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« Touche pas à BHL », par Ruquier et Finkielkraut

par Grégory Rzepski, Henri Maler,

Une voix dissonante ? C’était une de trop.

Dans un paysage médiatique saturé par la promotion du récent livre de BHL, l’article paru dans Le Monde diplomatique de novembre intitulé « L’oligarchie, le Parti socialiste et Bernard-Henri Lévy » fait figure d’exception. Son auteur, Serge Halimi, critique, sur le fond, l’ouvrage d’« un intellectuel au crédit entamé mais à la présence médiatique envahissante ».

Une dissonance qui n’a pas eu l’heur de plaire aux administrateurs du « débat » médiatique puisque, si cette critique a été relayée par l’émission « Là-bas si j’y suis » du 5 novembre 2007 dont Serge Halimi était l’un des invités, elle n’a été discutée, pour elle-même, nulle part ailleurs. Pas même par ceux qui se présentent, pourtant, comme des grands amateurs de « débat » démocratique et qui sont, entres autres, visés par cet article ou par d’autres publications de Serge Halimi : BHL soi-même… ou Alain Finkielkraut.

Une impossible controverse, exemplaire des improbables discussions que prétendent, pourtant, souhaiter les administrateurs et bénéficiaires quasi exclusifs des « débats ».

I. L’impossible controverse

De la tournée médiatique de Bernard-Henri Lévy, nous croyions avoir tout dit [1]. Mais à la fin de cette tournée, le livre et son auteur ont encore eu droit à quelques éloges (voir en annexe celle de Philippe Val).

Bernard-Henri Lévy sauvé par Finkielkraut (et France Inter)

Le 1er novembre, BHL est l’invité de « On n’est pas couché » sur France 2. Laurent Ruquier l’accueille à bras ouverts : « Tout le monde en parle en bien ou en mal mais on en parle. » En mal ? Nous cherchons encore… Laurent Ruquier, en tous cas, ne dissimule pas son enthousiasme : « Celui-là, je n’ai pas votre talent et votre écriture, mais je pourrais signer à la fin. Moi je suis quasi d’accord avec ce que vous écrivez dans ce bouquin. Ah mais alors vraiment ! » Au cours de l’émission, seul le chroniqueur Eric Naulleau ose dire ce que nul ne peut ignorer : « Vous n’êtes ni philosophe, ni de gauche ». Une prise de distance qu’il atténue quelques instants plus tard : « Il m’arrive d’être d’accord avec Bernard-Henri Lévy, et notamment dans le droit d’ingérence, puisque nous étions dans le même camp du temps de la Bosnie et du Kosovo. » Bref, une énième émission de promotion de BHL et de son livre.

En fin d’émission, tout de même, Laurent Ruquier mentionne un article du Monde diplomatique  : « Un mot quand même sur l’attaque du Monde Diplomatique et de Serge Halimi, qui vous accusent en gros de traiter de nazie toute l’extrême gauche. Ils [sic] font d’ailleurs toute la liste de ceux que vous accusez d’être trop extrémistes et quasiment nazis. Ils vous accusent donc d’aller vers le libéralisme, vers le conservatisme aussi, qu’est-ce que vous répondez donc ? Ce papier il vous a fait quoi quand vous l’avez lu ? Deux pages entières, plus la “ une ” ! »

Réplique de BHL : « Ça c’est formidable, parce que le vrai sujet du papier, c’est pas tellement ce que vous dites, c’est comment ça se fait qu’on consacre autant de place dans les journaux et dans les émissions de télévision, comment ça se fait que tout le monde invite Bernard-Henri Lévy et l’accueille et lui parle de son livre. Et pour dire cela, ils consacrent des pages entières de leur propre journal plus leur “ une ”. » Ruquier : « Donc, ils vous font encore de la pub. » BHL : « Voilà. Consacrer des pages de son journal à me dire qu’on me donne trop de pages, c’est quand même un certain paradoxe. » Applaudissements. Ruquier : « Vous vous en sortez bien, bravo ! »

Comblé par la pirouette, le présentateur a oublié en cours de route la question qu’il avait posée et, metteur en scène de grands « débats », ne s’est guère ému de l’absence de réponse sur le fond à l’article d’Halimi.

Bernard-Henri Lévy sauvé par Finkielkraut (et France Inter)

Pour sa part, BHL, confronté à une seule critique sans complaisance, esquive la confrontation. Cette critique isolée ne sera pas plus discutée par Alain Finkielkraut qui est pourtant invité à le faire sur France Inter, le 10 novembre 2007.

Ce jour-là, cet autre grand amateur de « débats » est l’invité du « Zapping de France Inter » (une émission qui revient sur les grands moments de la semaine écoulée). Le présentateur lui fait entendre un passage de l’émission « Là-bas si j’y suis » du 5 novembre 2007 au cours de laquelle Serge Halimi critique les analyses de Bernard-Henri Lévy, sa médiatisation, et évoque, notamment, les propos très durs de Cornélius Castoriadis sur BHL : « Sous quelles conditions sociologiques et anthropologiques, dans un pays de veille et grande culture, un “auteur” peut-il se permettre d’écrire n’importe quoi, la « critique » le porter aux nues, le public le suivre docilement – et ceux qui dévoilent l’imposture, sans nullement être réduits au silence ou emprisonnés, n’avoir aucun écho effectif ? (…) Que cette camelote doive passer de mode, c’est certain : elle est, comme tous les produits contemporains, à obsolescence incorporée. »

A l’antenne, Serge Halimi s’appuie notamment sur cette citation pour résumer sa position : « Je pense qu’en ce moment, ce à quoi on est en train d’assister, c’est à un climat de “Thermidor” intellectuel. (…) [C’est-à-dire] le fait de mettre au pinacle un certain nombre d’intellectuels, pas très valorisés d’ailleurs dans leur zone d’activité parce que personne parmi les philosophes ne considère Bernard-Henri Lévy comme un philosophe, mais qui, du fait qu’il dispose d’un certain nombre de réseaux, et de réseaux bien huilés puisque, apparemment, maintenant il concerne aussi France Inter (…), peuvent faire la promotion permanente de leur œuvre et en fait mener toujours la même initiative, la même entreprise qui est de disqualifier la gauche radicale, la gauche de gauche et de promouvoir la gauche libérale, la gauche de droite. »

http://www.acrimed.org/IMG/mp3/zapping_inter_finkie_halimi3_1c_101107.mp3


Format mp3 - Durée : 1’ 27" - Téléchargeable ici

Au micro de France Inter, la réaction d’Alain Finkielkraut, confronté à la rediffusion de cet extrait, est stupéfiante. Ce qui dans le cas de Finkielkraut est, en vérité… sans surprise.

Après avoir rappelé qu’il a eu, avec Bernard-Henri Lévy, au sujet du récent livre de ce dernier, « un débat que Le Nouvel Observateur a publié et où [leurs] divergences, nombreuses, apparaissaient clairement », Finkielkraut consacre l’essentiel de sa fulmination à esquiver toute réponse à la critique de BHL par Halimi.

Première cible ? L’émission de Daniel Mermet [2] : « Pour ce qui est de l’émission de Daniel Mermet, je suis absolument frappé par l’absence de toute déontologie journalistique. [Il martèle chaque mot.] On a le droit de penser ça de Bernard Henri-Lévy, mais à ce moment-là, à la radio notamment, on essaye de le lui dire en face. »

Cette leçon de déontologie, venant de quelqu’un qui s’est discrédité à de nombreuses reprises par son manque de rigueur, sinon de probité [3], et qui organise son interminable monologue, même en présence de contradicteurs, à l’antenne de France Culture [4], témoigne d’une singulière conception du « débat » : comme si celui-ci ne pouvait avoir lieu que dans une même émission, sans tenir compte de la formidable disproportion des conditions d’expression entre une star des médias comme BHL et n’importe lequel de ses contradicteurs éventuels.

Dans les termes de ces « voyous » qu’il abhorre (« on essaye de le lui dire en face »…), Alain Finkielkraut reformule donc la règle ordinaire du « débat » médiatiquement administré tel qu’il le pratique : le même, toujours, face à un autre, occasionnellement. Et ce dernier se voit intimer un ordre : « Viens, viens, ça va être ta fête ! ».

Sur France Inter, Finkielkraut poursuit sa diatribe en dénonçant, à grand renforts de déformations, le refus de débats… qu’il rend lui-même impossibles.

On écoute Monsieur Le Procureur :

http://www.acrimed.org/IMG/mp3/zapping_inter_finkie_halimi3_2c_101107.mp3


Format mp3 - Durée : 2’ 02" - Téléchargeable ici

Et on lit posément l’acte d’ex-communication :

« Le propos de Daniel Mermet, c’est de dénoncer les ennemis sans jamais leur donner la parole. Lorsqu’il a défendu Tariq Ramadan, après que celui-ci ait fait une liste d’intellectuels communautaristes tous juifs à l’exception de Taguieff - mais il croyait qu’il était juif -, ça avait créé de l’émoi. Daniel Mermet avait défendu Tariq Ramadan
[sic] dans une émission où il n’avait invité que des gens qui lui étaient favorables [re-sic], dont José Bové et Daniel Bensaïd, et une jeune femme qui essayait de dire que peut-être était-il un peu misogyne, mais sa voix avait été très vite étouffée. C’est comme ça que fonctionne quotidiennement cette émission. Et un mot nous explique pourquoi. C’est un mot effrayant : Thermidor. Bernard Henri-Lévy serait thermidorien. Alors faisons un peu d’histoire : Thermidor a mit fin à la Terreur. Je ne suis pas thermidorien, mais ceux qui considèrent, qui font de Thermidor une catégorie, sont des nostalgiques de la Terreur. Ce sont des robespierristes. Ils ne peuvent pas couper les têtes, ils n’en ont pas absolument les moyens, donc ils les coupent imaginairement dans des émissions qu’ils leur consacrent, parce que pour eux, la politique, c’est comme le pensait Robespierre, la guerre de l’humanité contre ses ennemis : on n’invite pas les ennemis de l’humanité, on les injurie. Que cela ait lieu sur le service public n’honore pas le service public. Et je dirai un dernier mot, un dernier mot sur Castoriadis : j’ai été l’ami de Castoriadis. Et simplement, Castoriadis en effet pouvait être très sévère. Mais qui étaient ses amis ? C’étaient des gens qui ne pensaient pas comme lui, c’était Pierre Manent, c’était Philippe Raynaud, c’était Luc Ferry, des gens avec lesquels il se disputait jusqu’à trois heures du matin. Jamais ces gens-là n’auront l’honneur d’une citation au Monde Diplomatique ou chez Daniel Mermet, sauf pour être injuriés. Donc je retire à Serge Halimi le droit de se réclamer de Castoriadis , et j’ajoute pour finir que j’ai essayé de l’inviter, moi, Serge Halimi, à mon émission, lorsqu’il avait fait Les nouveaux chiens de garde, il n’est pas venu. Jamais ces gens-là ne parlent avec des gens qui ne pensent pas comme eux. Ils les injurient, c’est tout ce qu’ils font. »

II. D’improbables « débats »

Que Finkielkraut (comme BHL) soit un excommunicateur professionnel qui bannit de la communauté démocratique ceux-là mêmes avec qui il prétend « débattre » n’a rien de surprenant. Mais qu’aveuglé sur lui-même par la lumière qu’il diffuse, il ne voit pas qu’il guillotine (verbalement …) ceux qui ne partagent pas ses fulgurantes analyses n’est pas seulement un symptôme avant-coureur d’une cécité grandissante : ses propos sont le symptôme de maux plus profonds qui rendent improbables, voire impossibles les « débats » qu’administrent ces prétendus adorateurs de « débats ». Le plaidoyer de Finkiekraut est leur Manifeste. Il mérite qu’on s’y arrête.

1) Ils ne discutent pas les arguments

Comment procède Alain Finkielkraut ? Comme BHL dans l’émission de Laurent Ruquier, il « réplique » à côté. Ruminant sans cesse les mêmes détestations, il laisse la critique de Serge Halimi sans réponse pour s’en prendre d’abord à l’émission de Daniel Mermet, puis à Serge Halimi. Les arguments ne sont jamais examinés pour eux-mêmes et le « débat » est systématiquement le prétexte au ressassement des mêmes condamnations aussi sommaires que définitives.

Rien de nouveau sous le soleil, en effet. En 1997, déjà, dans une tribune publiée par Le Monde (« Le monde de la haine et des slogans », le 12 décembre 1997), le même essayiste s’en était pris à Serge Halimi à l’occasion de la parution de la première édition des Nouveaux chiens de garde. Il écrivait alors : « La pensée unique est un vrai sujet, ainsi d’ailleurs que la triste exception française du copinage généralisé, mais au lieu de le traiter, Serge Halimi accomplit dans Les Nouveaux chiens de garde le prodige rétro de constituer tous les non-marxistes de France en serviteurs du Grand Capital. »

De même, lors des « rencontres de Pétrarque » diffusées par France Culture le dimanche 15 août 1999, Alain Finkielkraut expliquait, au sujet du même livre, qu’« il existe aujourd’hui une critique totalitaire du conformisme médiatique. Le conformisme médiatique existe mais il mérite une critique démocratique. » Cette critique démocratique, huit ans plus tard, on l’attend toujours…

… Comme le soulignait Jacques Bouveresse en 1999 : « Finkielkraut s’est scandalisé que l’on puisse utiliser à nouveau une expression comme “chiens de garde”, parce qu’il n’y a plus, selon lui, que des marxistes sectaires qui puissent avoir l’idée de le faire. (…) Comme la pensée unique, le copinage lui semble un vrai sujet et il pense que Serge Halimi ne l’a pas traité. Mais, dans ce cas, qu’est-ce qui l’empêche de le faire lui-même ? Il dispose sûrement d’une expérience de tout premier ordre dans ce domaine et le résultat ne manquerait pas d’être au plus haut point intéressant. Mais j’ai bien peur que le copinage généralisé ne fasse surtout partie de ces choses abstraites que l’on doit toujours mentionner en passant, pour montrer que l’on sait à quoi s’en tenir, mais qui ne mérite jamais que l’on s’y attarde concrètement. » (Prodiges et vertiges de l’analogie, Raisons d’agir, 1999, pp. 123-124)

2) Ils injurient et ils affabulent

« J’ai essayé de l’inviter, moi, Serge Halimi, à mon émission, lorsqu’il avait fait Les nouveaux chiens de garde, il n’est pas venu. Jamais ces gens-là ne parlent avec des gens qui ne pensent pas comme eux. Ils les injurient, c’est tout ce qu’ils font. » Ces reproches sont proférés par quelqu’un dont le sens de la mesure et le calme olympien sont légendaires.

Mais à quoi rimerait la discussion avec quelqu’un qui commence par vous définir comme un « nostalgique de la Terreur » ?

Dans sa tribune publiée par Le Monde en 1999, Finkielkraut expliquait déjà : « Quand l’imposture totalitaire a fini par éclater, j’ai cru qu’une époque se terminait et que l’intelligentsia entrait dans l’ère de la délibération, de l’échange d’arguments et des désaccords civilisés. Je rêvais. » Alain Finkielkraut surestimait surtout sa propre capacité à faire son entrée dans cette « nouvelle ère ».

Quel sens y aurait-il à débattre avec quelqu’un qui voit en vous un suppôt intellectuel du totalitarisme passé et, surtout, à venir ? C’est le même Finkielkraut qui dans la revue Médias, en septembre 2004, proclamait : « Serge Halimi ne peut pas pratiquer autre chose que l’insulte : Les nouveaux chiens de garde, comme leur nom élégant l’indique, sont à la fois des ignorants – la vérité est progressiste – et des méchants, puisqu’ils mettent leur talent purement rhétorique au service de l’injustice et de l’oppression. Le totalitarisme ne commence pas avec “Big Brother”, il faut bien une pensée qui nous mène à lui. Or, cette pensée, c’est précisément la division de l’humanité en deux blocs. Au bout du compte, l’humanité véritable est réservée à un seul camp, et nous ne sommes rien d’autre que les ennemis du genre humain » ?

Alain Finkielkraut ne se rend même pas compte qu’il dénonce d’abord – exception faite, peut-être, de la lutte contre l’oppression – sa propre rhétorique.

Qui insulte ? Qui partage l’humanité en deux blocs ? Entre les doux amis de la démocratie et les méchants fourriers du totalitarisme ? Qui insulte qui ? Quels sont les propos insultants dans l’extrait de l’émission « Là-bas si j’y suis » ? Quels sont-ils dans l’article du Monde diplomatique  ? Si le moindre trait polémique est une insulte, alors que dire des charges polémiques et du mépris écrasant dont abusent à longueur d’antennes et de colonnes de prétendues victimes que l’on entend et lit partout ?

Que dire de la désinvolture d’ Alain Finkielkraut laissant Jean-Claude Milner qualifier d’antisémite un livre de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron puis proposant un « débat » sur cette grande question avant de se rétracter [5] ?

Que dire aussi de la désinvolture de Bernard-Henri Lévy qui peut inventer des citations comme « synarchies new-yorkaises » et les attribuer au Monde diplomatique, pour les besoins de sa démonstration et de sa promotion [6] ? Faut-il tenir pour négligeables les amalgames qui transforment en nazis tous ceux qui ne s’agenouillent pas devant le mausolée que BHL se construit pour l’habiter de son vivant ?

Aucune injure, aucun mépris, aucune bassesse sous la plume de BHL ? Il suffit de le lire (p.196 de « ma bible ») : « Et puis chez les épigones enfin, chez les tout petits bourdivins , disciples trop pressés d’une “pensée critique” où ils croient que critique veut dire détestation ou délation, chez ces courriéristes approximatifs d’une idiotisme altermondialiste griffé Monde diplo qui semblent sincèrement persuadés que « philosophie du soupçon”, dans les textes de leurs maîtres, signifiait “philosophie de juges d’instruction et de flics”, chez ces cyniques qui, n’en étant pas à une bassesse près vont jusqu’à insulter le cadavre de Paul Nizan en détournant le titre et le sens de ses Chiens de garde et tentant de s’emparer du bel esprit de colère qui y sévissait, chez les épigones, donc, cette notion de “connivence” qui gardait encore, chez Bourdieu, un semblant de signification structurale dégénère un peu plus et se dégrade comme sous l’empire d’une entropie qui s’accélère. » BHL ne s’abaisse même pas à citer le nom de quelqu’un qui insulterait « le cadavre de Paul Nizan » : un bel exemple de « désaccord civilisé », comme dirait Finkielkraut.

Retenons nos larmes. Mais apprécions à sa juste valeur la bienséance commune à nos excommunicateurs : quand l’un prive Halimi du « droit de se réclamer de Castoriadis », l’ autre lui interdit de se réclamer de Paul Nizan ! Et quand l’un comme l’autre attribuent à leurs contestataires les filiations de leur choix ? Totalitaires, forcément.

3) Ils racontent n’importe quoi

L’évocation de Castoriadis fournit en outre à Finkielkraut l’occasion de réfuter un argument par un témoignage. Quand Serge Halimi cite un texte très précis, très long et très argumenté [7], Finkielkraut lui oppose son amitié personnelle pour Cornélius Castoriadis, et s’en prévaut pour prendre la défense de leurs amis communs : « J’ai été l’ami de Castoriadis. Et simplement, Castoriadis en effet pouvait être très sévère. Mais qui étaient ses amis ? C’étaient des gens qui ne pensaient pas comme lui, c’était Pierre Manent, c’était Philippe Raynaud, c’était Luc Ferry, des gens avec lesquels il se disputait jusqu’à trois heures du matin. Jamais ces gens-là n’auront l’honneur d’une citation au Monde Diplomatique ou chez Daniel Mermet, sauf pour être injuriés [sic]. Donc je retire à Serge Halimi le droit de se réclamer de Castoriadis. »

L’art avec lequel Alain Finkielkraut transforme la moindre anecdote en leçon de morale lui tient lieu de philosophie. Mais n’est pas Montaigne qui veut ! …

… Ni Inquisiteur qui tente de l’être, quand il s’efforce de détecter le « signe du diable » pour condamner les sorcières : « C’est un mot effrayant : Thermidor. Bernard Henri-Lévy serait thermidorien. Alors faisons un peu d’histoire : Thermidor a mis fin à la Terreur. Je ne suis pas thermidorien, mais ceux qui considèrent, qui font de Thermidor une catégorie, sont des nostalgiques de la Terreur. Ce sont des robespierristes. Ils ne peuvent pas couper les têtes, ils n’en ont pas absolument les moyens, donc ils les coupent imaginairement dans des émissions qu’ils leur consacrent, parce que pour eux, la politique, c’est comme le pensait Robespierre, la guerre de l’humanité contre ses ennemis : on n’invite pas les ennemis de l’humanité, on les injurie. »

Sans revenir aux manuels d’Histoire pour lycéens dont Alain Finkielkraut tourne les pages avec des moufles, il suffit de remarquer que c’est lui-même qui transforme Thermidor en « catégorie », alors qu’il s’agit plus simplement d’une expression qui désigne les involutions réactionnaires qui remettent en cause les conquêtes de l’égalité [8] et qui construit la « catégorie » des « robespierriste » qui « coupent imaginairement [des têtes] dans des émissions ». Ce qui a, à peu près, autant de sens que de constituer en antisémites ceux qui critiquent la politique d’Israël, comme le fait en permanence Finkielkraut, préférant, sur ce sujet comme sur tant d’autres, « l’enflure à la mesure et, pour tout dire, le mensonge à la vérité » ainsi que l’écrit Sébastien Fontenelle [9] .

Toujours prompt à attribuer à autrui les passions tristes qui l’animent et à s’affranchir des règles minimales qui garantissent la probité et l’équilibre de l’argumentation, Alain Finkielkraut désamorce par avance la possibilité même d’une discussion rationnelle.

4) Ils bénéficient toujours du dernier mot

Mais enfin, et surtout, ce qui rend presque impossible tout débat rationnel avec ceux qui les administrent à leur profit quasi exclusif, c’est que l’apparence d’une distribution équitable de la parole (fondée sur l’existence de quelques « niches » concédées à ceux qui les contestent) n’est, précisément, qu’une apparence : s’en tenir à cette apparence, ce serait oublier tout ce qui a précédé et qui a contribué à imposer comme des évidences les schémas de pensée et de discours de personnages comme BHL ou Finkielkraut… et leur omniprésence.

Leur statut de « bons clients » leur vaut une telle fréquence d’invitations qu’ils auront, dans les médias qui les consacrent, toujours le dernier mot.

Le matin de son passage sur France Inter, Alain Finkielkraut s’exprimait dans sa tribune permanente : « son » émission, « Répliques » sur France Culture. Et le lendemain, il était l’invité de Christine Ockrent dans « Duel sur la 3 » sur France 3. Lors de cette émission, sans insulter et en examinant dans le détail les revendications des étudiants, il expliquait : « C’est un mouvement pathétique. Ils militent comme si la clochardisation des universités allait faire leur salut. Un mouvement sénile [...], un mouvement odieux parce qu’il entre en politique par la voie de l’intimidation. » Enfin, le même jour, Le Monde (édition datée du 11 décembre) consacrait un grand entretien à Paul Thibaud… et Alain Finkielkraut.

Ainsi, alors que Bernard-Henri Lévy a joui d’une campagne médiatique exceptionnelle, et que les critiques lui furent toutes favorables, la seule contradiction est emportée par le vent des « débats » de plateaux et de studios.

Qui nous dira quels débats sont possibles dans de telles conditions ?

Henri Maler et Grégory Rzepski (avec Antoine, Mathias et Ricar).



Annexe :

La nouvelle groupie de Bernard-Henri Lévy, Philippe Val, après avoir salué son livre dans Charlie Hebdo, se sent obligé de lui frictionner les souliers, lors de la venue de son idole sur Paris Première (« ça balance à Paris », 4 novembre) : « C’est un livre qui propose déjà une analyse des problèmes philosophiques de la gauche actuelle, et des marqueurs à partir desquels on peut dire, on peut affirmer que la gauche et la droite c’est pas pareil. En quelque sorte c’est un bouquin de philosophie politique, Bernard-Henri Lévy est un philosophe, il fait son travail de philosophe. » Pour ceux qui, il y a quelques années encore, pensaient, avec Philippe Val, que BHL était « le Aimée Jacquet de la philosophie », il y a de quoi être surpris.

« Par ailleurs, continue l’adulateur, on lui a reproché de définir ce que c’était que la gauche à partir notamment de Mai 68, de la colonisation, de l’affaire Dreyfus et de Vichy. “Oui, mais là dedans où est le social ?”, on va dire hein : “la gauche c’est aussi le social”… Mais ça va de soi que c’est aussi du social la gauche . Et c’est un mauvais reproche qu’on fait à Bernard-Henri Lévy parce que je pense que ces quatre marqueurs sont vraiment essentiels, très importants, il ne faut pas qu’il en manque un pour pouvoir avoir une pensée de gauche… » Pourtant, même pour l’aile droite du PS, dans les critiques qu’ont signées (pour Le Monde ou le JDD) ses cadres (Manuel Valls, Pierre Moscovici), le livre de BHL pêche de ne pas aborder le social. Et Val de répliquer en reprenant... l’argument utilisé comme un refrain par Bernard-Henri Lévy quand il est interrogé sur ce point : « C’est important et il parle aussi du social dans un chapitre assez décisif sur la banlieue, sur la banlieue là où il se démarque de tous ses anciens amis, qui sont peut-être encore ses amis d’ailleurs, mais il se démarque de ses compagnons de route qui sont tous passés chez Sarkozy entre autres sur la question des émeutes de banlieues. (…) Lui il dit non, attendez : ‘il y a un problème de justice sociale là’, on ne peut pas résumer les émeutes de banlieues à des émeutes de purs voyous, et là il fait une analyse assez fine… » Le flot de compliments ne s’arrête pas… Et Philippe Val conclut : « Je pense c’est un livre utile, c’est un livre de mise au point, c’est un livre qui donne un dessein à partir duquel on peut réfléchir à ce que ça veut dire être de gauche aujourd’hui, et c’est pas mal quand même… » C’est pas mal quand même de se dire aussi que le prochain livre de Val aura une bonne critique dans Le Point ?

 
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Notes

[1Lire ici même « BHL, évidemment ».

[2Que Finkiekraut cherche d’autant plus à accabler que le procès en antisémitisme contre l’animateur de « Là-bas si j’y suis » a été perdu par ses amis. Un procès dans lequel Alain Finkielkraut a été cité comme témoin à l’appui des parties civiles.

[3Ainsi, en 1995, Alain Finkielkraut expliqua dans Le Monde (2 juin 1995), que le jury du festival de Cannes avait « honoré un illustrateur servile et tape-à-l’œil de clichés criminels ; il a porté aux nues la version rock, postmoderne, décoiffante, branchée, américanisée, et tournée à Belgrade de la propagande serbe la plus mensongère. » Il dû avouer peu après la publication de cette tribune l’avoir écrite… sans avoir vu le film de Kusturica.

[4Dernier exemple en date : un « débat » sur Pierre Bourdieu.

[6Lire ici même « BHL, évidemment ».

[7Ce texte est disponible sur le site pierre-vidal-naquet.net à la suite de la critique du Testament de Dieu de Bernard-Henri Lévy par Pierre Vidal-Naquet dans Le Nouvel Observateur en juin 1979 et de la réponse de BHL.

[8Et qu’appellent de leur vœu, par exemple, certains commentateurs médiatiques au sujet de l’école . Mais c’est un autre « débat »…

[9La Position du penseur couché. Répliques à Alain Finkielkraut, Privé, 2007, p. 50.

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