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La Double Dépendance. Sur le journalisme, de Patrick Champagne (2016)

par Patrick Champagne,

Nous publions ci-dessous des extraits de l’introduction du livre de Patrick Champagne, La Double Dépendance. Sur le journalisme, paru en mars 2016, aux éditions Raisons d’Agir. En attendant un compte rendu plus détaillé...



Le point de départ des réflexions sur le journalisme qui composent ce livre est une manifestation de rue, celle des agriculteurs qui, en mars 1982, étaient venus de toutes les régions de France, à l’appel de la FNSEA, défiler en bon ordre à Paris pour faire la démonstration de la représentativité du syndicat agricole. Pour la première fois peut-être, une manifestation intégrait les journalistes comme une pièce essentielle du dispositif. Il s’agissait en effet, pour les agriculteurs, en tout cas pour les responsables syndicaux, moins de manifester bruyamment pour faire connaître leurs revendications que de réaliser une sorte de spectacle de rue largement diffusé grâce à la télévision, afin de susciter compréhension et soutien de la part de « l’opinion publique » dans leurs revendications face au pouvoir socialiste récemment élu. Il s’agissait de faire événement. […]

La notion d’événement devenait, du même coup, centrale pour comprendre comment fonctionne aujourd’hui le champ journalistique et comment les médias agissent sur le champ politique. Il fallait donc analyser la lutte symbolique qui se joue à l’intérieur même du champ journalistique et dont l’enjeu est de transformer un simple fait en « information » et, plus encore, une information en « événement », c’est-à-dire en information dont tout le monde parle, qui oblige les responsables, politiques et autres, à prendre position et à gérer, souvent avec l’aide de communicants, une situation qu’ils risquent de ne pas pouvoir contrôler. […]

Chaque journal, compte tenu de son objet et du public auquel il s’adresse, pratique une sélection dans la multiplicité des choses qui se passent (c’est-à-dire dans la réalité objective du monde) pour construire une information qui est un point de vue particulier sur ce monde (réalité subjective). S’ils sont proches sous bien des rapports, les différents quotidiens nationaux ne procèdent pas exactement aux mêmes découpages dans la masse des faits qui se sont produits ni ne leur accordent la même place dans le journal. […] Parmi le nombre infini des « choses » qui se passent chaque jour dans le monde, chaque média n’en retient qu’un nombre restreint en fonction de ses intérêts et de ceux supposés de ses lecteurs, auditeurs et téléspectateurs. Les médias produisent chaque jour une part importante des thèmes de discussion et des sujets de conversation qui s’instaurent entre les individus, les informations étant utilisées en grande partie à des fins d’intégration des individus à leurs groupes d’appartenance (discussions dans les familles, entre collègues de travail, entre amis, entre inconnus, etc.). On discute pour discuter avec, pour échanger, pour faire partie de la conversation, pour maintenir le contact, pour exister comme membre d’un groupe. C’est l’un des usages sociaux majeurs qui sont faits des informations produites quotidiennement par les médias. Cependant pour que les médias puissent « faire événement » et susciter, dans la population, des débats et des réactions qui agiront plus ou moins sur le champ politique par l’intermédiaire notamment de sondages censés mesurer « ce que les gens pensent » des sujets dont la presse parle, encore faut-il que l’ensemble des médias (du moins les médias nationaux) s’accordent sur ce qui doit être considéré comme un événement, et donc titrent sur la même chose et, de préférence, plusieurs jours de suite. Car un journal ne peut pas à lui seul créer un événement, faire en sorte qu’une simple information devienne un événement. Pour qu’il en soit ainsi, il faut que l’ensemble des médias et supports de presse reprennent l’information à la une. Tous les médias n’ont pas cependant la même capacité à agir dans et sur le champ du journalisme et à imposer leurs choix éditoriaux à l’ensemble des médias. Le Monde ou Libération, par exemple, ont un poids fonctionnel plus important que Nice Matin ou La Dépêche du Midi.

L’analyse de la production des événements met en évidence la diversité du monde du journalisme et l’existence d’une hiérarchie entre les différents supports. Autrement dit, « le journaliste » n’existe pas. Ce qui existe, ce sont des journalistes qui occupent des positions déterminées (pigistes, rédacteurs, reporters, journalistes reporters d’images, éditorialistes, etc.) dans des journaux (quotidiens, hebdomadaires, télévisions, radios, etc.) qui constituent ce qu’il faut bien appeler un champ journalistique. Dans le journalisme, la défense de la profession est monolithique, la presse dite « de qualité » soutiendra la presse de bas niveau au nom d’une commune appartenance à « la presse ». Mais si le monde du journalisme s’est bien constitué en une sorte de microcosme relativement autonome, il reste que cette autonomie est sans cesse menacée par des stratégies d’instrumentalisation opérées depuis d’autres champs, notamment les champs politique (à des fins de propagande) et économique (comme support de publicité). Pour le dire autrement, le champ journalistique est un champ qui est « au service » d’autres champs ou qui « rend service » aux autres champs (le champ de l’édition par exemple ne peut se comprendre si l’on oublie les relations qu’il entretient avec le sous champ des critiques littéraires).

Le quotidien Le Monde constitue un cas de figure particulièrement intéressant étant donnée la position spécifique, longtemps dominante, occupée par ce quotidien dans le journalisme français et aussi parce que l’histoire récente de ce quotidien pose le problème de la succession à la direction des médias et de l’instabilité du champ journalistique. La création d’un médiateur au Monde dans les années 1990 est en soi révélateur de la crise de croyance en l’excellence de ce quotidien, celui-ci devant désormais s’expliquer et rendre des comptes chaque semaine à ses lecteurs. Mais surtout cette création était une tentative pour gérer une situation d’entre-deux qui caractérise d’une manière générale le monde de la presse, et dans les années 1980, tout particulièrement la situation du Monde. Celui-ci se trouvait pris alors dans de multiples entre-deux : entre journalistes et attentes des lecteurs du journal, entre deux formules éditoriales, entre les anciens journalistes du Monde et les jeunes journalistes récemment recrutés, entre les logiques du monde de l’économie (le quotidien connaissait une situation économique catastrophique) et celles du monde de la politique (le quotidien avait pris parti en 1981 pour le candidat de gauche), entre information et commentaires, etc. de sorte que ce quotidien était comme une sorte de modèle réduit des contradictions qui pèsent sur le champ journalistique et permettait de mieux appréhender les contraintes structurelles inhérentes au monde des médias.

Le recours généralisé aux sondages n’a pas seulement profondément transformé la pratique de la politique, cette pratique s’est introduite également dans la presse. Elle s’est substituée en partie aux enquêtes de terrain (le journaliste commande à la place un sondage) et a transformé les journalistes en commentateurs improvisés de sondages composés majoritairement de questions naïves. […] La presse aujourd’hui s’est littéralement fait investir par cette pratique et il n’est pas de journaux qui ne fassent état chaque jour, pour légitimer une opinion, du dernier sondage commandé par le journal ou par ses concurrents. […] Cette « pensée par sondages » qui caractérise de plus en plus le mode de penser des journalistes s’appuie sur l’effet politique qu’exerce l’invocation de la représentativité des enquêtes par sondages, on pourrait presque dire l’effet magique de transmutation que produit la représentativité. […] Un nouveau principe de légitimité issu du champ politique tend ainsi à s’imposer dans le domaine culturel (au sens large) dont les moyens modernes de communication (la télévision mais aussi la presse à grand tirage) et la pratique généralisée des sondages d’opinion à propos de tout et de rien sont les agents les plus actifs.



Présentation de l’éditeur

Il est peu de professions qui, comme celle de journaliste, donnent lieu à des représentations sociales aussi contradictoires. Le personnage social du journaliste tend en effet à osciller entre, d’une part, des figures très prestigieuses comme celle du « grand reporter » qui paye parfois de sa vie la couverture des conflits, celle du « journaliste d’investigation » qui lève des scandales et sert ainsi la démocratie ou encore du commentateur politique et, d’autre part, la figure très négative du journaliste corrompu qui fait des articles de complaisance, qui bidonne ses reportages, qui profite des malheurs du monde (on parle des « charognards de l’information ») ou même, qui tels les paparazzis, cherchent de façon purement mercantile à étaler dans l’espace public la vie privée des personnages publics - ou connus du public - devenus pléthore avec les moyens modernes de divertissement (télévision, cinéma, disques, etc.) et les formes encore plus modernes de diffusion (internet, réseaux sociaux, etc.).

Bref, le journaliste est un personnage social trouble, capable du meilleur comme du pire. Au principe de cette représentation sociale pour le moins contrastée : la faible autonomie du champ médiatique. Les journalistes doivent composer avec des contraintes propres au métier (réactivité, urgence, polyvalence parfois antagoniste avec la compétence) mais aussi et surtout fortes contraintes externes, celles qu’exercent les champs politique et économique avec l’assistance de spécialistes en communication.

C’est parce que le risque de « dérapages » est grand que la profession multiplie les codes de déontologie tout en se refusant au nom de la liberté, d’en sanctionner les manquements. De même, le recours massif aux sondages par les médias - sondages préélectoraux, d’opinion, d’audience, de notoriété, etc. - constitue une forme de défense des journalistes qui, à la fois courtisés et méprisés, tendent à s’abriter derrière des pourcentages apparemment scientifiques et donc indiscutables.

Il n’est pas un média qui, aujourd’hui, ne fasse état chaque jour, pour légitimer une opinion, du dernier sondage commandé par lui ou par ses concurrents. Il ne faudrait pas croire cependant que l’introduction de cette pratique, parce qu’elle est peu scientifique, et même souvent d’ordre ludique soit sans effets. Cette « pensée par sondages » qui caractérise de plus en plus le mode de penser des journalistes s’appuie sur l’effet politique qu’exerce l’invocation de la représentativité des enquêtes par sondages et tend à généraliser le principe majoritaire, au détriment de tout autre forme de « participation » politique.

S’appuyant sur des études de cas très concrets - une manifestation de rue, la fausse agression du RER D, la crise du journal Le Monde et les avis de son médiateur, etc. - Patrick Champagne, sociologue des médias, membre d’Acrimed, auteur de Faire l’opinion, paru chez Minuit en 1990 et resté depuis un ouvrage de référence en science politique, nous fait entrer dans les luttes entre les journaux pour produire des événements, voire parfois pour les coproduire et montre comment fonctionne le champ journalistique, cette machine à fabriquer l’actualité.

L’ouvrage, écrit dans un langage accessible aux non-spécialistes, s’adresse à tous ceux, militants associatifs, enseignants ou simples citoyens qui veulent s’informer sur la fabrication de l’information.

Patrick Champagne, La Double Dépendance. Sur le journalisme, Paris, Raisons d’Agir, 2016, 8 euros.

 
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