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Mieux informer sur l’écologie : volontarisme et inerties journalistiques

par Maxime Friot,

« Face à l’urgence absolue de la situation, nous, journalistes, devons modifier notre façon de travailler pour intégrer pleinement [l’] enjeu [climatique] dans le traitement de l’information » : il y a maintenant un an, le 14 septembre 2022, une « charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique » était signée par de nombreux médias, collectifs, syndicats, journalistes, écoles de journalisme. Entretien-bilan avec Loup Espargilière, rédacteur en chef de Vert, le média à l’origine de cette initiative.

Acrimed : Est-ce que vous pouvez revenir sur le processus qui a abouti à cette charte ? Quels étaient vos objectifs ?

Loup Espargilière : En février 2022, à Vert, on a eu l’idée de faire un manifeste pour une nouvelle écologie médiatique. Après le mouvement des Gilets jaunes, le but était de réconcilier les lecteurs avec les journalistes, autour d’une meilleure information sur l’écologie, avec l’idée que le social et l’écologie sont des sujets intimement liés. On a proposé à nos lecteurs de voter sur dix propositions, et on a fait travailler des scientifiques et des membres de collectifs citoyens sur le texte pour aboutir sur un manifeste qui comptait déjà à l’époque une douzaine de points. Ensuite, avec notre collègue Anne-Sophie Novel, on est allés voir nos confrères et consœurs de plein de médias, des petits et des gros, et on a monté un collectif informel d’une trentaine de personnes pour bosser sur ce manifeste. Collectivement, on s’est convaincus que c’était plus intéressant et plus durable de faire un texte plus dur, comme une charte, qui soit à l’usage de la profession et qu’on puisse afficher dans les salles de rédaction, dans les écoles de journalisme… Au printemps 2022, on a travaillé tous ensemble avec nos camarades de Reporterre, de France Info et de France Télévisions plus largement, avec des journalistes indépendants et des journalistes de La Relève et la Peste, Socialter, Blast, RFI – on avait un collectif relativement éclectique. L’idée était de faire un texte qui puisse faire office de boussole, pour aiguiller nos confrères et consœurs, mais aussi nous-mêmes, pour essayer d’améliorer le traitement de tous les sujets à l’aune de l’urgence écologique. Transversalité, pédagogie, informer sur les réponses à la crise, se former, etc. : la charte compte, au final, 13 points.



Quel impact a eu cette charte au moment de sa publication ? Savez-vous si elle a donné lieu à des discussions dans les rédactions ?

On a sorti la charte juste après un été 2022 cataclysmique, marqué par des canicules, sècheresses et incendies, un moment où beaucoup de journalistes ont pris en pleine face une réalité qu’ils maîtrisaient souvent mal… Un moment aussi où ils se sont confrontés, parfois, à leur légèreté sur certains sujets, dans leur traitement de l’actualité au regard de la crise climatique. Au même moment, Radio France a fait son « tournant environnemental ». Tout ça a créé un temps fort médiatique, une grande conversation dans le monde des médias – on a eu des échos de quasiment toutes les rédactions, que ce soit presse écrite, télé ou radio. Toutes les rédactions ont discuté de ce sujet-là : qu’est-ce qu’on fait de bien ou de pas bien ? Qu’est-ce qu’on pourrait faire de mieux ? Est-ce qu’on signe la charte ? Ça a donc au moins eu l’intérêt immédiat de provoquer, sinon une prise de conscience, en tout cas un grand questionnement dans le métier, ce qui n’est pas anodin. Au moment de la charte, 80 médias – dont Mediapart, 20 Minutes, RFI, France 24, des petits médias –, des boîtes de production, des écoles de journalisme ont signé la charte. Un an après, on est à 1 800 journalistes signataires à titre individuel et 200 médias/boîtes de production/écoles de journalisme. Toutes les écoles de journalisme reconnues par la profession ont signé la charte.


Un an plus tard, quel bilan tirez-vous ?

Un bilan contrasté : d’un côté la charte a pu valider et encourager des pratiques, il y a eu des changements. Mais pas partout : manque d’effectifs, modèle économique incompatible, direction éditoriale réticente, autant de facteurs qui ont parfois empêché tout changement significatif. Mais c’est un objet qui reste dans les salles de rédaction et les écoles de journalisme. Je pense aussi que ça a eu un impact assez fort sur les jeunes journalistes. Ce n’est pas uniquement du fait de la charte, mais aujourd’hui c’est un sujet beaucoup mieux pris en compte dans les écoles de journalisme. J’ai l’impression qu’il est communément admis, dorénavant, que ça doit faire partie de la formation initiale des journalistes. De ce point de vue, la charte est un très bon support de formation.


Les signataires de la charte en ont-ils respecté les différents points ?

On n’a pas eu d’écho particulièrement scandaleux, à part concernant L’ADN : la direction avait voulu faire du business avec TotalEnergies (Arrêt sur images avait fait un article à ce sujet). Évidemment ça avait provoqué un tollé en interne, déjà parce que c’était en soi assez scandaleux de vouloir assurer la comm’ de Total, en marge de l’activité journalistique avec une équipe qui devait être dédiée à ça, et a fortiori quand on a signé une charte dans laquelle on s’oppose aux financements issus des activités les plus polluantes ! La direction a rétropédalé…


Quel regard portez-vous sur ceux qui n’ont pas signé, notamment la plupart des médias dominants ? Certains, comme TF1 ou France Télévisions, ont élaboré leur propre charte, faut-il y voir une réelle prise de conscience (suivie d’actes) ou s’agit-il plutôt de greenwashing ?

Il y a beaucoup de rédactions qui n’ont pas signé, évidemment, on s’en doutait un peu. Des grands médias ont sorti des chartes qui mélangent des engagements RSE [1] (par exemple un meilleur tri des déchets) avec des engagements éditoriaux, on a eu un peu tout et n’importe quoi. Il y a aussi eu des médias relativement ambitieux qui ne pouvaient pas signer la charte parce qu’il y avait un ou deux points, notamment concernant l’économie des médias, qui ne leur allaient pas du tout. Le Monde a élaboré sa propre charte, Ouest-France aussi. D’autres ont suivi. Aujourd’hui, tous les médias sentent qu’ils sont au moins obligés de faire semblant. Est-ce que c’est une victoire ? Je ne sais pas. Mais je veux croire que, même dans les grandes machines comme France Télévisions ou d’autres, ces textes-là ne sont pas anodins. Au moins est-il maintenant communément admis, dans le métier, qu’il faut en faire plus, qu’il faut s’améliorer sur ces sujets.

Un point qui est fondamental, c’est celui de la formation. Les journalistes, en général, ne sont pas assez formés sur ces enjeux. Résultat : les journalistes qui ne sont pas spécialistes de l’écologie, mais qui sont sur le sport, la culture ou la politique, fonctionnent en silo et il leur manque donc des clés de décryptage. C’est pour ça qu’on voit encore des interviews politiques, où dès que ça dérive sur des questions environnementales, des journalistes qui sont mal formés et comprennent mal les sujets posent des questions qui ne sont pas bonnes et ne vont pas assez loin. Ceci étant, on a vu des grands plans de formation dans beaucoup de médias. Comme pour les chartes, il y en a qui vont assez loin, qui font des formations de plusieurs jours, avec un suivi où on rentre vraiment dans le cœur de la pratique professionnelle (les titres, les angles, le vocabulaire…). Par exemple, RFI et France 24, qui ont signé la charte, ont mis en place des plans de formation assez ambitieux. D’autres vont faire le service minimum, avec des formations d’un jour. Malheureusement dans ces cas-là on dépasse rarement le stade de la simple sensibilisation.


La publication de la charte et le travail qui a été mené auparavant ont-ils donné lieu, depuis un an, à des suites, à d’autres initiatives ?

Certains collectifs citoyens, comme Quota Climat ou Plus de climat dans les médias, vont se servir de la charte pour faire de l’interpellation sur les réseaux sociaux. La charte a aussi eu le mérite de fixer un certain standard, un peu comme la charte de Prenons la Une sur les violences sexistes et sexuelles. Elle sert aussi, comme je le disais, d’outil de formation. Sur les initiatives, le collectif à l’origine de la charte va organiser en janvier 2024 une journée d’ateliers pour les professionnels, suivie d’une soirée ouverte au public.


Le constat que vous tiriez l’an passé vous paraît-il toujours d’actualité ?

Clairement. Mais c’est un combat permanent : tant qu’il y aura des médias et une crise climatique, il faudra qu’on s’améliore sur ces sujets. Est-ce qu’on en a plus parlé ? Est-ce qu’on a en a mieux parlé ? Est-ce que les médias font plus souvent le lien avec le changement climatique quand il s’agit d’événements météo extrêmes ? Ce qui est certain, c’est qu’on voit plusieurs médias qui se sont encore améliorés sur ces sujets, comme Le Monde ou Libération.


Quelles sont vos perspectives pour poursuivre ce combat ?

On continue de s’engager dans le collectif, on continue de réfléchir à notre pratique professionnelle tous les jours, on continue de se coaliser avec des médias qui font du bon travail. J’ai l’impression qu’on est plutôt sur la bonne pente d’un point de vue journalistique. Mais c’est sûr qu’on a un boulot colossal, et à une époque où les pires climato-sceptiques se réveillent, on a encore un énorme chantier qui nous attend. On a du pain sur la planche.


Propos recueillis par Maxime Friot

 
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Notes

[1Responsabilité sociétale des entreprises.

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