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Fabrice Fries, PDG de l’AFP : un clone du privatiseur Éric Giuily

par Denis Souchon,

Le 18 octobre, l’intersyndicale de l’AFP (CGT, SNJ, CFDT, FO, SUD et CFE-CGC) appelait les salariés à un débrayage, dans la foulée d’une motion adoptée à l’unanimité des votants (moins deux abstentions) lors de l’assemblée générale du personnel le 11 octobre. En cause, notamment, l’annonce par le PDG d’une « suppression de 125 postes net » [1], refusée par les syndicats. Une opposition qui succède à la contestation du projet de vente du siège, dont nous avions également rendu compte en août dernier.

Pour comprendre les grandes manœuvres dont l’AFP est le terrain et l’enjeu, il apparaît nécessaire de ne pas subir le rythme du « plan médias » de Fabrice Fries – et de ses attaques successives – qui ont pour but de masquer l’objectif premier de ce « parfait » représentant de l’oligarchie, à savoir la privatisation de l’AFP. Un objectif qui est identique à celui que s’était fixé, il y a presque vingt ans déjà, un autre patron de l’AFP, Éric Giuily, qui dirigea l’agence du 9 mars 1999 au 11 octobre 2000. Et à y regarder de plus près, en faisant des parallèles/rapprochements entre les parcours des deux dirigeants (hors AFP et au sein de l’AFP) et entre les mesures proposées pour, à chaque fois, « redresser l’AFP », on se rend compte que, mêmes profils et mêmes « recettes » de prédateurs au service de l’oligarchie à la clé, l’histoire se répète.

Des parcours similaires…

Tous les deux anciens élèves de l’ENA [2], Éric Giuily et Fabrice Fries ont alterné, au cours de leurs carrières professionnelles, des passages dans :
- les grands corps d’État (le Conseil d’État pour Giuily, la Cour des comptes pour Fries) ;
- des cabinets du pouvoir politique (directeur général des collectivités locales au ministère de l’Intérieur pour Giuily, conseiller au cabinet de Jacques Delors à la présidence de la Commission européenne pour Fries) ;
- des entreprises ou groupes privés (la Compagnie UAP, BDDP Worldwide pour Giuily, la CGE, Havas, Vivendi Universal Publishing, Atos Origine pour Fries) ;
- des établissements publics ou remplissant des missions d’intérêt général (Antenne 2 et l’AFP pour Giuily, l’AFP pour Fries).


… avec le groupe Publicis comme point de rencontre

Après son départ contraint de l’AFP, Éric Giuily « rebondit » dans un groupe privé, Publicis, où il occupe les postes de président et « chief executive officer » au sein de Publicis Consultants/Worldwide et de Publicis Consultants/France de 2001 à 2009. Les grands « esprits » finissant souvent par se rencontrer, Fabrice Fries arrive à Publicis en 2007 au poste de secrétaire général alors qu’Éric Giuily est donc déjà dans la place. Le 17 décembre 2008, Publinet nous apprend que « Fabrice Fries, actuel Secrétaire Général de Publicis Groupe, est nommé Président de Publicis Consultants - France. Il reportera à Éric Giuily, Président de Publicis Consultants - Worldwide. » Le journaliste donne ensuite la parole à nos duettistes, qui déjà faisaient preuve d’une maîtrise impeccable du sabir managérial : « Éric Giuily, Président de Publicis Consultants - Worldwide a déclaré : "Je suis heureux que Fabrice prenne la responsabilité de Publicis Consultants - France. Cela va me permettre de consacrer plus de temps au développement des activités internationales du réseau". Fabrice Fries a ajouté : "[…] après deux années consacrées aux dossiers juridiques, ressources humaines et audit interne du Groupe, je suis enthousiaste à l’idée de retrouver des fonctions opérationnelles, de surcroît dans un réseau qui dispose de clients et de talents exceptionnels." »

Éric Giuily quitte Publicis en mai 2009 « par la petite porte » [3]. Quant à Fabrice Fries, il quitte la présidence de Publicis Consultant France en 2016 sans tambour ni trompette, avec, comme bagage, un bilan qu’il faudrait rappeler à chaque fois qu’il agit ou se prononce sur le devenir de l’AFP. Ainsi que nous l’écrivions dans un précédent article :

Comme Fabrice Fries est aussi pudique qu’« efficace », il faudra attendre Le Canard enchaîné du 18 avril 2018 pour connaître ses exploits à la tête de Publicis Consultant France. Sous sa présidence en effet :
- le chiffre d’affaire est passé de 88,2 à 36,8 millions d’euros, soit une baisse de 58,3 % ;
- l’effectif est passé de 400 à 170 personnes, soit une baisse de 57,5 % ;
- la société enregistre un déficit de 4,5 millions d’euros en 2016.

« Tout travail mérite salaire » : le palmipède nous apprend que Fabrice Fries a touché 360 000 euros au titre d’une transaction de départ, et 180 000 euros lors des 6 derniers mois, alors que son sort était scellé !

Chemin faisant, nos deux petits marquis se sont donc côtoyés professionnellement pendant plus de deux ans, un temps suffisant pour créer des liens stratégiques pour leurs évolutions de carrières…


La tambouille managériale : une recette d’avenir !

Quand, le 12 avril 2018, Fabrice Fries est nommé PDG de l’AFP dans d’abracadabrantesques conditions, les données mentionnées ci-dessus ne bénéficient pas, on s’en doute, d’un grand écho médiatique. Elles sont pourtant indispensables pour comprendre que Fabrice Fries n’est qu’un Éric Giuily « relooké » – ou « new look », comme on dirait à Publicis. Une impression que confirme l’analyse des projets respectifs des deux dirigeants, projets où le recyclage des mêmes « idées » de la vulgate néolibérale a les mêmes finalités et produit les mêmes mesures et les mêmes modes de direction [4].

Le 13 avril 1999, soit à peine un mois après sa nomination, Le Monde expose la « méthode » Giuily :

- Le Monde : « Redonner confiance et imposer un mode de gestion plus rigoureux. […] Le nouveau PDG a souhaité trancher avec la gestion passée […] »
- Projet Fries : « AFP, 2018-2022 – changeons ! »

- Le Monde : « Éric Giuily a également prévu de soumettre un budget 1999 "en équilibre". »
- Projet Fries : « parvenir à maîtriser les charges salariales » [5]

- Le Monde : « [Éric Giuily] a promis "une large concertation et un dialogue approfondi au sein de l’entreprise". Concrètement, des groupes de travail pluridisciplinaires seront mis en place à la mi-avril et la rédaction du plan "s’effectuera sur la base des rapports définitifs de chaque groupe". »
- Projet Fries : « Associer le personnel de l’agence au changement. »

- Le Monde : « Tous les axes de développement seront analysés, qu’il s’agisse de l’international, le multimédia, l’emploi de la langue anglaise, l’importance donnée aux sports et à l’économie. Quatre ou cinq groupes, réunissant chaque fois "toutes les composantes de l’agence, rédaction, service commercial, technique, etc., seront impliquées", a-t-il indiqué. »
- Projet Fries : « Les principaux éléments de diagnostic ainsi que les premières pistes de travail seront rendus accessibles à tous sur une plateforme dédiée. Seront mis en place 3 ateliers pour nourrir les propositions, avec l’objectif d’y faire participer activement pendant 3 mois entre 5 et 10% des effectifs de l’agence […]. »

La mise en place des « groupes » ou « ateliers » de travail est une vieille technique managériale de manipulation qui sert à extorquer des salariés impliqués [6] leur assentiment à des orientations pré-définies par les dirigeants, et par suite, à donner l’illusion que les décisions de direction correspondent aux aspirations de l’ensemble des salariés.

- Le Monde citant Éric Giuily : « Recentrer l’agence sur ses clients »
- Projet Fries : « Structurer une démarche d’écoute permanente du client »

- Le Monde citant Éric Giuily : « Être plus collectif dans les procédures de décisions »
- Projet Fries : « Les salariés de l’agence sont curieux, ouverts, réfléchissent et aiment leur entreprise : il faut les mettre au cœur de la transformation de l’AFP. Un tel exercice est d’autant plus nécessaire qu’il n’a, m’a-t-on dit, jamais été entrepris à l’agence ces dix dernières années. »

- Le Monde citant Éric Giuily : « Le commercial, le développement et la communication sont séparés et rattachés directement au président. »
- Projet Fries : « Je m’attacherai à auditer les talents de la direction commerciale et en tirerai vite les conclusions pratiques. »


Et ce n’est pas fini ! Dans Les Échos du 16 juin 1999, Éric Giuily faisait déjà part de son idée de vendre le siège de l’AFP. Une mesure alors mise en échec mais repêchée vingt ans plus tard par… Fabrice Fries :

- Les Échos : « [Éric Giuily] avance aussi l’hypothèse d’un déménagement de l’AFP à Issy-les-Moulineaux en proposant d’"étudier et chiffrer le regroupement dans un même immeuble des différents services parisiens actuellement disséminés autour de la place de la Bourse" ».
- Le 2 octobre 2018 un communiqué de l’intersyndicale de l’AFP est titré « N’engageons pas l’AFP dans un projet périlleux de vente du Siège ». On peut notamment y lire ceci : « Les six organisations représentatives (CGT, SNJ, FO, CFDT, SUD et CFE-CGC), les trois représentants du personnel au conseil d’administration et la Société des journalistes (SDJ) de l’AFP refusent de cautionner l’hypothèse – privilégiée par le PDG Fabrice Fries – d’une vente de l’immeuble historique de l’Agence à Paris, place de la Bourse, pour déménager loin du centre de la capitale. Vendre un bien immobilier pour faire du « cash » et soulager la trésorerie : la recette de court terme est bien connue, mais est loin de garantir l’avenir d’une entreprise en difficulté. »


Éric Giuily premier de cordée pour tenter de privatiser l’AFP avant… Fabrice Fries

S’il y a au moins un domaine dans lequel Fabrice Fries excelle, c’est celui de l’imitation. Presque vingt ans après son prédécesseur à la tête de l’AFP, le PDG s’obstine en effet à resservir la même tambouille, les mêmes méthodes et les mêmes « arguments » pour tenter de justifier et organiser la privatisation à venir, qu’ils ont tous deux pu tester dans d’autres entreprises auparavant…

Dans un article daté du 9 novembre 1999, Libération rappelait le passé d’Éric Giuily dans la Compagnie générale maritime (CGM), « dont il fut le PDG de 1992 à 1995 » et qui fut privatisée en… 1996. Libération rapporte la manière dont Éric Giuily décrivait alors son poste dans son CV : « CGM : définition et mise en œuvre d’un plan de redressement en vue de sa privatisation. Réduction des effectifs de 40%, renégociation des accords relatifs à l’organisation du travail avec les syndicats, cession d’actifs non stratégiques ». Et de préciser, plus loin, qu’il utilisa les mêmes ingrédients à l’AFP : « Huit mois qu’[Éric Giuily] tente de les [les syndicats, ndlr] convaincre que son « plan de développement » représente la dernière chance de l’AFP. Qu’il faut absolument ouvrir son capital à des "partenaires" publics et privés pour financer de lourds investissements […] L’AFP, rappelle-t-il, a raté dans le passé le virage de l’information financière, puis celui de la télévision. Si elle loupe celui du multimédia, qui bouleverse en profondeur le marché de l’information, elle se retrouvera marginalisée face à ses deux grandes concurrentes, la britannique Reuters et l’américaine Associated Press. » Dans Les Échos de juin 1999 [7], Éric Giuily affirmait sans précaution oratoire que « l’absence d’actionnaires est un frein au développement de l’AFP ».

Il va sans dire que toute ressemblance avec les fils directeurs du projet de Fabrice Fries est évidemment fortuite. Quelques citations de choix du projet que ce dernier présenta en 2018 :

- « L’essentiel de l’effort de gestion doit porter sur les charges de personnel »

- « L’organisation du travail ne peut-elle pas être améliorée ? Ne peut-on pas demander aux équipes plus de polyvalence ? A-t-on tiré toutes les conséquences des nouvelles technologies ? »

- « A-t-on besoin d’internaliser à ce point ? Il ne s’agit pas d’être dogmatique sur le sujet : l’externalisation n’est pas la solution miracle et il faut bien sûr conserver un cœur de compétences clés. Mais a-t-on seulement étudié le sujet ? A-t-on besoin par exemple d’internaliser toute la maintenance informatique ? A-t-on besoin d’avoir à demeure autant d’électriciens, de climatiseurs, etc. ? Toute entreprise se pose ce type de question aujourd’hui et on ne voit pas pourquoi l’AFP ne pourrait pas conduire un exercice similaire, sans a priori. »

Et, enfin, un extrait du chapitre intitulé « Ouvrir le dossier de la capitalisation de l’agence quand le plan de transformation sera suffisamment avancé » :

- « L’agence n’a pas d’actionnaires, donc pas de capital : le problème est bien connu des administrateurs, il a fait l’objet de nombreux rapports, aussi je ne m’y attarde pas sinon pour dire que les solutions ingénieuses trouvées ces dernières années pour contourner le problème ne sont plus à la hauteur des défis de l’AFP : il ne s’agit plus tant de permettre à l’agence de prendre tel ou tel tournant, tirant les leçons des occasions ratées du passé, mais tout simplement de préserver sa capacité à rester une grande agence mondiale. Le système D ne suffit plus. […] L’AFP devra montrer que son plan de transformation la remet sur de bons rails au point qu’un investisseur privé pourrait en théorie être intéressé de monter à son capital. »

Une position plutôt claire, mais que tentait de brouiller très maladroitement et sur le mode de la dénégation le même Fabrice Fries quelques mois plus tard, le jour même du débrayage des salariés de l’AFP (le 18 octobre 2018) [8], dans une interview (très impertinente…) réalisée par Les Échos :

- Les Échos : Faut-il ouvrir le capital de l’AFP pour lui redonner de l’oxygène financier ?
- Fabrice Fries : Que ce soit clair : je ne travaille pas sur ce sujet, qui d’ailleurs déclenche des débats assez passionnés en interne. Les salariés sont attachés à ce statut sans capital ni actionnaire établi en 1957 et je le comprends parfaitement. Je dis seulement que la condition de l’indépendance est aussi la rentabilité. Compte tenu de son influence dans le monde, l’AFP est un petit miracle français [9], la seule agence mondiale européenne, mais elle est fragilisée. Elle doit mieux exploiter son potentiel commercial et contenir ses coûts. Il ne faut pas s’attendre à un retournement rapide de la situation, nous avons deux années très difficiles devant nous, mais nous allons y arriver !


***


Reconnaissons-le : les talents d’imitateur de Fabrice Fries sont prodigieux. Une performance qui montre à quel point – et lorsqu’on prend le temps d’analyser leurs « méthodes de gestion » – les membres de la noblesse d’État ne savent la plupart du temps que réciter un catéchisme élaboré pour défendre et promouvoir les intérêts de la classe dominante.

Le 30 novembre 1999, après une mobilisation intense et aussi unitaire que possible des salariés de l’AFP relayée dans l’espace public, Le Monde écrivait :

Après trois mois de confrontation, Éric Giuily a fini par céder. […] À l’issue d’une réunion avec l’intersyndicale, samedi 27 novembre, le président de l’agence a accepté de retirer la pierre d’angle de son projet qui consistait à ouvrir le capital de l’AFP à des partenaires privés en liant cette proposition à une réforme du statut de l’agence. [...] L’accord conclu samedi avec les syndicats […] [stipule : ] « La direction accepte de retirer définitivement sa proposition de partenariat stratégique global et de transformation de l’agence en société anonyme. »

Tous nos vœux accompagnent Fabrice Fries pour que ses ambitions actuelles connaissent à l’AFP la même issue que celles d’Éric Giuily.


Denis Souchon

 
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Notes

[1La motion est consultable sur le site du SNJ-CGT.

[2Depuis le 9 mars 1999, date de l’arrivée d’Éric Giuily, le poste de PDG de l’AFP n’a été occupé que par des énarques (Giuily, Eveno, Louette, Hoog et Fries). On nous dit dans l’oreillette que Fabrice Fries pense faire placarder sur la porte de son bureau une affichette « Propriété privée des technocrates ».

[3« "À cinquante-sept ans, j’avais besoin de connaître une nouvelle évolution au sein du groupe. Mais le plan de développement de Publicis Consultants Worldwide que j’ai proposé n’a pas été retenu", explique Éric Giuily [...] ». Stratégies du 07/5/2009.

[4Les citations de Fries sont issues de son projet « AFP, 2018-2022 – Changeons ! » consultable ici.

[5Le 04/10/2018, c’est à dire 6 mois après l’élection de Fabrice Fries, on peut lire dans Le Monde : « L’Agence France-Presse (AFP) va supprimer 125 postes en cinq ans. L’annonce a été faite, jeudi 4 octobre, en conseil d’administration par le PDG de l’agence de presse, Fabrice Fries, lors de la présentation d’un "plan de transformation", visant à ramener le résultat net de l’entreprise à l’équilibre en 2021. »

[6Salariés qui ne sont pas choisis au hasard mais sur des critères de docilité, et qui sont placés dans des conditions d’expression qui n’abolissent pas les rapports de domination propres à l’entreprise.

[7Article précédemment cité.

[8Cela n’est pas un hasard, n’oublions pas qu’il vient de la « comm’ ».

[9Sidérant Fabrice Fries : l’AFP existe depuis 1944, soit bien avant la naissance de cet héritier, et elle est le produit de logiques sociales et non pas un phénomène extra-humain.

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