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« Polémique de Villepin » : la fabrique médiatique de « l’antisémitisme d’ambiance »

par Mathias Reymond,

Depuis deux mois, toute dénonciation de la guerre menée par Israël à Gaza expose son auteur à l’accusation d’antisémitisme, ainsi que La France Insoumise, et particulièrement Jean-Luc Mélenchon en ont fait les frais. Dominique de Villepin, qui est sans doute le seul responsable ou ex-responsable gouvernemental français à critiquer la stratégie israélienne de guerre totale, s’est à son tour retrouvé sur le banc des accusés pour avoir critiqué les médias et les industries culturelles. Retour sur un procès – en partie – truqué.

On commence à connaître l’histoire. Invité à réagir sur le plateau de « Quotidien » sur TMC (23/11) à un reportage sur les difficultés que rencontreraient aux États-Unis des artistes exprimant leur solidarité envers les Palestiniens et demandant un cessez-le-feu à Gaza, Dominique de Villepin émet une critique somme toute banale – mais rare venant de son camp politique – de l’industrie culturelle et médiatique :

Les artistes ne doivent pas se soumettre à la dictature de la pensée commune. On voit en filigrane dans votre reportage à quel point la domination financière sur les médias et sur le monde de l’art, de la musique, pèse lourd, parce qu’ils ne peuvent pas dire ce qu’ils pensent tout simplement parce que les contrats s’arrêtent immédiatement. On voit bien que la règle financière qui s’est imposée aujourd’hui aux États-Unis dans la vie culturelle pèse lourd. Malheureusement, nous le voyons aussi en France. Le prix est extrêmement cher pour les quelques artistes qui, eux, de bonne foi expriment un engagement qui est celui de leur vie, de leur famille, de leur histoire et qui sont obligés de se renier en public.


Fake news


Cette sortie ne suscite aucune réaction sur le plateau, et pour cause : le reportage montrait justement des artistes (peu connus) ou des agents d’acteurs confrontés à cette forme de maccarthysme moderne. La « domination financière » exercée par Hollywood à laquelle fait référence Dominique de Villepin renvoie aux contraintes économiques qui s’exercent dans le secteur, rien de plus. Ajoutons que les mécanismes de production de l’information en temps de guerre sont bien connus et documentés : les principaux canaux d’information, les grandes rédactions et les journalistes vedettes ont alors inexorablement tendance à s’aligner sur les positions de leur gouvernement et à se faire caisse de résonance du pouvoir – et la guerre au Proche-Orient n’échappe pas à cette règle, comme celles en Ukraine, en Libye, en Irak, ou au Kosovo. De ce point de vue, la « domination financière » sur les médias ne concerne pas plus Israël qu’un autre pays. Dominique de Villepin, même si son raisonnement paraît un peu court, n’a pas dit le contraire.

Mais peu importe : la machine est lancée. D’abord diffusé par quelques comptes sur X ayant des dizaines de milliers d’abonnés (le 24 novembre), l’extrait est tronqué – et sans le reportage précédent, puis est reposté par Jacques Attali le 25 novembre avec ce commentaire : « L’antisémitisme, si longtemps masqué, se déchaîne, en croyant intimider… » Vu 1,3 million de fois, le tweet de l’ancien conseiller de François Mitterrand est notamment rediffusé par Charles Enderlin – que l’on a connu plus clairvoyant – avec ce mot : « Villepin déraille ». Claude Weill s’amuse à son tour sur X : « À qui peut bien penser Villepin quand il dénonce cette puissance financière occulte qui tient Hollywood, le monde de l’art et des médias, et les empêche de dire ce qu’ils pensent sur le conflit du Proche-Orient ? Qui ??? Les bretons ? Les auvergnats ? »

Alors que la controverse semble prendre sur X, les chaînes de commentaires en continu se frottent les mains. BFM-TV tient sa « polémique » du lendemain, le 26 donc. Dans une émission déjà critiquée par Arrêt sur images (28/11), où le président du CRIF Yonathan Arfi fut invité à réagir à ces propos, le présentateur Ronald Guintrange prend bien le soin de baliser le terrain avec la complicité de toute l’équipe de la chaîne présente ce jour-là : tout d’abord, en titrant « "Domination" juive : De Villepin fait polémique », la chaîne accole le mot « juive » aux mots de l’ancien Premier ministre ; ensuite, en inventant des paroles qu’il n’a pas tenues : « Il parle des États-Unis et il dit, il dénonce la domination de la finance juive sur les sociétés occidentales. » La fake news de BFM-TV est ensuite la base d’une interview à sens unique. Depuis, la chaîne a publié un communiqué sur son site, dont le contenu laisse songeur : « À l’occasion de l’émission 120 minutes du dimanche 26 novembre 2023, une formulation inexacte et malheureuse a été utilisée concernant des propos de Dominique de Villepin tenus dans la semaine. BFMTV présente ses excuses à ses téléspectateurs. La vigilance de chaque instant est le gage de la confiance entre la chaine et son public. »


Calomnie


Le même jour, Manuel Bompard est questionné sur CNews-Europe 1 à ce sujet par Sonia Mabrouk : « De qui parle-t-il [de Villepin] selon vous ? » ; « Quel rapport avec le conflit israélo-palestinien ? » etc. Même procédé sur BFM-TV, où Benjamin Duhamel aborde le sujet avec Éric Ciotti et relève des propos « pour le moins tendancieux ». Le lendemain sur France Info, c’est au tour de François Hollande d’être interviewé par la journaliste Salhia Brakhlia, qui lui demande comment il « interprète » les mots de Dominique de Villepin. Pas comme il faut semble-t-il, puisque la journaliste revient à la charge : « Mais est-ce que vous, vous remettez en cause la domination financière, comme le dit Dominique de Villepin ? » Et d’insister, enfin : « Je vous pose cette question parce que cette phrase de Dominique de Villepin a été taxée d’antisémitisme, en disant "la domination financière", sous-entendu les Juifs qui tiennent ces sociétés de production ou ces grands médias, derrière, font pression. »

La circulation circulaire de la calomnie est en marche. Sur Sud Radio, Philippe David dans les « Vraies Voix » – une variante fade des « Grandes Gueules » de RMC – pose la question : « Qui exerce cette fonction aux USA ? Les Indiens du Dakota, les Amish de Pennsylvanie, les Mormons de l’Utah ? Et en France c’est qui ? Les Bretons, les Basques, les Corses ou les Landais ? » Et il va même y répondre : « On imagine bien qui il visait » – sans le dire – avant d’ajouter que « l’antisémitisme est assumé et rentré dans les mœurs » (27/11). Pour Raphaël Enthoven sur X, l’affaire est entendue : « Manuel Bompard et Dominique de Villepin sont-ils antisémites ? Peut-être. On s’en fout. Ce qu’il faut dire, c’est qu’ils font régner un antisémitisme d’ambiance. Ils ravissent les antisémites en partageant leurs diagnostics. » (27/11)


Cancel culture


Dans les jours qui suivent, les éditocrates se passent le mot. Dans Le Point (29/11), c’est Ruth Elkrief qui assure que l’ex-ministre des Affaires étrangères « a dérapé », fantasmant dans ses propos « un refrain bien connu au sous-texte simple à déchiffrer ». Pour la chroniqueuse multicarte, cela ne fait pas de doute : Dominique de Villepin « a semblé rejoindre les insinuations malsaines d’un Jean-Luc Mélenchon. » Bigre ! Dans un article de Libération (28/11), Jonathan Bouchet-Petersen tente maladroitement et en toute confusion de ménager la chèvre et le chou : « Qu’il ait tenu il y a quelques jours des propos fort maladroits, dont l’extrait tronqué qui a le plus tourné véhicule un développement qui semble avoir des relents antisémites, c’est indiscutable. Mais de là à faire de l’ancien Premier ministre de Jacques Chirac un antisémite […] c’est aller vite en besogne et faire preuve de malhonnêteté intellectuelle. » Avant de lui intimer de « clarifier [ses positions géopolitiques] une bonne fois pour toutes. » On peut trouver meilleur avocat – et meilleur journaliste, d’ailleurs ! Libération, plus de deux semaines plus tard (15/12), remettra le couvert en évoquant des « mots troubles […] reprenant – sans prononcer le mot juif – les vieilles antiennes antisémites ».

Enfin, pour Maurice Szafran dans Challenges (28/11), « il est fort difficile de ne pas décrypter [la] sortie [de Dominique de Villepin] faite de sous-entendus comme une dénonciation de "l’influence juive", du "lobby pro-israélien" qui interdirait toute critique d’Israël ou même de la politique du gouvernement de Jérusalem, en particulier dans les milieux de la culture et du spectacle ». Dans son éditorial, il va même jusqu’à tordre la réalité pour démonter l’argumentaire de l’ancien Premier ministre : « Il suffit pourtant de quelques clics pour que chacun – y compris Dominique de Villepin – soit en mesure de constater que de nombreux artistes, de nombreuses stars, à Hollywood et ailleurs, ont aussi exprimé leur solidarité avec les civils palestiniens pris dans la tourmente de cette guerre. Par exemple Joaquin Phoenix qui joue Napoléon dans le nouveau film de Ridley Scott, Cate Blanchett ou encore Kristen Stewart. Bien d’autres ont suivi leur exemple. » Et d’ajouter : « Ces acteurs, ces chanteurs, ces artistes ne seront pas "sanctionnés", aucune puissance, occulte ou pas, n’est d’ailleurs en mesure de le faire. »

En effet… Toutefois, rappelons que de Villepin réagissait à un document de « Quotidien » montrant les conséquences pour des artistes moins connus. Et pour conclure – et clore le débat – soulignons qu’il existe une pétition signée par plus de 1 600 artistes dénonçant le fait que « de nombreuses institutions culturelles des pays occidentaux répriment, réduisent au silence et stigmatisent systématiquement les voix et les perspectives palestiniennes. Cela implique de cibler et de menacer les moyens de subsistance des artistes et des travailleurs artistiques qui expriment leur solidarité avec les Palestiniens, ainsi que d’annuler des spectacles, des projections, des conférences, des expositions et des lancements de livres. » Cette pétition – que les habituels dénonciateurs de la « cancel culture » n’ont pas dû signer – répertorie également des événements censurés et des pressions subies par des artistes... N’en déplaise à Maurice Szafran.


Mathias Reymond

 
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