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Présidentielle 2017 : Le « grand débat » à onze disséqué par l’éditocratie

par Blaise Magnin,

Après le premier débat télévisé de la campagne présidentielle organisé le 20 mars dernier par TF1 entre les cinq candidats en tête des sondages, et face à des « journalistes au bord du ring », nous nous prenions à rêver un peu « que, dans la suite de la campagne, les journalistes sportifs des chaînes en continu, déguisés en journalistes politiques, abandonnent le journalisme sportif pour s’informer et informer sur les positions en présence, et les présenter avec le plus de précision possible, en toute rigueur ». Un rêve de courte durée : il n’aura en effet pas fallu longtemps avant d’être ramené à la triste et dure réalité médiatique des choses !

Le traitement du « grand débat » organisé par BFM-TV et CNews le 4 avril dernier, et qui réunissait cette fois les onze candidats à la présidence de la République, fut en effet au diapason du premier. À un détail près, toutefois : l’irruption des « petits » candidats qui, autant le dire tout de suite, laissa un goût amer aux « grands » journalistes politiques. Cette nouvelle configuration ne les empêcha pas de poursuivre sur un seul et unique registre : celui du « journalisme de compétition », qui voit dans l’élection présidentielle un affrontement au long cours, où seuls importent le résultat final et les stratégies des principaux concurrents. Et dans ce traitement « sportif » de la campagne, que deviennent alors les débats audiovisuels ? Des épreuves, ou plutôt des phases de qualification à commenter comme telles. Sur les sites des médias dominants, au lendemain du débat, il s’agissait donc presque exclusivement de jauger les performances et d’analyser les tactiques individuelles, de relever les joutes verbales et les répliques cinglantes ; mais d’examen comparatif ou approfondi des prises de position, il ne fut presque pas question.

Un journalisme déploratif et prescriptif


On ne le sait que trop, les « grands » médias honnissent les « petits » candidats. Et on ne compte plus les proclamations éditocratiques outragées contre l’obligation faite aux médias audiovisuels d’offrir en période électorale un temps de parole à peu près équivalent à tous les candidats.

Nul ne sera donc surpris de la réprobation unanime et parfois brutale provoquée par le format de ce débat. À commencer par celle d’Alba Ventura dans « L’Édito politique » de la matinale de RTL : « On constate qu’un seul débat à onze suffira amplement. C’était long, fastidieux, cacophonique, parfois caricatural. Avec cette impression d’être plus au spectacle (sic) que devant un débat de présidentielle. […] C’est un débat qui n’a pas permis aux favoris de percer, et qui a offert aux plus petits candidats certes une belle tribune, mais sans véritable crédibilité. »

Aux Échos le même verdict s’abat dans un article au titre explicite (« Présidentielle : le premier débat entre les onze candidats tourne à la confusion  ») : « Le débat télévisé entre tous les postulants à l’Elysée n’a pas tenu ses promesses et a souvent viré à la cacophonie. Les principaux candidats ont manqué de temps pour dérouler leurs propositions. »

Au Figaro aussi, le rédacteur est un mélomane déçu : « Mardi soir, les « petits » candidats ont, sans surprise, voulu être offensifs pour mieux se faire entendre. Les échanges ont vite viré à la cacophonie . »

À L’Express, les ressentis sont les mêmes : « À cinq, l’exercice était déjà compliqué sur la forme, il y a quelques semaines. Mais à onze, il est devenu quasiment impossible, se résumant à une série d’exposés ou à quelques joutes verbales virant à la cacophonie générale. […] Finalement, les rares échanges directs entre candidats ont viré au charivari général. » ; tout comme au Huffington Post : « S’il fallait une démonstration qu’un plateau réunissant onze interlocuteurs n’a rien d’une symphonie, la cacophonie qui s’est exprimée pour le premier débat télévisé réunissant tous les candidats à l’élection présidentielle a clairement atteint son but. »

Enfin, on ne manquera pas de saluer l’originalité de l’éditorialiste politique de la matinale d’Europe 1, choisissant quant à lui la métaphore ménagère : « Un capharnaüm souvent incompréhensible. Des interventions saccadées, pas de débat. La seule vertu, là où le contrat est rempli c’est sur la mise en lumière des petits candidats. […] Alors question : au vu de ce débat, y aurait-il un second débat du même type ? Ça paraît peu probable, d’abord ça ne sert à rien.  ».

Ce joli concert médiatique, qui laisse tout de même entendre de fâcheuses fausses notes et autres grinçantes contradictions, appelle quelques remarques :

- Il est regrettable que des chroniqueurs, des rédacteurs et des éditorialistes de renom confisquent l’antenne ou gâchent de précieuses colonnes pour faire savoir à la France entière si le débat a ou non été à leur goût, ou si sa partition a été suffisamment harmonieuse pour leurs oreilles délicates ! En accordant une telle place à des considérations aussi personnelles, ou à leur opinion quant à l’opportunité d’organiser un second débat ou non, ils choisissent d’ensevelir les aspects programmatiques des discussions sous un journalisme de pur commentaire, de décorum et de prescription. Dommage pour des professionnels si soucieux de la qualité du débat public…

- On comprend ensuite que c’est bien la présence des « petits » candidats qui a troublé la quiétude et la propension de ces « grands » journalistes à commenter en rond. Pas facile de défendre leur point de vue de toujours, celui de l’inutilité démocratique des « petites » candidatures, tout en étant bien obligé de reconnaître, non sans embarras, que les « petits » candidats sont parvenus à « exister » dans le débat, parfois même à être convaincants, ou du moins à exprimer des points de vue légitimes et singuliers. Ne leur reste alors plus que l’injure et l’outrance, à la manière d’un Bruno Roger-Petit qui tonne contre Philippe Poutou, rebaptisé « l’inquiétant bouffon de la République » dans Challenges ; ou bien le raisonnement tautologique et autoréalisateur, nourri par des décennies de sondomanie – lequel n’exclut pas non plus une bonne dose de mépris – : il ne serait ainsi pas « raisonnable » d’empiéter sur le temps de parole et sur la tranquillité des « grands » candidats pour offrir un quart d’heure de célébrité médiatique aux « petits ». Quant à favoriser l’expression de tous les courants politiques, même minoritaires, pendant mais aussi hors période électorale, c’est-à-dire garantir un véritable pluralisme politique dans tous les médias, cela n’effleure évidemment pas nos sommités journalistiques.

- Enfin, on reste coi devant ce menu paradoxe qui consiste à d’abord regretter « la cacophonie » des échanges entre les candidats pour mieux se délecter ensuite des meilleures réparties, des « clash » et des affrontements les plus vifs… Car une fois encore, une bonne partie de la couverture médiatique de ce débat s’est apparentée à une critique de spectacle !

Téléréalité ou épreuve sportive ?


À ce petit jeu, ce ne sont pas tant les arguments politiques, les trouvailles programmatiques ou la cohérence idéologique que mettent en exergue la plupart des journalistes, mais bien les ficelles rhétoriques, les saillies les plus impromptues, les incidents cocasses, bref, toutes les péripéties extra politiques et potentiellement distrayantes du débat. Quitte à pousser très loin la métaphore sportive, ou autre…

La palme de l’audace (et de la confusion) revient indubitablement au « Huffington Post », avec ce petit montage illustrant leur article déjà cité et intitulé : « Dans la cacophonie générale du débat de la présidentielle, qui a su faire entendre sa voix ? »


Et visiblement, nombreux sont les amateurs de télécrochet et de music-hall qui peuplent les rédactions. Lorsque Philippe Poutou fait valoir avec éloquence une certaine combativité ouvrière, la plupart des médias dominants préfèrent en ignorer le sens et la portée politiques, pour plutôt s’esbaudir devant ses qualités de showman et ses « punchlines » [1].

Ainsi du Figaro :


de L’Express :


de 20minutes :


... et de bien d’autres encore. On mentionnera tout de même le « Huffington Post » qui, insatiable, se plaît encore à imaginer ce qu’aurait pu être le premier débat télévisé en titrant : « Les punchlines de Poutou auxquelles Macron, Fillon et Le Pen ont échappé lors du "Grand débat" de l’élection présidentielle » !


France télévisions n’est pas en reste avec un « article-bêtisier », intitulé « Présidentielle : moqueries, rires, fatigue... Sept moments captés par le réalisateur du "Grand débat" », construit à partir de captures d’écran, de tweets, et de courts extraits vidéo, et qui, comme son titre l’indique, se repait de ce que le débat a pu offrir de plus dérisoire. Voici quelques séquences qui ont visiblement ravi les journalistes du service public : « Quand Philippe Poutou s’est retourné pour parler à ses proches » ; « Quand François Asselineau a fait rire Marine Le Pen » ; « Quand François Asselineau a été d’accord avec Philippe Poutou » ; « Quand Philippe Poutou a stupéfait un spectateur de l’émission » ; « Quand la fatigue a gagné le public ».

Mais c’est encore la parabole sportive qui est la plus communément utilisée. Citons encore le « Huffington Post », qui file la métaphore pugilistique : « Nicolas Dupont-Aignan s’est mué en homme-orchestre pendant tout le débat, distribuant les gifles et les attaques à gauche comme à droite.  ; ou encore, à propos de Benoît Hamon : Le député des Yvelines a toutefois repris quelques couleurs en se montrant plus cogneur face à Marine Le Pen et François Fillon ». Au Figaro également, on vibre quand le pugilat menace d’éclater : « Jusque-là, tout cela tourne un peu en rond. Mais arrive le moment de débattre sur la question de l’exemplarité en politique. Frisson sur le plateau, goût du sang devant l’écran  », tandis que dans une même inspiration, Le Parisien propose sur son site un article intitulé « Grand débat : florilège des passes d’armes entre les candidats », qui débute en ces termes : « Malgré leur temps de parole limité, les candidats ont usé beaucoup de leurs précieuses minutes à s’arranger (sic). Florilège des meilleurs uppercuts. »

Le Parisien, justement, est le plus en pointe dans le registre de la compétition sportive : dès le lendemain du débat, la « Une » promet de faire le point sur les performances et le classement des candidats tandis qu’un article singe jusqu’à l’absurde le travail d’un reporter sportif lors d’un « grand match » de football :



Une fois mis de côté ses travers les plus caricaturaux, la couverture médiatique de ce « grand débat » se limite à résumer les échanges à un concours d’éloquence et de stratégies de présentation de soi. Il s’agit alors pour l’essentiel de décortiquer les tactiques mises en œuvre, les performances individuelles et de classer les candidats. France télévisions passe ainsi en revue les prestations de chacun d’entre eux en tentant de résumer « sa stratégie » et de relever « sa formule choc » [2]. Dans l’édition du Parisien du 5 avril, on affirme « évaluer » les prestations des candidats selon plusieurs critères : « La précision, le style, le fair-play, la meilleure formule ou encore la combativité ». Et bientôt la stature physique, la tenue de la coiffure, l’élégance vestimentaire et le charisme ?

Ne croyons pas si bien dire, puisque de nombreux éditorialistes se sont indignés d’un prétendu manque de maintien de Philippe Poutou et se sont plus à administrer des leçons d’étiquette. Contentons-nous ici des propos virulents tenus juste après le débat, sur BFM-TV, par Anna Cabanna ; on trouve dans sa tirade un beau condensé de morgue éditocratique, doublée en l’occurrence d’une bonne dose de mépris de classe : « Je ne trouve pas que Philippe Poutou mérite quelque honneur que ce soit, il s’est quand même conduit de façon très irrespectueuse [...] On peut marquer les esprits, tout en se conduisant de manière irrespectueuse néanmoins. [...] Nathalie Arthaud, elle avait de la dignité, une spontanéité, une éloquence... Philippe Poutou, en revanche, il apostrophait les uns et les autres par leurs noms de famille, sans mettre ni madame, ni monsieur ni un prénom, il s’asseyait derrière son pupitre, se retroussait les manches, se retournait pour parler avec son public, refusait de prendre place sur la photo collective. […] Il s’est conduit de manière irrespectueuse. Il y a un irrespect dans sa posture de bout en bout, et une forme d’indignité par rapport à la solennité d’un débat présidentiel. »

C’est une bien curieuse conception de la politique qui transparaît de ces commentaires d’une effrayante uniformité, et qui occulte entièrement le travail collectif des partis, les aspirations collectives que traduisent les programmes, et les réalités collectives que sont les groupes sociaux représentés par les candidats…


Et pour finir… le sondage Elabe !


À l’issue du premier débat, BFM-TV avait fait réaliser un questionnaire en ligne, pompeusement rebaptisé « sondage » malgré sa méthodologie bancale et sa fiabilité plus que douteuse, pour déterminer quel candidat l’avait emporté. Pour l’anecdote, Emmanuel Macron en était sorti vainqueur, alors même que tous les autres médias s’étant livré à la même expérience voyaient Jean-Luc Mélenchon caracoler en tête, montrant la capacité de ses partisans à se mobiliser en ligne. Nombre d’internautes avaient brocardé BFM-TV pour cette analyse à contre-courant.

Le soir du 4 avril, le nouveau sondage Elabe réalisé par BFM-TV donne bien le leader de la France insoumise vainqueur du « grand débat »… Ce qui n’est pas du tout du goût de Bruno Jeudy, l’éditorialiste maison, et donne lieu à cet échange savoureux avec le présentateur :

- Jean-Baptiste Boursier : « Je vous ai entendu réagir au moment où vous avez découvert les résultats de qui avait le meilleur programme, pourquoi vous réagissez, Bruno Jeudy ? C’était presque un "Ah oui ?!" »
- Bruno Jeudy : « C’est surtout la montée de Jean-Luc Mélenchon, il y a une part d’irrationalité maintenant dans sa montée, c’est vrai que sur les qualités de débatteur, c’est incontestable que ce soir il est encore le meilleur. [...] Il a bien choisi ses répliques et ses angles d’attaque, c’était très différent comme stratégie, comme quoi c’est vraiment un as dans le débat ; en revanche, c’est vrai que ce qui apparaît comme paradoxal, c’est que son projet maintenant deviendrait presque à l’égal de celui d’Emmanuel Macron, et même devant celui de François Fillon, comme le meilleur projet ! Je pense que beaucoup de Français n’ont pas totalement regardé le projet... ou alors la société française est en train de basculer vraiment vers l’envie d’une sixième République, l’envie d’idées assez... mais peut-être, hein, je m’interroge sur cette forme d’irrationalité qui fait que la forme prend le pas sur le fond. »
- J-B. Boursier : « Quand vous dites irrationnel, pourquoi ?  »
- Bruno Jeudy : « Parce que la forme semble prendre le pas sur le fond s’agissant de Jean-Luc Mélenchon, c’est vrai qu’il apporte du verbe, qu’il apporte même presque un lyrisme, une poésie dans ses meetings, qui font que ça marche très bien. »
- J-B. Boursier : « Bruno Jeudy, c’est pas parce que c’est... ça dépend de l’opinion des gens. »
- Bruno Jeudy : « Mais je pense que ce sont des très bons moments de télé, on est d’accord. »

Un moment révélateur des contradictions dans lesquelles est empêtrée une éditocratie qui n’assume pas ses partis-pris, qui les camoufle derrière un point de vue faussement neutre et vraiment dépolitisant sur la qualité du spectacle, qui ramène toute position contraire à ses opinions vers on ne sait quelle irrationalité, ou qui prétend que, stupides qu’ils sont, « les Français n’ont pas totalement regardé le projet ».

***


C’est une fois encore l’extrême misère du journalisme politique qui ressort des commentaires et des analyses médiatiques de ce deuxième « grand débat ». Les logiques concurrentielles et mercantiles qui sous tendent ce naufrage journalistique quasi général sont évidemment inamendables dans la temporalité courte d’une campagne électorale. Les transformations structurelles nécessaires ne seront possibles qu’en faisant des médias une question... politique. Ce que bien peu de candidats semblent disposés à faire sérieusement - et ce ne seront certainement pas les médias qui les contrediront -, comme nous le verrons sous peu dans un examen détaillé des propositions des différents candidats en la matière.

Blaise Magnin

 
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Notes

[1Une « punchline » désigne dans plusieurs domaines artistiques, comme chez les rappeurs ou les humoristes, une phrase choc, une réplique drôle ou percutante.

[2Et c’est ainsi que, sur le service public, on met en exergue comme si de rien n’était cette merveille de rhétorique frontiste : « La France est une université des jihadistes  ».

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