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Révoltes de 2005 : dix ans après, un traitement médiatique tristement ordinaire

par Benjamin Lagues, Emma Hugauld,

La commémoration des dix ans du décès de Zyed Benna et Bouna Traoré, morts électrocutés en tentant de fuir des policiers, et des révoltes qui s’ensuivirent dans certains quartiers populaires, a été l’objet d’une couverture médiatique d’une certaine ampleur, notamment dans la presse d’informations générales. À la lecture de nombre d’articles consacrés à ces événements, dont beaucoup prétendent raconter « ce qui a changé en 10 ans dans les banlieues », le moins qu’on puisse dire, c’est que le traitement médiatique des quartiers populaires, lui, n’a pas changé ! Petit échantillon des procédés éditoriaux et des stéréotypes journalistiques, au mieux maladroits, au pire malveillants, qui structurent le traitement médiatique des « banlieues » et de leurs habitants.

S’il ne fallait retenir qu’un seul article dans la production éditoriale consacrée à la commémoration des « émeutes » de novembre 2005, ce serait un papier de L’Opinion qui offre un condensé édifiant des représentations médiatiques dominantes de « la banlieue ». Dans l’introduction, le portrait que l’auteur dresse des cités populaires se réduit à la liste des maux qui s’abattraient sur elles – malgré les « milliards d’euros » publics qu’elles recevraient : «  Chômage, ségrégation urbaine, insécurité, montée de l’islamisme, échec scolaire ... Malgré les milliards d’euros des politiques de la ville, les cités ont subi plus que le reste du pays les effets de la crise, au point d’exacerber un repli communautaire .  » Une vision apocalyptique que développent ensuite les différentes parties de l’article : « Religion : la radicalisation » ; « Emploi : les zones sensibles, fabriques à chômeurs » ; « Abstention : la déconnexion électorale » ; « Front national : à la conquête des cités » ; « Sécurité : un sentiment d’insécurité intact ». Tremblez, lecteurs de L’Opinion, les « classes dangereuses » sont de retour…

Le Point aussi s’évertue à donner corps à la menace, et, sur la base d’un sondage – après tout, qui sait mieux que « les Français » comment se porte « la banlieue » –, annonce dans un article publié le 25 octobre : « Banlieues : sept Français sur dix les jugent “dangereuses” ». Un résultat attendu au vu de l’impartialité des questions posées « aux Français », comme ce petit exercice qui invite les sondés à juger si « les adjectifs “pauvre” » (79 %), “mal entretenues” (79 %), “communautarisées” (78 %), “dangereuses” (71 %) s’appliquent plutôt bien aux banlieues », la question portant sur «  la méfiance à l’égard des habitants des banlieues »… ou encore celle-ci, aussi floue qu’étrange : « La plupart du temps, les jeunes qui habitent dans les cités se comportent plus mal que les autres jeunes  » ou « pas plus mal que les autres jeunes  ». Un choix à sens unique donc : que les « jeunes de cités » puissent se comporter « mieux » que les « autres » ne vient à l’esprit ni du sondeur, ni du journaliste ! Une accumulation de questions orientées et dépréciatives, qui ratifient le péril et la suspicion qu’elles prétendent « sonder »…

En matière d’enquête d’opinion, le JDD se distingue également, en sondant… ses lecteurs en ligne – sans garantie méthodologique d’aucune sorte, par conséquent. La question posée, imprégnée de la même fantasmagorie sécuritaire que les articles précédents, porte naturellement sur l’une des questions primordiales concernant les quartiers populaires :



Pour ce qui est du résultat à cette « question du jour », outre qu’il est insignifiant, tant « l’échantillon » de 157 « votants » (sic) est ridiculement faible, il n’est guère surprenant, au vu des efforts déployés par les rédacteurs pour suggérer aux participants la « bonne » réponse. Avec des commentaires de cet acabit, d’abord : « La banlieue a-t-elle vraiment changé ? […] Les habitants vivent dans une extrême pauvreté. Certains se tournent alors vers la délinquance et les trafics en tous genres, provoquant des actes d’une extrême violence . Le week-end dernier, trois jeunes garçons ont été tués par balle à Marseille , sur fond de trafic de drogue, selon les premiers éléments de l’enquête.  »

Ou encore avec ce genre de photographie, qui ouvre l’article :



Un choix iconographique qui en dit long sur la manière dont les journalistes du JDD appréhendent le sujet, et que l’on retrouve systématiquement dans la presse (toutes les photographies qui suivent illustrent des articles sur « l’anniversaire » des révoltes de 2005).

L’Obs :



20 Minutes :



Une variante, plus fréquente encore, montre, non plus des pompiers sur fond de voitures en flammes, mais des policiers.

L’Opinion :



RMC / BFM TV :



La Croix :



Slate.fr

Le Figaro :



Mais les clichés montrent aussi, plus rarement, des habitants des quartiers populaires concernés, tout en conservant toujours le même parti-pris : montrer – en l’occurrence dans Le Parisien – des images spectaculaires de « violences urbaines », avec des véhicules en flammes, et au lieu de (rassurants) policiers en faction, une (inquiétante) foule de « jeunes » encapuchés et visiblement prêts à en découdre :



Des images des émeutes pour illustrer l’anniversaire des émeutes, dira-t-on. Soit. Mais outre qu’on pourrait rêver d’illustrations qui ne soient pas seulement des « clichés » – bien faits, en l’occurrence, pour attraper l’œil et le clic –, cette homogénéité visuelle, reproduisant les mauvais traitements passés, naît de l’habituelle focalisation médiatique sur les « violences urbaines » – déclinées en délinquance et plus généralement en « insécurité » –, éludant généreusement toute réflexion sur leurs causes et leurs significations socioéconomiques. Des représentations journalistiques qui sont en grande partie dues à la méconnaissance des « banlieues » par la plupart des journalistes des grandes rédactions [1], qui ne vont pas ou peu sur place et privilégient les sources policières , par ailleurs plus accessibles, notamment à travers le service communication de la préfecture de police – ce qui permet de gagner un temps précieux…

Le Parisien, à l’affût de tout incident qui émaillerait les commémorations des événements de 2005, a fourni le 28 octobre dernier une belle illustration de cette symbiose presse/police avec un article évoquant en titre un « Regain de tension au Val-Fourré ». Un article qui repose manifestement, pour l’essentiel, sur des sources policières et « officielles », et qui s’intéresse à la tranquillité et à l’ordre publics, ainsi qu’à leur maintien, avant tout.

Après quelques échauffourées ayant opposé des « jeunes » et la police, le point de vue policier est abondamment relayé : « Nous sommes en vigilance accrue, des renforts ont été demandés », « tout est prétexte à la violence », tandis que le journaliste déploie des trésors d’inventivité pour analyser une situation complexe : « Difficile de comprendre leurs motivations » ; « On a “fêté” cette semaine les dix ans des émeutes en pleines vacances scolaires, une période qui encourage les veillées tardives chez les plus jeunes surtout si la météo est douce  ». Un article dont la première phrase est involontairement très révélatrice : « La situation au Val-Fourré est à nouveau au centre des attentions policières. »

« Au centre des attentions policières » : et donc digne d’un peu d’attention médiatique. Aujourd’hui, comme il y a dix ans.


Emma Hugauld et Benjamin Lagues

 
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Notes

[1Voir sur ce point, le témoignage accablant de Serge Michel, journaliste suisse, fondateur du Bondy blog, paru dans L’Obs et les travaux de Jérôme Berthaut, sur le traitement des banlieues dans les JT.

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