en rendre compte ces deux dernières semaines [8]. Il ne s’agit après tout que de quatre éditorialistes en roue libre, qui profitent de positions privilégiées dont bénéficient bien peu de journalistes, à commencer par ceux qui voudraient enquêter sur les effets sociaux nocifs des transformations de l’organisation du travail dans l’industrie et les services.

Mais en trois minutes, en ajustant leur débit sur le temps dont ils disposent, quatre éléphants médiatiques, cornaqués par un bateleur, ont enterré une nouvelle fois les suicidés de France Télécom, et avec eux, le mouvement syndical et tous ceux pour lesquels la souffrance au travail est devenu insupportable.

Ecoutez, c’est un grand moment de radio :

http://www.acrimed.org/IMG/mp3/Hondelatte_suicides_FT_080909_2.mp3


Format mp3 - Durée : 3’ 29" - Téléchargeable ici

Grégory Salle (Merci à Paul pour le signalement)

 
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Notes

[1Nous avions déjà évoqué cette émission en 2005 : lire « Sur RTL, "On refait le monde" contre les grèves ».

[2Entretien de Christophe Dejours dans Le Monde : « Le suicide au travail est le plus souvent lié à une transformation de l’organisation », Le Monde, 14 août 2009. L’entretien est lisible en intégralité sur le blog du psychiatre et psychanalyste Christian Colbeaux « Colblog ».

[3En effet, explique Durkheim, « La cause productrice du phénomène échappe nécessairement à qui n’observe que des individus ; car elle est en dehors des individus. Pour la découvrir, il faut s’élever au-dessus des suicides particuliers et apercevoir ce qui fait leur unité. (…) En effet, si, au lieu de n’y voir que des événements particuliers, isolés les uns des autres et qui demandent à être examinés chacun à part, on considère l’ensemble des suicides commis dans une société donnée pendant une unité de temps donnée, on constate que le total ainsi obtenu n’est pas une simple somme unités indépendantes, un tout de collection, mais qu’il constitue par lui-même un fait nouveau et sui generis, qui a son unité et son individualité, sa nature propre par conséquent, et que, de plus, cette nature est éminemment sociale. » »(E. Durkheim, Le suicide, PUF, 1930 [1897], p. 366-367 et p. 8). Une nature « éminemment sociale » qu’il sait résumer avec force : « Chaque société a donc, à chaque moment de son histoire, une aptitude définie pour le suicide », autrement dit « Chaque société est prédisposée à fournir un contingent déterminé de morts volontaires » (Ibid., p. 10 et 14.). Il se trouve que le terme « société » inclut, au même titre que la religion, la famille ou la patrie, les groupes professionnels et corporations, entendus comme « association de tous les travailleurs du même ordre » ; on dirait aujourd’hui : l’entreprise. Durkheim y voyait en effet un milieu social propice, à condition d’être organisé judicieusement, à générer une « puissance morale », faite notamment de solidarité, apte à réduire les tendances suicidogènes.

[4Héritier de Durkheim, Maurice Halbwachs (1877-1945) est ainsi l’auteur d’un autre ouvrage fondateur, Les causes du suicide (1930), qui en révise certaines thèses, en reconsidérant notamment les rapports entre niveaux individuel et collectif. Mais tout sépare de telles lectures critiques de l’ignorance totale et décomplexée qui a cours ici.

[5Ibid., p. 446. Durkheim faisait ainsi du suicide un témoin fiable, une pierre de touche de la cohésion sociale : « Ce que prouve ce nombre exceptionnellement élevé de morts volontaires, c’est l’état de perturbation profonde dont souffrent les sociétés civilisées et il en atteste la gravité. On peut même dire qu’il en donne la mesure » (Ibid., p. 450.

[7Pour d’autres aperçus de la « pensée » d’Anne-Sophie Mercier, se reporter aux articles qui la mentionnent.

[8Par exemple, après le 23ème suicide, qui eut lieu trois jours après l’émission de RTL, on a pu ainsi entendre, par exemple, le rédacteur en chef de la revue Santé & Travail François Desriaux, le 14 septembre sur France Inter (au journal de 9h du « Sept/Dix »), parler d’un « dévoiement » de la médecine du travail. Critiquant les mesures prises, alors que le phénomène était si préoccupant que le ministre du Travail Xavier Darcos se voyait contraint de convoquer le PDG de l’entreprise, il rappelait en effet que les médecins du travail ne sont pas au service de l’entreprise, mais de la santé publique et des salariés, quand on leur sommait de participer à l’ « adaptation de l’homme au travail » au lieu de l’inverse. Il ne se montrait pas étonné du phénomène étant donné le bouleversement des systèmes instaurés de coopération au travail.

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