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« Première dame contre première femme » ? Elle a choisi… le banal sexisme

par Ugo Palheta,

Invariablement, chaque président nouvellement élu est accueilli par l’implacable ritournelle médiatique qui, produisant la figure de la « première dame » (et de manière concomitante le « couple présidentiel »), contribue à fixer et figer les rôles qu’hommes et femmes sont supposés adopter. L’élection de François Hollande n’aura pas échappé à cet héritage féodal qui fonctionne comme une piqûre de rappel sexiste. Sitôt le costume présidentiel endossé par le nouveau monarque républicain, ont ainsi fleuri dans les « grands » médias – « sérieux » ou « people », écrits ou télévisés – les articles sur le « style » de la « première dame », d’impayables remarques sur sa garde-robe, mais surtout quantité d’articles sur sa prétendue « rivalité » avec l’ex-compagne de François Hollande, Ségolène Royal. Sur ce point au moins, le changement n’est assurément pas pour maintenant.

Elle contre les femmes

Dans cette litanie de dossiers et d’articles aussi insipides que sexistes, il faut faire un sort particulier au magazine Elle, dans la mesure où il affiche parfois – le temps d’un édito ou d’un article vite oublié – des prétentions (très mollement) féministes. Nous avions déjà montré dans un précédent article spécifiquement consacré à Elle combien ce magazine travaille imperturbablement à la légitimation de la division sexiste du travail, qui assigne aux femmes l’essentiel du travail domestique (tâches ménagères, éducation des enfants, etc.) [1].

Le numéro 3465 du magazine (daté du 25 mai 2012) offre un nouvel exemple de la bouillie sexiste que ce fleuron du groupe Lagardère offre chaque semaine à ses lectrices. Et l’on ne peut, pour commencer, que répéter ici ce que nous écrivions il y a quelques mois à propos d’un article savamment intitulé « Mode in power », portant sur le « look des dirigeantes », tant le même procédé est à l’œuvre dans l’article que nous analysons plus bas :

« Sous le vocable unifiant de “dirigeantes” se trouvent placées sur le même plan deux femmes, Michelle Obama et Kate Middleton, uniquement connues en tant qu’épouses d’hommes célèbres (qui eux-mêmes le sont à des titres bien différents), et quatre autres qui ont exercé des fonctions politiques de premier plan (ministres, députées, etc.). C’est assez dire la confusion qu’Elle contribue à entretenir sur la “réussite” des femmes, puisque diriger – conjugué au féminin – peut encore et toujours consister à être la “femme de”. Considèrerait-on le mari (ou le compagnon) d’Angela Merkel ou de Martine Aubry comme un “dirigeant” ? Poser la question, c’est évidemment y répondre »

.

Le même procédé est à l’œuvre dans l’article du 25 mai 2012. Elle annonce la couleur dès le bandeau en « une » : « Valérie Trierweiler, Ségolène Royal : première dame contre première femme. Les enjeux d’une rivalité, leurs blessures secrètes ».

Il s’agit donc de réduire les deux femmes – l’une ancienne candidate à l’élection présidentielle et l’autre journaliste à Paris-Match – à leur statut d’épouse, passée ou présente, réputées « rivales » et affublées de « blessures » d’autant plus intéressantes médiatiquement qu’elles sont « secrètes ». Et l’alléchant programme, composante de la rubrique dite « info » du magazine, ne déçoit pas à la lecture : outre une photo utilisée par de nombreux magazines, montrant Valérie Trierweiler serrant la main de Ségolène Royal lors d’un meeting, Elle entreprend de se pencher sur « les relations épineuses entre les deux femmes ».

Aussi le magazine diffuse-t-il sans vergogne les ragots propres à la presse dite « people », les élevant, en passant, au statut d’ « info ». La rédactrice de l’article, Florence Besson, s’emploie en effet à prouver la réalité et l’importance politique d’une prétendue « rivalité » entre Ségolène Royal et Valérie Trierweiler, à coup d’expressions vagues (« malaise visible », « signes de tension », etc.), de verbes au conditionnel (« la First Girlfriend aurait textoté… ») et de lecture labiale : « tous ont pu lire sur les lèvres de Valérie Trierweiler cette demande incongrue : “Embrasse-moi sur la bouche” ».

Psychanalyse de comptoir et sondomanie

Que ces bruits aient ou non un semblant de vérité importe peu : c’est le glissement dans la conception de l’information qui doit retenir l’attention. Nouvel avatar de la « pipolisation » de la vie politique, cet article est par ailleurs révélateur des impensés sexistes sous-jacents à ce type d’article. En effet, à grand renfort de psychanalyse véreuse se trouvent doctement justifiés les poncifs sur les femmes, invariablement présentées comme jalouses et possessives (tare dont les hommes seraient dépourvus), dans un article qui en même temps, assomme lectrices et lecteurs de banalités, ni vraies ni fausses, sur les relations amoureuses :

- « C’est un invariable, explique le Dr Nasio, psychanalyste. Dans tous les couples que je vois, il est inévitable que la nouvelle compagne soit allergique à la première ! Nous avons là une situation de jalousie tout à fait ordinaire autour d’un homme ordinaire ».
- « Pour elle [Ségolène Royal], assure le Dr Nasio, la situation est infiniment plus simple ! Elle a dû beaucoup souffrir mais c’est fini, elle a fait le deuil. En général, après une telle rupture, c’est la guerre chaude deux ans, froide trois, et ensuite, les enfants aidant, on passe à l’entente cordiale ».
- « Ce doit être extrêmement dur pour Valérie Trierweiler, reprend le Dr Nasio. La nouvelle compagne a besoin pour aimer de se donner l’illusion que leur amour est le premier amour, pour construire, de faire table rase du passé. Et là, le passé est en retour permanent à travers Ségolène Royal, ses enfants, et cet idéal politique qu’ils ont construit ensemble ! ».
- « Les hommes supportent souvent mal le prestige social de leur femme, analyse le Dr Nasio. Dès que celle-ci a plus d’argent, de responsabilités, ils ont envie de divorcer ».

On ne saurait atteindre la vacuité journalistique sans agrémenter un tel dossier d’un sondage, qui vient en complément de ces morceaux de bravoure « psychanalytiques ». La question posée, d’un intérêt crucial à l’évidence, est la suivante : « De Valérie Trierweiler ou de Ségolène Royal, de qui vous sentez-vous le plus proche ? ». Outre l’absence des précisions méthodologiques minimales, ce sondage donne à voir le principal défaut inhérent à ce type d’exercice : postuler que l’ensemble des sondés – qui sont ici des sondées – se pose la question qu’imposent les sondeurs.

Or qui, sinon les journalistes qui ont imaginé ce sondage, est susceptible de se poser une telle question, c’est-à-dire d’accorder un intérêt minimal à ce qui est en jeu ? Un sondage aussi ostensiblement dépourvu d’intérêt pour la grande majorité de la population révèle toujours davantage de choses sur les catégories de perception de ceux qui posent les questions que sur celles des sondés.

Dernière précision livrée par ce dossier, l’inévitable couplet sur le style vestimentaire de la « première dame » : « À Washington, Valérie Trierweiler a fait sensation sur d’immenses talons, les Tribune YSL, avant d’opter pour un costume-pantalon accessoirisé d’un sac Lune Vanessa Bruno. Enfin, en robe Georges Rech, elle rencontre Michelle Obama, à qui elle a offert un sac Le Tanneur, made in Corrèze oblige. Et deux cabas Vanessa Bruno à Malia et Sasha. Fashion First Lady ! ».

Pendant que le président fait mine de traiter les grandes questions de ce monde avec ses collègues, des hommes pour la quasi-totalité d’entre eux (mais Elle semble bien se moquer de cet aspect), la « première dame », c’est à peine sous-entendu, doit savoir détendre l’atmosphère en faisant rêver – au moyen de sacs ou de robes aux prix exorbitants pour la majorité des salariées – la gent féminine. C’est du moins l’image qu’Elle choisit de mettre en avant, en parfaite conformité avec la distribution sexiste des rôles entérinée qui prévaut dans la société française.

Elle  : un «  Gala pour riches » au service de la domination masculine

Il suffit de comparer ce dossier proposé par le magazine Elle et un article parallèle dans le magazine Gala pour saisir à quel point le premier importe le modèle du genre « people ». Ainsi le chapô de l’article de Gala, s’appuyant sur une photo quasi-identique, annonce : « Crispations diverses, déclarations abruptes… La première dame et l’ex-compagne de François Hollande ont du mal à trouver un modus vivendi. Ces deux battantes sont toutefois condamnées à s’entendre ». Sans avoir recours aux services d’un psychanalyste pour asséner les banalités servies par Elle, le magazine « people » choisit le même angle que le magazine « haut-de-gamme », en les réduisant au rôle de « femmes d’influence » et en présentant comme « ordinaire » leur « rivalité » supposée : « C’est l’histoire de deux femmes. Une histoire banale que des milliers d’autres Françaises ont pu vivre un jour. Une histoire d’amour qui prend fin, une autre qui commence… avec le même homme. Des crispations inévitables ».

Au fond, Elle est au sexisme à peine repentant ce qu’un journal comme Libération ou un magazine comme le Nouvel-Obs est au capitalisme triomphant. Et si Laurent Joffrin pouvait dire, heureux du travail bien fait, que Libération avait été « l’instrument de la victoire du capitalisme dans la gauche » [2], il n’est pas exagéré d’affirmer qu’Elle est un instrument hebdomadaire au service de la domination masculine. Le même Joffrin ne disait-il pas également vouloir faire du Nouvel-Obs un « Gala pour riches » [3].

Derrière une rhétorique faussement et tièdement féministe, qui fait écrire à la journaliste de Elle que « ce qui se joue, dans cet étrange vaudeville au sommet de l’État, c’est aussi […] la place des femmes dans une société encore machiste », le magazine réactive en fait la majorité des stéréotypes que le mouvement féministe combat depuis plusieurs décennies. Choisir de mettre en scène une prétendue « rivalité », ostensiblement présentée comme « typiquement féminine », entre Ségolène Royal et Valérie Trierweiler, cela sur la base d’éléments insignifiants, c’est non seulement adhérer à une conception rabougrie de l’information, mais entretenir les représentations qui concourent au maintien de la subordination des femmes.

Il suffit d’ailleurs pour s’en convaincre de consulter le sommaire – ou simplement la couverture – du numéro en question. Il donne en effet un aperçu de la conception qu’a Elle des intérêts des femmes, à peu près résumable en quatre mots : beauté, mode, people, sexe. Outre l’article sur les relations entre Valérie Trierweiler et Ségolène Royal, on trouve ainsi en « une » les mentions suivantes : « Glam ou sport, la dentelle prend le dessus », « Sexe, dollars et Kanye West, le cas Kardashian », « Vécu : “Je l’ai quitté parce qu’il voulait tout le temps faire l’amour” », « Mode, c’est l’été de la jupe », « Kilos psycho : le régime qui va vous réussir », « François Hollande nous présente les femmes de son gouvernement », « Branché, quelles lunettes cet été ? ».

À l’heure où le Conseil constitutionnel censure la loi sur le harcèlement sexuel, les femmes n’auraient donc pas mieux à faire que de se demander quelle jupe porter, comment perdre quelques kilos avant l’été, ce que devient la multimillionnaire « people » Kim Kardashian, ou quelles sont les « blessures secrètes » de Valérie Trierweiler.

Ugo Palheta

 
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Notes

[2Cité par Pierre Rimbert, Libération, de Sartre à Rothschild, Raisons d’agir, 2005, p.114.

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