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Un élu du Front national remporte la Star Academy

par Julien Salingue,

Le jury du « Trombinoscope » a donc décidé d’attribuer à Steeve Briois, maire FN d’Hénin-Beaumont, le prix de « l’élu local de l’année 2014 ». Une distinction qui n’est pas passée inaperçue et qui a suscité diverses critiques, venues notamment de certains journalistes et responsables politiques. Mais à l’examen, cette « affaire » est loin d’être un incident de parcours : il s’agit plutôt d’un (énième) révélateur des dégâts qu’entraîne la dépolitisation médiatique de la politique.

Entre-soi politico-médiatique

Le Trombinoscope, « annuaire professionnel du monde politique », décerne chaque année des « récompenses » à des responsables politiques : selon le site trombinoscope.com, « ces Prix politiques saluent l’action et le professionnalisme de personnalités politiques qui se sont particulièrement illustrées durant l’année écoulée dans le cadre de leur mandat ou de leur fonction ».

Différentes catégories sont distinguées, qui permettent de récompenser de multiples lauréats : « personnalité politique de l’année », « révélation politique de l’année », « ministre de l’année », « député de l’année », etc. Les Césars de la politique en somme, à cette différence près que ce ne sont pas leurs pairs [1] qui distinguent les heureux élus, mais… des journalistes : « le Trombinoscope sollicite, dans un premier temps, les journalistes de la presse écrite et audiovisuelle afin qu’ils désignent leurs prétendants dans les différentes catégories définies. Un jury restreint, présidé par Arlette Chabot, choisit ensuite les lauréats de l’année ».

Chaque année, la fine fleur du journalisme politique récompense donc des responsables politiques et une remise des prix est organisée dans les salons de l’Hôtel Lassay à l’Assemblée nationale, au cours de laquelle l’entre-soi politico-médiatique s’auto-congratule en mangeant des petits fours. Une preuve supplémentaire, s’il en fallait une, de l’indépendance farouche des journalistes politiques, et de leur implacable rejet de toute forme de connivence avec le pouvoir. Le « jury restreint » était ainsi composé cette année (excusez du peu !) d’Arlette Chabot donc, mais aussi de Gilles Leclerc, patron de Public Sénat, Laurent Joffrin, patron de Libération, Christophe Barbier, patron de L’Express, Paul-Henri du Limbert, directeur délégué des rédactions du Figaro, Bruno Dive, éditorialiste à Sud Ouest, et Alberto Toscano, du club de la presse italienne.


Steeve Briois (FN), « élu local de l’année »

Tout allait pour le mieux dans ce microcosme politico-médiatique, jusqu’à ce que soit rendu public le Palmarès 2014, qui distingue notamment Manuel Valls (« homme politique de l’année »), Ségolène Royal (« ministre de l’année »), Emmanuel Macron (« révélation politique de l’année »), ou encore Matteo Renzi (« Européen de l’année »). Jusqu’ici rien de bien original. Mais l’attribution du prix de « l’élu local de l’année » à Steeve Briois, maire Front national d’Hénin-Beaumont, n’est pas passée inaperçue, à un point tel que Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale, a décidé de boycotter la cérémonie de remise des prix.

Comment les prestigieux membres de l’impartial jury ont-ils justifié ce choix polémique ? Assumant sa décision, la présidente du jury Arlette Chabot a déclaré ceci : « Nous ne récompensons pas un bilan, mais c’est une manière de mettre en évidence la percée du FN et son implantation locale […]. Que cela nous plaise ou non, il faut savoir reconnaître ce qui a été fait. On ne fait pas la courte échelle au FN. Nous constatons des réalités politiques. » Même son de cloche du côté de Gilles Leclerc : « Il fallait marquer la place du FN en 2014 dans la sphère politique française, et Steeve Briois en est l’un des symboles de par son ancrage local ».

Laurent Joffrin, de son côté, a préféré ne pas assumer ce choix et se réfugier derrière… son absence lors de la délibération :

Et à ceux qui ont osé lui faire remarquer que sa signature figurait pourtant au bas du prix remis à Briois, Laurent Joffrin a opposé la célèbre défense « Richard Virenque » (connue aussi sous le nom de « à l’insu de mon plein gré ») :

Une défense mise à mal par… un autre membre du jury, Gilles Leclerc, qui déclarait quelques heures plus tôt que « ce choix n’a pas été facile, mais [que] le jury l’assume collégialement » [2].


Les dégâts de la dépolitisation médiatique de la politique

À l’examen, la « défense » des uns et des autres révèle une incapacité à assumer pleinement un choix qui a suscité une vague de protestation. Les déclarations de Gilles Leclerc et d’Arlette Chabot sont en effet peu convaincantes : s’il s’agit simplement d’enregistrer des réalités politiques, pourquoi décerner des « récompenses » ? Et si ces « récompenses » sont une simple mise en évidence ou, pour reprendre les termes de Gilles Leclerc, « une reconnaissance, un symbole, une illustration, une constatation », pourquoi écrire, rappelons-le, que « ces Prix politiques saluent l’action et le professionnalisme de personnalités politiques » ? Le Front national ne s’y est d’ailleurs pas trompé :

Signe le plus visible de cette incapacité à assumer ce choix polémique : lors de la cérémonie de remise des prix, organisée le mardi 27 janvier au soir, Arlette Chabot s’est perdue dans des explications de plus en plus confuses (« Nos choix sont liés aux événements, aux choix des Français, aux personnalités qui ont marqué l’actualité politique », « [il s’agit de distinguer] la stratégie de conquête de Marine Le Pen par le pouvoir local »), tandis que Gilles Leclerc, qui devait remettre son prix à Steeve Briois, « n’a pas remis lui-même le trophée au lauréat, laissant une hôtesse le faire à sa place ». Courage, quand tu nous tiens…


Le jeu substitué aux enjeux

Cette « affaire » est en réalité le symptôme d’un mal bien profond : la dépolitisation médiatique de la politique, assumée et prise en charge par les « grands journalistes » eux-mêmes. Que signifie en effet ce type de « récompenses » ? Il ne s’agit en réalité que d’une des traductions les plus visibles d’un certain traitement médiatique de la politique, qui considère la vie politique comme une course de chevaux, avec ses favoris et ses outsiders, ses intrigues et ses petites phrases, avec ses pronostics (à grands renforts de sondages) et ses « surprises », avec ses gagnants et ses perdants. Au diable les programmes, les débats de fond, et les préoccupations réelles et concrètes de la population ! La récompense attribuée à Steeve Briois n’est finalement que la conséquence logique de cette dépolitisation systématique, et la gêne des membres du jury du Trombinoscope ressemble davantage à celle de joueurs invétérés pris au piège de leur propre jeu qu’à celle de journalistes regrettant un choix mal compris.

On pourra enfin noter que la distinction accordée à Steeve Briois participe d’une autre dynamique, qui est liée à la dynamique de dépolitisation de la politique mais qui ne se confond pas avec elle : celle de la normalisation du Front national et de la participation directe des grands médias à la « dédiabolisation » du parti de Marine Le Pen. Or, comme nous l’écrivions en juin dernier sur ce même site, « les indignations contre la xénophobie et le nationalisme ranci seraient peut-être un peu moins impuissantes si la banalisation du Front national ne faisait pas bon ménage avec elles ». « L’affaire » du Trombinoscope n’est finalement qu’une nouvelle illustration des dégâts d’un certain journalisme politique, dont on pourra trouver des analyses approfondies dans le dernier numéro de notre magazine Médiacritique(s) et son dossier « médias et extrêmes droites ».


Julien Salingue

 
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Notes

[1Les membres de l’Académie des Césars doivent en effet être des « professionnels en activité dans la filière cinéma ».

[2Lors du comité de rédaction de Libération du 28 janvier, des journalistes ont demandé à Laurent Joffrin de démissionner du Jury du Trombinoscope : il a refusé.

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