Accueil > Critiques > (...) > Journalisme et politique

Les voies impénétrables de « l’expertise » politique

par Blaise Magnin,

L’appétit insatiable des médias pour les « experts » entraîne nombre d’effets pervers que nous ne cessons de dénoncer. Il permet notamment de faire passer des opinions tranchées pour des avis neutres et objectifs et d’offrir une rente de situation à quelques médiacrates qui s’arrogent le monopole de l’analyse sur certaines questions, ou au contraire se font « spécialistes » de tout et de rien pour peu qu’on les sollicite. Mais les besoins des médias sont tels que, parfois, les experts médiatiques patentés n’y suffisent plus. Il arrive alors que certains journaux tentent d’innover et fassent appel à des experts quelque peu étranges : c’est ainsi que ces dernières semaines, Le Dauphiné libéré et Métronews s’en sont remis respectivement à un spécialiste du comportement animal et à un « synergologue » pour éclairer leurs lecteurs… Ou quand la réalité médiatique dépasse la fiction !

1. Métronews et le « synergologue »

C’est entendu, pour les médias dominants, Manuel Valls est un « grand communicant ». Commenter son discours de politique générale du 8 avril dernier, ne pouvait donc suffire, il fallait le « décrypter »… Et pour se faire, comme l’a signalé @Vogelsong sur Twitter, Métronews a mobilisé les grands moyens avec une interview croisée de Virginie Spies, une sémiologue, maîtresse de conférence en sciences de l’information et de la communication et de Stephen Bunard, présenté sur le site internet du gratuit comme un « analyste du langage corporel », et dans l’édition papier comme… un « synergologue » – comme on peut le voir sur cette image :



Pour ceux qui ne se tiendraient pas au fait des dernières avancées de la science, la synergologie est, selon son site officiel, une discipline fondée en 1996, qui se propose « d’appréhender l’esprit humain à partir de la structure de son langage corporel »… Comprenne qui pourra.

Appliquée à Manuel Valls prononçant son discours – le cœur battant –, voilà ce que donne une analyse synergologique : « Ce qu’il y a eu de différent de d’habitude chez lui, c’est l’utilisation plus importante de la main gauche, lui qui apprécie beaucoup la main droite […] Or là, la main gauche a traduit la spontanéité et il l’a souvent utilisée. Il y a eu également pas mal de langue de délectation. La langue sort quand on veut se réjouir de son propos. Il a aussi eu recours à des codes inconscients de séduction avec les yeux, les paupières, quand il a parlé de dialogue social ou de nouvelle étape du quinquennat, qui sont les points sur lesquels il voulait particulièrement convaincre. Contre toute attente, on a eu un Manuel Valls assez expressif et en mode séduction. Ses index et ses majeurs ont également beaucoup bougé, ce qui a été la signature de son impatience, de son désir d’action » ; «  La méthode Valls se dessine avec cette langue qui sort à gauche, c’est-à-dire qu’il va prendre le risque de dire des choses qui ne sont pas faciles à entendre ».

Avec cette contribution audacieuse à l’analyse politique, Métronews fait très fort, mais Métronews n’a pas le monopole de l’expertise saugrenue… Comme nous l’ont fait savoir Florence Dalzon et Jean-Pierre Delbonnel, tous deux colistiers d’un candidat à la mairie de Chambéry, Le Dauphiné Libéré, lui-aussi, semble vouloir se lancer dans le charlatanisme interprétatif.


2. Le (très) curieux expert électoral du Dauphiné libéré

Le vendredi 21 mars 2014, à la veille du premier tour des élections municipales, Le Dauphiné Libéré publiait un article se proposant d’analyser le débat entre les quatre candidats à la mairie de Chambéry qu’il avait co-organisé avec France Bleu Pays de Savoie et TV8 Mont-Blanc. Jusque là, rien que de très classique. À ceci près que le registre de l’analyse avait de quoi surprendre, puisqu’il s’agissait de soumettre les prestations des candidats à… un « spécialiste de l’analyse comportementale, du langage non-verbal, et de la détection du mensonge » ! Tout un programme…



Verdict de « l’expert » ? Le débat avait opposé « trois personnages politiques et un démolisseur  » ! Rien des postures, des mimiques ou autres signes corporels des trois « personnages politiques » n’échappe à l’œil acéré de notre expert électoral. Il décortique et donne du sens à la moindre de leur attitude, l’un « se léchant les lèvres », ou « se frottant l’œil », l’autre, dont « les pieds [partent] dans deux directions opposées », ou dont « une seule pointe touche par terre », « cherche de l’aide en ouvrant les mains », ou « les bras », la troisième « reculant son buste et fermant les mains » paraît sur la défensive, ou « serre le poing » « quand on sent qu’elle a envie de se battre », etc.

Pour ce qui est du « démolisseur » (de débat politique sans doute), on ne sera pas surpris d’apprendre qu’« il laisse le débat aux autres », «  il soupire et tourne le dos  », «  [il] s’oppose systématiquement  », «  son corps tremble… on peut lire du désespoir et de l’agressivité  » ! Un jugement absolument neutre politiquement, bien sûr, mais non moins disqualifiant pour Laurent Ripart, tête de liste (par ailleurs élu sortant membre du NPA) d’une liste constituée autour de composantes locales du Front de gauche (Parti de Gauche et Ensemble !) ainsi que des Alternatifs et du NPA… Scandalisé de se voir ainsi décrédibilisé dans le quotidien local en position de monopole, à deux jours du premier tour, par un expert aux compétences plus que douteuses qui plus est, Laurent Ripart adressa un droit de réponse au Dauphiné libéré, que celui-ci n’eut même pas l’élégance de publier in extenso.

Le quotidien caviardait notamment le passage dans lequel Laurent Ripart s’étonnait d’avoir ainsi pu être soumis au jugement désobligeant d’un « expert » qui se révélait être, entre autres titres plus ou moins douteux « comportementaliste équin » ! Effectivement, voilà comment Ralf Helmut Stammsen se présente lui-même sur un de ses sites internet : « Docteur en éthologie, spécialiste du langage non-verbal et de la détection du mensonge. Il a crée l’ECOLE d’ETHOLOGIE HUMAINE pour dispenser formations et conférences sur le comportement humain. » Ailleurs sur le site il se dit même « éthocryptologue, c’est-à-dire spécialiste du décryptage du langage caché, non-verbal » :




N’ayant pas les compétences pour juger s’il est bien raisonnable d’appliquer à l’homme l’éthologie, c’est-à-dire la science du comportement… animal, on s’étonnera cependant qu’un quotidien régional, en principe chargé d’informer et d’éclairer le public, choisisse un tenant de cette étrange spécialité, spécialiste des chevaux de surcroît et se prétendant pour couronner le tout expert en détection du mensonge (humain ou animal, on ne sait plus) pour commenter un débat électoral !

À croire que Le Dauphiné a pris au premier degré, voire comme une prescription, la métaphore de « la course de petits chevaux » utilisée par les sociologues pour décrire (et critiquer) la façon dont les médias rendent compte de la compétition politique… Si l’on ne peut écarter définitivement cette hypothèse, on notera aussi que le bon docteur Stammsen est une vieille connaissance du Dauphiné qui semble lui vouer une admiration sincère comme en témoignent les deux articles parus dans le quotidien régional le 4 juin 2011 (une belle hagiographie intitulée « Profession : détecteur de mensonges ») et le 3 mai 2012 (l’annonce d’une conférence dans laquelle « Le Dr Helmut Stammsen donne les clés du bonheur »). Des articles si louangeurs que Ralf Helmut Stammsen s’en inspire largement dans la biographie qu’il fait figurer sur son site – et dont nous reproduisons quelques extraits en annexe, tant la prose et le récit sont poignants, et tant ils permettent de mesurer à quel point Le Dauphiné tient là un expert incontestable, à retrouver dès la campagne pour les élections européennes, espérons-le…

***


L’irresponsabilité des journalistes qui recueillent la parole de tels représentants de pseudosciences et autres charlatans, comme celle des chefferies rédactionnelles qui autorisent leur publication laisse sans voix – quel que soit le sens qu’un synergologue ou un comportementaliste équin donnerait à cette manifestation de consternation. Leurs élucubrations n’informent évidemment sur rien, elles permettent simplement à des rédactions sans imagination de remplir leur colonnes, et tant pis si le procédé nourrit toutes les formes de crédulité et achève de transformer le débat public en un grand cirque médiatique.


Blaise Magnin







Annexe 1 – Extraits de la biographie (édifiante) de « l’expert » Stammsen



Tout est atypique chez le Dr Ralf Helmut Stammsen




Il est né dans un taxi en Allemagne, d’un père hongrois et d’une mère polonaise […] Ses amis sont les cerfs, les biches et les chamois. C’est dans la nature et auprès des animaux qu’il passe toute son enfance. Surdoué, il développe un don pour l’observation. En tant qu’homme “sauvage”, il peut lire le langage non-verbal très facilement.

[…]

Par la suite, en amoureux des chevaux, il décide d’appliquer son savoir appris au contact des chevaux sauvages à un petit cheval Haflinger qu’il a chez lui et qu’il pense débourré. Très vite, il arrive à faire des miracles avec son protégé et le met sous selle avec cavalier en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Il débourre un cheval en 30 min alors qu’en moyenne dans les centres équestres classiques, cela prend deux mois !

[…]

Savoir quand l’homme ment devient pour lui une évidence détectable à la moindre micro-expression. Le Dr Stammsen devient éthocryptologue, c’est-à-dire spécialiste du décryptage du langage caché, non-verbal. Sa spécialité fait le tour du monde grâce aux séries américaines (“Lie to me”, “The Mentalist”, “Sherlock Holmes”, “Esprits criminels” et “Les Experts”). Il est devenu spécialiste de l’analyse comportementale, du langage non-verbal et de la détection du mensonge.

[…]

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

A la une