Accueil > Critiques > (...) > Europe, si près, si loin

Vous allez adorer haïr Jeremy Corbyn, candidat à la direction du Labour

par Denis Souchon,

Le député travailliste Jeremy Corbyn est, d’après les sondages, largement en tête des intentions de vote pour l’élection au poste de leader du Labour qui a débuté le 14 août et doit se terminer le 10 septembre. Du coup, comme cela s’était déjà produit lors du référendum du 5 juillet 2015 qui a vu le peuple grec refuser le diktat de la troïka, la presse de marché est le relai empressé des dominants pour tenter de discréditer par tous les moyens discursifs celui qu’elle présente comme un dinosaure-gauchiste-barbu-sectaire-et-végétarien.

Dans Deux siècles de rhétorique réactionnaire [1] Albert O. Hirschman attire notre attention « sur certains arguments-types que reprennent invariablement les tenants des (...) mouvements de réaction » [2].

En s’inspirant de cette démarche, et en nous appuyant sur un corpus de 10 articles parus entre le 28 juillet et le 17 août [3], nous avons identifié cinq arguments-types utilisés par les médias pour essayer d’enlever toute crédibilité à la candidature de Jeremy Corbyn.



1/ Jeremy Corbyn fait le jeu des conservateurs car avec lui à sa tête le Labour perdra les législatives de 2020.
On retrouve là la thèse de l’inanité détectée par Hirschman, thèse qui pose que « toute tentative de transformation de l’ordre social est vaine, que quoi qu’on entreprenne ça ne changera rien » [4].

 Le Huffington Post : « [Corbyn] sera incapable de mener son parti à la victoire dans cinq ans »

 Les Échos : «  "Un leader de ce type n’a aucune chance de remporter les prochaines élections législatives", tempère Pauline Schnapper. "Et les conservateurs se frottent les mains, car c’est évidemment dans leur intérêt que Jeremy Corbyn devienne le prochain leader travailliste."  »

 Le Monde : « un retour aux stratégies perdantes »
« La seule conquête de la position de leader (qui serait certes un événement majeur et spectaculaire) ne saurait remettre en cause un quart de siècle de marginalisation des sensibilités socialistes et anti-impérialistes du parti »

 Le Point : « Des nombreuses surprises provoquées par l’émergence dans la course au leadership du parti travailliste britannique du candidat le plus à gauche, Jeremy Corbyn, la moindre n’aura pas été d’avoir enthousiasmé la droite britannique. Le dernier sondage, qui donne au député d’Islington (nord de Londres) une large avance sur ses adversaires, réjouit les conservateurs : quoi que fasse Corbyn à la tête du Labour, il leur fera gagner les prochaines élections prévues en 2020 ».

 L’Express : « D’autres s’inquiètent de voir la droite encourager Corbyn pour ruiner les chances des travaillistes aux prochaines élections. "Si vous voulez condamner le Labour à des années de traversée du désert, encourage le très conservateur Daily Telegraph, inscrivez-vous sur le site du parti travailliste pour la modique somme de trois livres afin de voter pour le ’camarade Corbyn’"  ».
« Il serait incapable de faire régner la discipline parmi les frontbenchers (ténors du parti), et pourrait faire revivre aux travaillistes l’ère du dirigeant de l’aile gauche Michael Foot, au début des années 1980. Il avait permis à Margaret Thatcher de remporter un second mandat, en 1983, offert au Labour son plus mauvais score depuis 1945 et assuré la domination des conservateurs jusqu’en 1997 »

 Libération : «  "Les autres candidats sont de second plan, pour être honnête aucun n’est vraiment inspirant", estime Iain Begg, professeur de sciences politiques à la London School of Economics, tout en soulignant lui aussi que le Labour n’a aucune chance aux législatives de 2020 avec Corbyn à sa tête ».

 L’Opinion : « un pseudo-radicalisme, nouvel habit du conservatisme »



2/ La fin du Labour

Il s’agit de la thèse de la mise en péril également mise en évidence par Hirschman.

 Le Huffington Post citant une tribune de Tony Blair publié par The Guardian :
« Tony Blair prédit "l’annihilation" du Labour »
« … la "tragédie" que constituerait à ses yeux l’élection de Corbyn »
«  "Si Jeremy Corbyn l’emporte, cela ne signifiera pas une défaite comme en 1983 ou 2015. Cela entraînera une déroute, peut-être l’annihilation", menace-t-il. Le parti travailliste, assure-t-il, "est en train de marcher les yeux fermés et les bras ouverts au bord du précipice"  ».
« … le Parti travailliste veut à tout prix éviter une nouvelle déconvenue électorale qui pourrait précipiter sa disparition »

 Le Monde : « les manœuvres d’électeurs de droite qui "votent Corbyn" pour tuer le Labour, comme le quotidien conservateur le Daily Telegraph les y encourage »
« Avec M. Corbyn, "le danger est que le grand parti de gouvernement qu’est le Labour soit réduit à un simple groupe de pression", estime Tristram Hunt, ministre de l’éducation du cabinet fantôme du Labour »

 L’Obs : « Pour Tony Blair, le Labour risque "l’anéantissement" s’il se choisit Jeremy Corbyn comme nouveau dirigeant ».



3/ Corbyn est un homme du passé...
... donc dépassé et sans intérêt, un has been vintage pour archéo-loosers.

 Le Huffington Post : « Yvette Cooper a résumé le programme de son adversaire (qui prévoit notamment la nationalisation des chemins de fer, la sortie du nucléaire et une relance de l’économie par l’Etat) à "de vieilles solutions à de vieux problèmes". »

 Le Monde : « M. Corbyn, 66 ans, député du quartier londonien d’Islington depuis plus de trente ans, considéré comme un dinosaure gauchiste par l’establishment du Labour »
« … la mode du vintage »

 Slate.fr : « Cet étrange remake britannique du "tout sauf Ségolène" de 2006 s’accompagne de réminiscences des années 1980. Pour ses adversaires, Corbyn et ses vieilles recettes (retour de la propriété publique, taxation des plus riches, redistribution plus forte…)… »

 Le Point  : « son âge canonique détonne dans ce pays au personnel politique jeune »
«  "Corbyn est l’exemple même des radicaux londoniens des années 70 et 80, qui avaient conquis le vieux parti travailliste grâce à une plateforme écologique et de défense des droits de l’homme et à une vision internationaliste", explique Tony Travers, professeur à la London School of Economics. »

 L’Express  : « Aux plus belles heures du blairisme, Jeremy Corbyn passait pour un gauchiste désuet mais guère dangereux. Hostile à la monarchie, défenseur des déshérités, proche du Sinn Fein nord-irlandais, ses idées semblaient vouées à rester aux oubliettes de l’histoire »

 Libération cite un professeur de sciences politiques à la London School of Economics : « Il a un discours qui date d’il y a 30 ans »

Dans L’Opinion le toujours jeune Éric Le Boucher nous offre une rétrospective de ses subtiles imprécations :
« La gauche anglaise tentée par le romantisme »
« il est gauche-archéo, Jeremy Corbyn »
« Que la gauche du pays le plus innovateur en matière politique depuis quatre décennies plonge en arrière dans l’idéologie d’une extrême gauche type année 1970 a de quoi interloquer ».
« vieux modèle cubain qui rend l’âme »

« le socialisme archéo conduit tout simplement à l’inverse de ce qu’il prétend apporter : il débouche sur moins de social parce qu’il casse l’économie et affecte la croissance. [5] le radicalisme n’aboutit pas à plus de social mais à moins ».
« Le gauchisme, "maladie infantile du communisme", disait Lénine en 1920 ».
« vétéran Corbyn, vieux routier des Communes »
« Les militants de gauche veulent entendre des beaux discours comme ceux d’autrefois »
« les discours archéo continuent de laisser croire qu’il suffit d’arrêter "le libéralisme" et "l’austérité" et de revenir aux Trente Glorieuses. Le radicalisme romantique encourage la fainéantise et réciproquement. »



4/ C’est à cela qu’on reconnaît le gauchiste Corbyn : il est fou, possédé par le diable, il mange les enfants et, en plus, il manque d’objectivité [6].
Frissons et sueurs froides garantis...

 Le Huffington Post : « Jeremy Corbyn, le "socialiste" made in UK qui terrorise le Parti travailliste de Tony Blair »
«  "Stéréotype du gauchiste nord-londonien", selon l’hebdomadaire de gauche New Statesman  »
« une personnalité jugée trop à gauche »
« ce "socialiste" (un gros mot en Grande-Bretagne) »

« sa "face cachée" »

 Les Échos : « ce barbu à l’air un rien austère »
« celui qui se déclare fièrement "socialiste" et assure qu’il y a "beaucoup de choses à apprendre" de Karl Marx ».
« a tout d’un épouvantail pour l’establishment britannique »
« Jeremy Corbyn profite par ailleurs d’un soutien de poids : celui des centrales syndicales Unison et Unite (...) dont l’image est très dégradée dans l’opinion publique ».

 Le Monde : « l’un des rares députés à s’affirmer "socialiste" dans un pays où ce mot équivaut à un chiffon rouge  »
« De Karl Marx, il y a "beaucoup de choses à apprendre", a-t-il affirmé, faisant frissonner l’auditoire de la BBC ».

 Le Point : « Jeremy Corbyn, le dynamiteur du Labour »
« ses convictions ultra »
« En 1983, en pleine déroute travailliste face à Thatcher, il est élu député d’Islington, une circonscription "rouge" du centre de Londres ».
« Ce croisé de l’enseignement public »

« ce rebelle dans l’âme »
« son discours gauchisant »
« Sectaire et sûr de son bon droit, le favori à la direction du Labour n’a pas coutume de faire dans la dentelle »

 L’Express : « Jeremy Corbyn, le "gauchiste" dont la popularité affole le parti travailliste »
« D’aucuns, tel le Daily Mail, ont vu dans la progression du candidat de gauche une tentative d’infiltration menée par des taupes d’extrême gauche  »
« Jeremy Corbyn a toujours agacé les centristes du Labour par son soutien à toutes les causes "de gauche" »

 Libération : « ses idées jugées extrémistes »
«  "Stéréotype du gauchiste nord-londonien", selon l’hebdomadaire de gauche New Statesman »

 L’Obs : « cet admirateur de Karl Marx est partisan de nationalisations, d’une hausse des dépenses publiques et d’un alourdissement de la fiscalité sur les entreprises et les plus fortunés »



5/ Corbyn est-il un farfelu végétarien ou un cycliste excentrique ?

Moquer le style (de vie) de Jeremy Corbin est un moyen de jeter la suspicion, par une forme d’effet de contamination, sur ses propositions politiques.

 Le Huffington Post : « il est végétarien, ne boit pas d’alcool, cultive son propre jardin et se déplace à vélo. Allergique aux cravates, celui-ci reconnait même avoir divorcé de la deuxième de ses trois épouses parce qu’elle voulait envoyer leurs enfants dans une école privée »

 Courrier International : « le Sunday Times, édition dominicale du Times, lui reconnait des qualités d’orateur certaines et ironise : "Même des hommes plus âgés et parfaitement hétérosexuels, ont l’air amoureux de lui"  »

 Le Monde : « Ascétique, végétarien, refusant de boire de l’alcool et de posséder une voiture, il est perçu comme la caricature des intellectuels de gauche du nord de Londres »
« Dénué de charisme »

 Le Point : « Sa personnalité bohème »
« En dehors de la politique, la seule distraction de ce végétarien pur et dur à l’allure bohème est la confection de confitures. Mais il n’a rien de l’écolo d’Épinal tel qu’on l’imagine généralement ».

 L’Express : « Corbyn ne s’était fait remarquer qu’à deux reprises, rappelle le Daily Telegraph  : en 1999, lorsqu’il s’est séparé de son épouse qui avait envoyé leur fils dans le privé contre son voeu, et en 2002 lorsqu’il a revêtu une veste rouge à l’occasion de l’hommage à la défunte reine mère à la chambre des Communes. »
« ce végétarien qui circule dans Londres en vélo – il n’a pas de voiture – »

 Libération : « il est végétarien, ne boit pas d’alcool, cultive son propre jardin et se déplace à vélo. La légende veut qu’il ait divorcé de la deuxième de ses trois épouses car elle voulait envoyer leurs enfants dans une école privée et pas publique ».

 L’Opinion : « il roule à vélo, il porte des chemises froissées »


***



Qu’ils s’expriment directement ou qu’ils se réfugient derrière les propos d’ « experts » ou de « spécialistes » soigneusement choisis, les auteurs des articles étudiés ont donc à leur disposition une série d’arguments-types qu’ils peuvent mobiliser (et combiner entre eux ) plus ou moins intensément et durablement selon le rédacteur de l’article (il y a ainsi un gouffre entre les vitupérations d’Eric Le Boucher dans L’Opinion et l’article nettement plus analytique de Fabien Escalona sur Slate.fr [7]), le type de public visé et l’effet recherché.

La candidature de Jeremy Corbyn à la tête du Labour est l’occasion de voir les médias dominants de tous bords prendre très rapidement toutes les armes discursives sauf une : l’heure n’est plus à la promotion de la culture du débat.



Denis Souchon



Post-Scriptum : Corbyn, tueur d’enfants ?
Et que dire de cette une de Libération qui, pas très subtilement, dresse un parallèle entre les « griffes » de Corbyn et celles de Freddy Krueger, personnage de fiction qui attaque (et tue) les enfants dans leurs rêves ?

Nous n’en dirons rien.

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Fayard, 1991.

[2Ibid., p.21.

[3« Royaume-Uni : Jeremy Corbyn, le "gauchiste" dont la popularité affole le parti travailliste », par Catherine Gouëset sur L’Express.fr du 28/07/2015.

« Jeremy Corbyn fait souffler un vent de gauche - et de panique - sur le Parti travailliste », un article de l’AFP mis en ligne par Libération le 02/08/2015.

« Jeremy Corbyn, l’homme qui bouscule le Labour sur sa gauche », par Philippe Bernard dans Le Monde daté du 12/08/2015.

« Jeremy Corbyn, socialiste radical à l’assaut du Parti travailliste », par Adrien Lelièvre dans Les Échos le 12/08/2015.

« Jeremy Corbyn, le dynamiteur du Labour, a le vent en poupe », par Marc Roche dans Le Point du 12/08/2015.

« Jeremy Corbyn, le "socialiste" made in UK qui terrorise le Parti travailliste de Tony Blair », par Geoffroy Clavel dans Le Huffington Post le 14/08/2015.

« Jeremy Corbyn, le candidat qui bouscule la gauche britannique », par Charlotte Onfroy-Barrier dans Courrier international le 14/08/2015.

« Jeremy Corbyn, le candidat qui fait peur aux néo-travaillistes », par Fabien Escalona sur Slate.fr le 14/08/2015.

« Les travaillistes britanniques élisent leur nouveau chef », un article de Reuters mis en ligne par L’Obs le 14/08/2015.

« La gauche anglaise tentée par le romantisme », par Éric Le Boucher dans L’Opinion du 17/08/2015.

[4Op. cit., p. 22.

[5On retrouve la thèse de l’effet pervers analysée par Hirschman : cette thèse « pose que toute action qui vise directement à améliorer un aspect quelconque de l’ordre politique, social ou économique ne sert qu’à aggraver la situation que l’on cherche à corriger. » (op. cit., p. 22).

[6Nous nous permettons de paraphraser Pierre Desproges.

[7Précision apportée suite à une légitime remarque de Fabien Escalona sur Twitter.

A la une