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Et Christophe Barbier rêva d’un (petit) Murdoch déontologue

par Frédéric Lemaire,

« L’affaire Murdoch » (dont un article de Tariq Ali, traduit ici même par nos soins, analyse quelques effets) met en question le fonctionnement de l’industrie des médias. Outre les pratiques déplorables d’une presse prête à tout pour vendre du papier, elle montre au grand jour la proximité du groupe de presse du magnat Rupert Murdoch avec le milieu politique et la police britanniques…

Mais, heureusement, des voix s’élèvent pour rappeler que toute ressemblance avec des phénomènes existants en France ne serait que purement imaginaire… Parmi ces voix, sans surprise, celle de l’éditorialiste vidéo-augmenté Christophe Barbier.

Dans son éditorial vidéo du 20 juillet 2011, titré « News of the world : jamais en France », le professeur Barbier récapitule les raisons pour lesquelles l’excellence de la presse française aurait découragé Rupert Murdoch d’investir en France : « Il sait que pour développer le genre de médias qu’il a développé aux États-Unis avec Fox ou en Angleterre avec News of the World, il y a chez nous deux obstacles : d’abord la législation et ensuite la déontologie  ». Telle est l’introduction de la (brève) dissertation en deux parties du professeur Barbier (transcrite en « Annexe »).

Déontologie, ou une éthique en toc ?

Christophe Barbier s’empresse de tenter de nous rassurer : à l’inverse, semble-t-il, des journalistes anglo-saxons du groupe Murdoch, les journalistes français seraient dotés d’une déontologie solidement assise. Ses piliers ? Tout d’abord, le « professionnalisme » : « Le professionnalisme des journalistes en France est une chose reconnue, sanctionnée par l’obtention ou non d’une carte de presse ».

« Professionnalisme reconnu » ? Vraiment ? Mais comment et par qui ? Pour obtenir une carte de presse – « carte d’identité des journalistes professionnels » –, il suffit de retirer 50 % de ses revenus du travail dans des médias d’information – quelle que soit la qualité desdits médias… Cette carte sanctionne donc une forme d’appartenance à la profession et non le « professionnalisme ! Alors qu’est-ce qui sanctionne le professionnalisme ? Au mieux, si l’on ose dire, l’appartenance à un média. On tourne en rond… Mais Christophe Barbier ne respecte même pas le sens giratoire…

… Et, sans désemparer, poursuit son éloge de la presse française. Celle-ci entretiendrait « une réflexion et un débat déontologiques permanents ». Et de mentionner, à titre d’exemple exemplaire, le traitement des « affaires » mêlant vie privée et vie publique… comme « l’affaire DSK ». On pourrait trouver mieux comme le montre le dossier que nous avons consacré au traitement médiatique de la dite « affaire » ! Mais comme le pire est ailleurs, le meilleur est forcément bien de chez nous…

Grand seigneur, Christophe Barbier intensifie ainsi son exercice d’autosatisfaction : « Les journaux, L’Express, peuvent être critiqués. Et c’est une très bonne chose ». Ainsi, la liberté d’expression (et donc de critique) n’est pas réservée aux seuls journalistes ! Merci Christophe Barbier. Cette découverte est à ce point renversante qu’on ose à peine se demander ce que les chefferies éditoriales retiennent de cette critique – dont elles entendent bien fixer le périmètre légitime. Comme le montre un précédent éditorial de Barbier Christophe, daté du 11 octobre 2010 : on y apprend que l’éditorialiste de L’Express ne se réjouit de la critique que lorsqu’elle émane de « consommateurs »… et surtout pas de « quelques soixante-huitards attardés et sans doute quelques jeunes altermondialistes  » [1]

« Professionnalisme » indéfinissable ? « Liberté de critique » sans effet ? Heureusement, l’excellence déontologique de la presse française dispose d’une autre garantie : « Comment ne pas, pour vendre du papier, pour avoir un scoop, violer des règles éthiques qui semblent évidentes ? C’est à l’école de journalisme qu’on commence à apprendre ces fondamentaux ». Christophe Barbier, lui, ne vend que du vent et ne viole que les vérités les plus élémentaires, à commencer par celle-ci : la majorité de journalistes ne passent par la case école de journalisme.

Dommage pour eux ! Ils n’auront pas bénéficié des leçons d’éthique salutaire du Centre de formation des journalistes – la plus « prestigieuse » école de journalisme en France –, où tel responsable peut expliquer : « Les médias, c’est une industrie – on vend du papier comme on vend des poireaux » [2].

Non, décidément, pour se prémunir définitivement du risque d’une affaire « News of the World » en France, « il faut aller plus loin dans la réflexion déontologique », comme nous y invite Christophe Barbier. « Il faudrait pouvoir obliger tout titre qui mérite reconnaissance officielle à avoir en son sein une charte déontologique ». Une charte définie par le titre lui-même, selon son « identité », son « élasticité » : « Chaque journal doit garder en son sein le contrôle de sa déontologie et n’a de compte à rendre, finalement qu’à ses lecteurs. »

Autrement dit, chaque titre devrait être obligé… de choisir lui-même son « label » déontologique pour vendre ses poireaux – leurs consommateurs étant seuls juges ou leurs seuls juges de simples consommateurs.
- « Chaque journal » ? Mais qui, au sein de chaque journal ? Sa capitainerie industrielle, sa chefferie éditoriale, sa société de rédacteur, la rédaction dotée d’un statut juridique ? On ne sait, mais on soupçonne – ce n‘est pas bien… - que Christophe Barbier n’est pas prêt à partager le pouvoir…
- Chaque journal seulement ? Christophe Barbier soutient donc le refus du patronat de la presse d’intégrer le code de déontologie à la Convention collective nationale de la profession, comme le demandent les principaux syndicats de journalistes et, récemment encore le SNJ dans un communiqué titré « Les patrons de presse n’ont que faire de la déontologie ».

La déontologie peut être une arme. Elle n’est souvent qu’un alibi : Christophe Barbier en administre la démonstration, si l’on peut encore parler de démonstration. Or ce n’est pas fini…

Législation… ou libéralisation ?

Christophe Barbier mentionne en effet, dès l’introduction de son édito-express, un second obstacle français à la « menace Murdoch » : la législation. On pourrait croire qu’il évoque ainsi les lois limitant la concentration dans le secteur des médias. Murdoch ne tire-t-il pas, en effet, l’essentiel de son influence auprès des autorités britanniques du pouvoir économique et politique que lui confère son groupe, omniprésent dans les médias britanniques ?

Espérance perdue ! Christophe Barbier préfère n’en rien savoir.

Ce ne sont pas les dispositions légales sur les concentrations (insuffisantes…) qu’il a en vue, puisqu’il évoque avant tout la législation… contre la diffamation : « Rappelons-nous qu’il y a à peine plus de cinquante ans on pouvait vraiment raconter n’importe quoi pour vendre du papier. Heureusement depuis la loi a fait le ménage. »

N’en rien savoir ou presque. Puisque Christophe Barbier nous invite, une fois encore, à « aller plus loin » afin de s’assurer que «  jamais une affaire News of the World n’arrivera chez nous ». A cet effet, il préconise de «  revoir les règles qui empêchent, en France, pour l’instant, des développements capitalistiques intéressants et puissants. » … Des Murdoch, même plus petits, en quelque sorte

L’affaire Murdoch n’a-t-elle pas force d’évidence pour prouver que la menace qui guette les médias et la presse, c’est la sous-capitalisation ? Le professeur Barbier en conclut : « La première chose, c’est qu’il faut des médias plus riches, il faut rétablir la santé économique des groupes notamment de presse écrite, parce que c’est avec des groupes de presse sains, des groupes de presse rentables, qu’on peut être sûr que les journalistes feront bien leur travail. »

Rentables (dégageant des bénéfices réinvestis dans l’entreprise) ou profitables (dégageant de profits redistribués aux actionnaires) ? Christophe Barbier préfère ne pas faire la différence.

Quoi de mieux, pour contrer Murdoch, qu’un Murdoch français ?

***

Dans cet éditorial d’anthologie, Christophe Barbier accomplit une double prouesse :

- Porte-drapeau de la presse nationale, il défend « l’identité française ». Il dédouane la presse française des travers mis en avant par le scandale de l’affaire Murdoch, en faisant l’éloge de sa prétendue « déontologie ». Il circonscrit ainsi préventivement une possible « contagion » des interrogations critiques du public britannique vis-à-vis de l’état déplorable de son industrie des médias. Les pratiques et le fonctionnement de la presse décriés outre-Manche serait donc des phénomènes purement anglo-saxons – c’est d’ailleurs le sens du titre de l’éditorial.

- Avocat du capitalisme médiatique, il le défend à grand renfort d’acrobaties rhétoriques. Il prodigue, en réaction à cette affaire – afin de s’assurer que «  jamais une affaire News of the World n’arrivera chez nous » –, des recommandations qui, paradoxalement, rendraient possible le développement de mastodontes des médias, tout en posant comme garde-fou… une éthique à géométrie variable.

La grande (mais courte…) leçon de Christophe Barbier enseigne, une fois de plus, comment ravauder sans cesse les mêmes lambeaux d’analyse et prodiguer les mêmes remèdes (des médias modernes où les capitaux privés puissent couler à flot). Pour cela ? il suffit d’asséner, sur le mode péremptoire qui convient au bon sens éditocratique, des balivernes…

« Plus d’argent, plus d’éthique, ça semble paradoxal comme double recommandation – et pourtant, ça va ensemble », conclut Christophe Barbier qui, en ces temps de crise économique généralisée, défend la seule éthique qui vaille à ces yeux : celle de l’argent. De l’argent déontologique, bien sûr....

Frédéric Lemaire (avec Henri Maler)


Annexe

- Transcription, réalisée et sous-titrée par nos soins, de l’édito-vidéo de Christophe Barbier, 20 juillet 2011 : « News of the world : jamais en France »

Ce n’est pas un hasard si Rupert Murdoch n’a jamais véritablement investi en France. Il sait que pour développer le genre de médias qu’il a développé aux EU avec Fox ou en Angleterre avec News of the World, il y a chez nous deux obstacles : d’abord la législation et ensuite la déontologie.

- Si, si, la législation a des vertus…

La législation, et c’est une bonne chose,
est très sévère avec la presse : il y a des plaintes, il y a des punitions, il y a des condamnations ; on ne peut pas dire n’importe quoi sur n’importe qui. Cette vertu n’est pas parfaite – il y a des dérapages – et cette vertu n’est pas ancienne. Rappelons-nous qu’il y a à peine plus de cinquante ans on pouvait vraiment raconter n’importe quoi pour vendre du papier. Heureusement depuis la loi a fait le ménage.

- …au même titre que le professionnalisme et l’éthique « élastique » des journalistes

La profession aussi a fait le ménage. Il y a bien sûr des journaux de qualités différentes, et il y a bien sûr à la télévision et à la radio des émissions qui n’en valent pas d’autres ; mais le professionnalisme des journalistes en France est une chose reconnue, sanctionnée par l’obtention ou non d’une carte de presse, et une réflexion et un débat déontologique permanent.

On le voit d’ailleurs en ce moment même, puisque sur certaines affaires mêlant vie privée et vie publique, l’affaire Strauss-Kahn, l’affaire de Monaco, les journaux, L’Express, peuvent être critiqués. Et c’est une très bonne chose. L’interrogation déontologique est permanente chez nous. Où passe la ligne jaune ? Comment ne pas, pour vendre du papier, pour avoir un scoop, violer des règles éthiques qui semblent évidentes. C’est à l’école de journalisme qu’on commence à apprendre ces fondamentaux, et c’est ensuite dans la pratique de chaque titre, où chacun selon son identité, chacun avec son élasticité, on vérifie qu’on reste dans le cadre éthique, le cadre déontologique.

Néanmoins, cela ne suffit pas. Il faut maintenant aller plus loin. Il faut assurer deux choses pour qu’on puisse se dire que jamais une affaire News of the World n’arrivera chez nous. La première chose c’est qu’il faut des médias plus riches, il faut rétablir la santé économique des groupes notamment de presse écrite, parce que c’est avec des groupes de presse sains, des groupes de presse rentables, qu’on peut être sûr que les journalistes feront bien leur travail. Il faut une main d’œuvre de qualité, il faut avoir le temps de bien travailler, cela nécessite de l’argent. Il faut donc revoir les règles qui empêchent, en France, pour l’instant, des développements capitalistiques intéressants et puissants. Il faut pouvoir mettre plus d’argent pour faire de meilleurs journaux.

- Pour une éthique à géométrie variable

Enfin il faut aller plus loin dans la réflexion déontologique. Ne parlons pas d’un conseil de l’ordre, ne parlons pas d’une sorte de tribunal des journalistes, non : chaque journal doit garder en son sein le contrôle de sa déontologie et n’a de compte à rendre, finalement qu’à ses lecteurs. Mais, il faudrait pouvoir obliger tout titre qui mérite reconnaissance officielle à avoir en son sein une charte déontologique, une société des journalistes, une instance qui se penche sur les éventuels ratés, et qui puisse aussi défendre les journaux quand ils sont attaqués injustement. Il y a là-dessus beaucoup à faire.

 
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Notes

[1C’est ainsi que l’on exécute, à l’instar de Laurent Joffrin dans son ouvrage culte, Média-paranoïa (que nous avons lu pour nos propres lecteurs), toute critique radicale (ou structurelle) du fonctionnement de l’industrie des médias.

[2Cité par François Ruffin dans Les petits soldats du journalisme (éd. Les Arènes, 2003), dont il est question ici-même.

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