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Libération, mode d’emploi (2) : une dérive managériale et une déroute commerciale

par Mathias Reymond,

Dans un article paru en avril dernier, nous insistions sur les atermoiements et l’incohérence de la politique éditoriale du quotidien dirigé par Nicolas Demorand. Un contorsionnisme éditorial que nous relevions encore récemment. Le quotidien Libération semble en effet aller très mal. Alors que la diffusion chute, que les formules numériques ne prennent pas, et que les salariés s’agacent des choix de la direction, les actionnaires viennent de renouveler leur confiance à Nicolas Demorand.

La situation du quotidien est telle que les salariés ont voté une motion pour demander le départ du PDG et du DG (à 187 sur 290 inscrits). À la suite de cette « motion de départ », c’est un représentant des actionnaires, François Moulias, (et non pas Nicolas Demorand, écarté des discussions) qui a pour mission de mettre en place le plan de rigueur avec comme objectif de réaliser un plan d’économie de quatre millions d’euros, et notamment de réduire les salaires de 10 % [1].

La période de crise que connaît actuellement le quotidien est une illustration particulière d’un phénomène bien plus global. Mais pas seulement.


Un constat accablant pour la presse

Le nombre de quotidiens nationaux d’information générale est passé de 28 en 1946 à 8 aujourd’hui. Le nombre de quotidiens régionaux est passé de 175 en 1946 à 56 aujourd’hui. Ajoutons qu’il existe désormais 14 journaux dits « gratuits » en régions. Ce constat chiffré se double d’une autre donnée bien réelle : le chiffre d’affaire des quotidiens – nationaux ou régionaux – diminue. Et, de fait, les recettes totales – en euros constants – baissent continuellement depuis 2000. Et Libération, bien plus que les autres, n’échappe pas à cette chute vertigineuse.

Plusieurs explications peuvent permettre d’éclairer la situation.

- 1. D’abord, la stagnation puis la baisse des ventes. La diffusion payée quotidienne de Libération est passée de 169 011 exemplaires en 2000 à 104 568 en juin 2013 (soit une chute d’environ 39 % en 13 années). Les ventes du journal viennent de passer sous la barre des 100 000 en septembre.

- 2. L’arrivée en force de nouveaux entrants sur le marché de l’information : Internet et ses « pure players » d’information (Rue89, Atlantico, Mediapart...), les quotidiens financés par la publicité (Direct Matin, 20 Minutes, Métro...) ; et le développement de nouveaux outils qui permettent, entre autres, de diffuser de l’information : Twitter, Facebook, etc.

- 3. La baisse des recettes publicitaires qui touche fortement les quotidiens. La part du chiffre d’affaire liée à la publicité (commerciale ou annonces judiciaires et légales) dans les quotidiens nationaux était de 406 millions d’euros en 2006, et elle n’est plus « que » de 243 millions en 2012. Les annonceurs se sont reportés vers de nouveaux secteurs (Internet) et ont modifié leurs méthodes de marketing, engageant ainsi un cercle vicieux : le prix de l’encart dans la presse est en chute libre ; donc moins d’euros pour les quotidiens ; donc diminution de la qualité ; donc baisse des ventes ; et donc (bis repetita) chute des recettes publicitaires. Se pose donc, ici, le problème de ce marché à deux versants [2] où les annonceurs subventionnent l’information...

- 4. À ces éléments, s’ajoutent aussi la transformation des modes de consommation avec l’essor du numérique, la primeur donnée à l’instant et la baisse de la place du papier dans les loisirs culturels.

- 5. Enfin, le scepticisme à l’égard des médias traditionnels car peu diversifiés, et accumulant bourdes, erreurs ou mensonges explicites, couronne le tout.


Le marketing comme solution

Pour sortir de ce marasme, Libération – comme les autres quotidiens – a opté pour des stratégies que l’on enseigne aux étudiants des écoles de commerce et qui s’appliquent dès qu’il est question de vendre du parfum ou du cassoulet.

La première stratégie est celle de la hausse des prix. Libération augmente de 10 centimes chaque année (de 1,40 euro en 2011, il est passé à 1,60 euro en 2013, soit une augmentation de 14 % en deux ans... bien plus que l’inflation qui a pris 4 % sur la même période) et rien n’y fait : les ventes dégringolent...

La seconde stratégie est celle de la numérisation des articles afin de capter des nouvelles publicités (sur Internet) et des nouveaux publics (usagers de portables et de tablettes). Le site de Libération reste plutôt bien consulté : il est le 87e site français le plus visité selon le classement Alexa, mais il arrive (loin) derrière les sites des quotidiens concurrents : Le Monde (16e), Le Figaro (17e), Le Parisien (47e), 20 Minutes (50e) et Les Échos (75e) [3].

L’édition numérique du journal – adaptée notamment pour les tablettes – n’est pas un franc succès : elle plafonne à 10 600 exemplaires vendus par jour sur l’année 2013. À titre de comparaison, l’édition du Monde est en constante augmentation : en juin 2013, elle était achetée par 33 760 lecteurs et avait gagné 6 000 lecteurs au cours des six précédents mois. Même celle du Figaro – qui touche un public moins tourné vers le numérique – croît de manière régulière : de 7 760 exemplaires vendus en moyenne lors du mois de juillet 2012, le format numérique du quotidien de Serge Dassault était diffusé en 10 913 exemplaires en juin 2013...

Une troisième option, vouée à attirer les annonceurs, consiste à gonfler les diffusions. Pour ce faire, rien de plus simple : vendre le journal à 50 % de son tarif à des grandes entreprises qui vont le donner gracieusement à leurs clients. On appelle cela « les ventes payées par des tiers » : les compagnies aériennes et les grands hôtels étant les principaux clients des quotidiens. Près de 30 % de la diffusion de Libération se fait de cette façon (20 % pour Le Monde).

Enfin, une dernière stratégie très prisée par les journaux pour amasser des pelletées d’euros consiste à multiplier les ventes liées ou les suppléments. D’abord, les éditeurs de presse cherchent à vendre des « contenus » additionnels : un DVD ici, un livre là, un almanach en fin d’année, etc. Mais le comble se produit lorsque Libération propose un panier garni à ses lecteurs : « Tous les mois, la rédaction de Libération sélectionne 1 vin et 5 produits d’une région française à partir de 29,90 €/mois. Se faire plaisir ou offrir la LibéBox, c’est l’assurance de découvrir le meilleur de nos régions ! » [4] Tous les moyens sont bons pour séduire le chaland, et Libération compte sur la gourmandise de ses (potentiels) lecteurs pour vendre ce produit dérivé. Malin.

Dans le même esprit, il y a l’arnaque du samedi, appelée par les éditeurs de presse, « l’édition du week-end ». Le samedi, entre le café en terrasse et les courses au marché, les lecteurs de quotidien prennent plus le temps d’acheter « la presse » que les autres jours de la semaine. Les journaux le savent, les annonceurs aussi. On va donc vendre l’édition du week-end plus cher : le Libération du samedi est ainsi vendu à 2,50 euros (soit une augmentation de 64% par rapport à son prix de la veille) et 3,50 euros une fois par mois. Et pour justifier cette hausse colossale des prix, on ajoute un (ou plusieurs) supplément(s), qui permet(tent) de capter plus de pages de publicité. Une fois par mois, Libération joint un catalogue publicitaire (Next Mensuel) dans lequel se noient quelques articles sur les modes de vie des riches, les stars et la culture branchée.


Exit LVMH, vive Hermès !

La publicité est donc un obscur objet de désir pour cette presse en « crise » : on l’attend, on l’appelle, on la caresse, on la cajole. Mais, le lundi 10 septembre 2012, patratras, Libération fait sa « une » sur Bernard Arnault – qui avait menacé de quitter la France – en titrant « Casse-toi riche con ! ». Courageux. Dans la foulée, le patron de LVMH annonce que le quotidien ne pourra plus compter sur lui pour alimenter ses pages d’annonces. Libération venait de tuer sa poule aux œufs d’or. S’en est suivi un manque à gagner en terme de recettes publicitaires, qu’il a vite fallu combler.

Mais pas d’inquiétude, car Libération a toujours multiplié les preuves d’amour à l’égard des « créateurs » de luxe, eux-mêmes annonceurs de luxe (voir les suppléments hebdomadaires et mensuel Next). Exit LVMH donc, et vivent Chanel, Longchamp, Boss ou Hermès !

Hermès, justement. La dernière page du quotidien du week-end, ou du supplément mensuel Next, accueille régulièrement des publicités pour la marque de luxe (c’était le cas, fin novembre et début décembre 2013) et la quatrième de couverture est celle qui rapporte le plus au journal : de l’ordre de 64 000 euros pour le quotidien et de 48 000 euros pour Next. Coïncidence ou non, le 24 octobre 2013, Élisabeth Franck-Dumas apparaît dans l’ours du quotidien au titre de « rédactrice en chef adjointe » des pages cultures (alors qu’il y en a déjà un : Bayon). Épouse d’Axel Dumas, numéro un de Hermès, elle est arrivée au journal en janvier 2011 (dans le supplément Next justement) en tant que rédactrice et son ascension a été pour le moins rapide... Hasard ? Durant cette période, LVMH est entrée en force dans le capital de Hermès, au grand désarroi des familles Dumas, Puech et Guerrand, actionnaires historiques du groupe, et Libération a couvert cette affaire de manière plutôt favorable à Hermès (sous l’angle du gentil artisan familial menacé par le méchant financier globalisé).


La qualité ?

Toutes ces stratégies, aussi fumeuses soient-elles, n’y font rien : les recettes sont plombées et les ventes ne suivent pas... Paradoxalement, aucune remise en question des (dés)orientations éditoriales n’a semblé surgir dans les stratégies choisies. Il ne vient à l’idée de personne que si Libération ne se vend pas, c’est aussi pour des raisons qualitatives ?

Sans faire ici le procès d’un journal en sursis, rappelons les égarements qui ont pu troubler le lecteur et que la Société civile des personnels de Libération (SPCL) avait déjà signalés dans un communiqué de presse en avril 2012. En ces termes :


- Des Unes racoleuses qui tantôt défigurent Libération, tantôt vont à l’encontre des valeurs qui ont toujours été les siennes.
- De pseudos événements basés sur des interviews et non sur des reportages et enquêtes.
- Un traitement éditorial partisan en matière politique, qui semble inféoder le journal au PS .
- La mise à l’écart de continents entiers du journal, comme le social, l’environnement, l’immigration.
- Des embauches de cadres répondant à une logique discrétionnaire, sur fond de précarisation croissante des pigistes.
- Des divergences évidentes au sein de l’équipe de direction qui conduisent à la confusion tant rédactionnelle qu’organisationnelle.
- Des opérations publicitaires contestables lancées sans consultation de la SCPL en dépit des engagements pris par la direction.

Mais après cet appel, le quotidien n’a pas infléchi sa politique de « unes » racoleuses. Il est d’ailleurs amusant de voir que Libération « boxe » maintenant dans la même catégorie que 20 minutes, concernant par exemple le débat récent sur la prostitution (« Unes » du 27 novembre 2013) [5] :





Troublantes aussi, les fluctuations éditoriales des « unes » concernant François Hollande. Mensongère également, la « une » sur l’enquête en « zone interdite » à Fukushima. Glauque enfin, la « une » du 8 avril 2013 sur la fausse rumeur de compte en Suisse de Laurent Fabius. À ce sujet, la SCPL avait d’ailleurs publié un nouveau communiqué dénonçant « une faute déontologique grave » : « Notre travail de journaliste ne consiste pas à rendre publique une rumeur, mais à enquêter pour savoir si elle correspond à des faits. Ce travail élémentaire n’a pas été fait. »

Ces « unes » racoleuses, ratées ou inconséquentes, traduisent un échec : le journal ne sait plus où il va. Annoncé comme « la maison commune de la gauche » du temps de Laurent Joffrin, la direction de Libération est en réalité la maison commune du Parti socialiste et n’hésite pas à épier chacun des faits et gestes de « l’autre gauche », en l’occurrence Jean-Luc Mélenchon, pour mieux la dézinguer [6]. Aussi, avant « l’affaire du Sofitel », Dominique Strauss-Kahn avait fait part de ses intentions de se présenter à une partie de l’équipe du journal, comptant sur leur soutien complice [7]. Le quotidien s’est également enflammé pour les primaires socialistes, et cetera, et cetera.

En fait, la situation du quotidien est terriblement inconfortable : marqué à l’extrême-gauche à sa création, Libération a procédé à une lente mais certaine involution, dans laquelle toute velléité de critique sociale et toute trace de réflexion économique hétérodoxe ont disparu au profit des postures politiques branchées où le radicalisme de salon le dispute à l’avant-gardisme culturel - dans un registre qu’on pourrait éventuellement qualifier de libéral-libertaire. Cet « engrenage » éditorial s’est doublé d’un « engrenage » économique, comme le rappelle Pierre Rimbert : « de 1983 à 1996, 80 % du capital de Libération est passé des mains de l’équipe à celles d’actionnaires extérieurs. Les garde-fous négociés par les représentants des salariés ont sauté un à un » [8]. Être de gauche, aujourd’hui, n’est pas chose aisée pour un journal, surtout quand on appartient à un groupe financier et que l’on est nourri à la publicité... Et ce paradoxe apparaît d’autant plus lisible lorsqu’il est question d’Europe : chaque texte rédigé et signé en son nom sera salué avec enthousiasme. Même si le texte est conçu par des dirigeants de droite et accentue la pente droitière de l’Europe ? Même.

À titre d’exemple, nous étions revenus sur la façon dont le quotidien avait couvert la rédaction et la signature du pacte de stabilité que n’importe quel étudiant en première année d’économie aurait rangé sur l’étagère « Libéralisme économique (échevelé) » entre les textes de Milton Fridman et ceux (plagiés) de Alain Minc. Écrit par deux adversaires de la « gauche » (même de celle « tendance Libé »), en l’occurrence Angela Merkel et Nicolas Sarkozy, le texte est aussitôt célébré par le journal et par Nicolas Demorand : « L’accord arraché hier soir entre Paris et Berlin contient quelques bonnes nouvelles. […] Sont dérisoires, à ce stade, les querelles théologiques qui secouent le couple franco-allemand sur le rôle dévolu à la BCE [Banque centrale européenne] et aux formes de vertu à développer, à l’avenir, pour éviter que de nouvelles crises se déploient alors que personne n’a la moindre idée pour arrêter celle qui dévaste maintenant l’économie. » Il ne vient pas à l’esprit de « la maison commune de la gauche » qu’un accord négocié entre deux personnalités de « droite » et qui visent à annihiler toutes politiques de relance budgétaire est un accord de « droite » ? Apparemment non.


Le cas Demorand

Serge July, Laurent Joffrin, Nicolas Demorand… Il faut bien l’avouer, les salariés de Libération ne sont pas gâtés. Le premier a contribué à faire entrer la publicité dans le journal en arguant que Libération ne change pas mais que « c’est la publicité qui a changé ». Elle serait même un art : « On ne sait plus très bien où commence la culture et où finit la publicité » [9]. Le second a amplifié le doute et la crainte dans la rédaction en multipliant les coupes dans les textes des journalistes [10]. Enfin Nicolas Demorand a réussi à se mettre à dos une grande partie de la rédaction comme l’expriment les communiqués réguliers de la SPCL. S’il est encore soutenu par les actionnaires, ceux-ci commencent à grincer des dents dès qu’il est question de combler l’endettement du journal. D’ailleurs Édouard de Rothschild, ne cache plus son envie de se désengager [11].

Entre petites lâchetés et gros échecs [12], la carrière médiatique de Nicolas Demorand devrait être en grande partie compromise : parti de France Culture pour France Inter en arguant que sa famille était « le service public », il justifie son arrivée à Europe 1 en se disant « homme de radio ». C’est un échec. Et l’échec cuisant de son émission « C Politique » sur France 5 ne le fait pas dire – heureusement – qu’il était aussi un « homme de télévision ». Enfin, sa carrière à la tête d’un journal dont la plupart des salariés le conspuent semble présager qu’il n’est pas non plus un « homme de presse ». Alors où va-t-il atterrir ? En politique ? Aux Inrockuptibles ? Les paris sont lancés.


***


Taper aujourd’hui sur Nicolas Demorand revient à tirer au lance-roquette sur une ambulance en panne. Si Libération en est là, c’est le résultat de longues années de dérives successives. Espérons donc que lorsque les personnels de Libération votent à plus de 90 % (avec 76 % de participation) une motion de défiance d’une rare sévérité contre leur patron ce n’est pas sa personne et sa seule œuvre qu’ils visent, mais bien une orientation dont il est comptable, et dont il n’est certainement pas le seul responsable…

Celle qui contribue à la dépolitisation en jouant le jeu de la mise en scène politicienne ; celle qui, adepte de la « peopolisation » de la politique, multiplie les portraits ; celle qui s’intéresse essentiellement aux versants les plus élitistes de la vie culturelle (tendance Les Inrockuptibles) ; celle qui relègue l’international à une place de second rang ; etc.…

En définitive, si le quotidien n’est plus lu, ce n’est pas seulement à cause des publicités Hermès ou d’un éditorial mollasson de Sylvain Bourmeau, c’est aussi et surtout parce qu’il n’a pas de ligne claire. Et cela, seuls les journalistes peuvent le changer.


Mathias Reymond

 
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Notes

[1Paragraphe corrigé le 12 décembre 2013, grâce aux précisions fournies par un journaliste de Libération. Qu’il en soit remercié.

[2Voir P. Le Floch, et N. Sonnac, Économie de la presse à l’ère numérique, La Découverte, Paris, 2013.

[3Classement du 11 décembre 2013.

[4Voir notre article à ce sujet.

[5Découvert sur le site Tout va bien.

[6Voir par exemple la façon dont le journal dénonce « l’escalade » Mélenchon lors de l’affaire Cahuzac dans notre article (point n° 4). Ou encore lire calmement l’article de Stéphane Guillon à propos du faux bidonnage lors de l’interview de Mélenchon par TF1.

[8Libération, de Sartre à Rothschild, Raisons d’agir, 2005.

[9Cité par Pierre Rimbert, op. cit., p. 49.

[10Voir par exemple nos articles sur les papiers de Pierre Marcelle censurés par Laurent Joffrin : ici et . Lire également celui sur la suppression d’une chronique de Daniel Schneidermann.

[11Le Figaro, 25 novembre 2013.

[12Lire notre article lors de l’arrivée de Demorand à Libération.

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