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Interview présidentielle : les éditocrates réclament la soupe !

par Pauline Perrenot,

La double opération de communication du président de la République, qui l’a vu se faire interviewer à quelques jours d’intervalle par Jean-Pierre Pernaut dans une école élémentaire, puis par Jean-Jacques Bourdin et Edwy Plenel dans un théâtre parisien, a accaparé les journalistes politiques et les commentateurs de tout poil. Et plus encore qu’à l’accoutumée, c’est la forme des entretiens qui a monopolisé les « débats », au détriment du fond.

C’est notamment la prestation de Jean-Jacques Bourdin et Edwy Plenel – sur laquelle nous reviendrons dans un prochain article – qui a déchaîné les passions, les uns y voyant une victoire du journalisme, les autres décrétant qu’il s’agissait, au contraire, d’une terrible régression. Nous nous pencherons ici sur cette dernière thèse, en passant en revue quelques pleurnicheries nostalgiques des promenades delahoussiennes, et quelques beaux plaidoyers pour un journalisme d’apparat, faisant de la servilité une vertu professionnelle.

Au soir de l’interview d’Emmanuel Macron par Edwy Plenel et Jean-Jacques Bourdin, tout a commencé par un déferlement de réactions en ligne. Trépignant, et visiblement incapables d’attendre leurs chroniques respectives du lendemain, les commentateurs professionnels ont fait des brouillons sur Twitter. Un déballage qui est une illustration pathétique d’un débat public parasité par la médiocrité et l’obsession égocentrique à commenter-en-continu de l’éditocratie française. En masse, ils se sont mobilisés contre l’irrespect et les manquements à la bienséance des intervieweurs.

Si nous nous contenterons ici de relever les principales prises de positions journalistiques déploratives sur cette interview présidentielle [1], nous ne pouvions commencer sans mentionner quelques adeptes du journalisme de compétition qui, commentant la politique comme un combat de boxe, se sont réjouis de la qualité… du spectacle ! Dans la lignée des « débats » télévisés sur les chaines en continu intitulées « Punchline » (CNews), « Le duel » (BFM), « Politiquement show » (LCI) ou « Face à face » (France 24), Bruno Jeudy, pour BFM, se rêve en arbitre de la soirée sur Twitter : « Macron 2 Plenel 0 – Avec une belle défense de la Ve » ; « Sur le ring, large avantage à Macron face à ses deux interviewers après trente minutes de face-à-face » ; « Sur le ring de BFMTV après 90min, le match s’équilibre ». Pascale Clark, cinéphile toute zélée, montre au Président qu’elle aussi connaît des répliques d’Audiard (presque) par cœur : « Emmanuel Macron atomise Edwy Plenel façon puzzle #Audiard ». Ou encore, un éditocrate du Figaro Magazine, qui exulte sur Twitter :



Sans commentaire…


Rendez-nous la soupe et le cirage !

Dès le lendemain, une large fraction des éditorialistes dominants se sont empressés de redéfinir le périmètre acceptable d’une bonne (et vraie) interview, en gardiens du temple journalistique. Tout ce qui en sort n’est qu’« idéologie » ou impertinence malvenue :


- C’est lui [Emmanuel Macron] qui a choisi ce professeur de morale auto-proclamé et ce révolutionnaire coupeur de têtes. (Catherine Nay, Europe 1)

- Plenel, c’est un journalisme particulier, un policier, je veux dire un juge, enfin tout ce que vous voulez, toujours inquisiteur qui veut toujours tuer les gens, avoir des têtes au bout d’une pique. (Catherine Nay, C dans l’air, « Macron et les tontons flingueurs »)

- C’était un match contre deux contradicteurs, un contradicteur qui était un idéologue en chef, Edwy Plenel, et un contradicteur qui se présentait comme le tribun du peuple Jean-Jacques Bourdin. (Alain Duhamel, RTL)

- Là, on était dans le registre du règlement de comptes, du militantisme. […] L’interview qui consiste à jouer “à celui qui pisse le plus loin”, ce n’est pas très intéressant. C’était une interview inquisitoire. Alors, bien sûr, les journalistes doivent poser toutes les questions et pousser le chef de l’État dans ses retranchements. Mais ils ne sont pas là pour le mettre en examen, au sens judiciaire du terme. On n’est pas dans un procès. » (Alba Ventura, RTL)

- Ces deux-là n’ont pas arrêté de lui faire la leçon sur un ton accusateur, donnant leur opinion, lui donnant des conseils. Pas une minute de détente ! De toute façon quand Plenel sourit on a l’impression qu’il suce un citron. (Catherine Nay, Europe 1)

- Bref, on est passé de l’école au tribunal… Avec un droit de suite brouillon, mal coordonné, où l’intervieweur oublie qu’il n’est pas l’interviewé (Yaël Goosz, France Inter)

- Les questions [d’Edwy Plenel] l’amenaient plus vers la démonstration idéologique que vers les réponses concrètes à des questions concrètes sur les problèmes concrets des Français. (Christophe Barbier, BFM)


Sur le même registre et pendant l’interview, Jean-Michel Aphatie avait rappelé à l’ordre ses deux confrères sur Twitter : « Bon, il ne faut pas non plus que ce soit deux opposants contre un président ». Nous ne doutons pas un instant que Jean-Michel Aphatie commentera la prochaine interview d’un cheminot syndicaliste par un de ses confrères éditocrates en reprenant mot pour mot la critique qu’il adresse à Plenel et Bourdin : « Disons que ce sont des plaidoyers avec un point d’interrogation à la fin ».

Au soir de l’interview, un « grand reporter au service politique » du Figaro ne mâchait pas non plus ses mots contre l’inquisition journalistique : « Début de la deuxième heure de garde à vue pour Macron » et regrettait TF1 : « C’était plus clair avec Pernaut » (François-Xavier Bourmaud). Même son de cloche chez un journaliste de L’Opinion, où l’on redemandait de la soupe : « On attendait une interview, dommage » (Nicolas Beytout). Une journaliste des Échos s’alarmait quant à elle des dérives du journalisme avec une outrance toute mesurée : « Bourdin démago, Plenel à charge, les deux donneurs de leçons... Approximations, amalgames, impolitesse confondue avec liberté de ton, jugements péremptoires au lieu d’interrogations pertinentes... Pas sûr hélas que le journalisme sorte grandi de ce débat » (Martine Robert). Michel Mompontet, qui officie sur France 2, préfèrait philosopher et faire l’éloge de la déférence obséquieuse : « Je ne sais plus de qui est cette citation mais elle me paraît parfaitement appropriée : l’insolence dans la liberté est une forme de servilité ». [2]


Cette ribambelle de réquisitoires dresse un formidable portrait de l’éditocratie : une sorte de miroir réfléchissant pour celles et ceux ayant l’indignation (à géométrie variable) chevillée au corps. À l’instar de la diatribe d’Alba Ventura qui, tout en ne commentant que la forme de l’interview, en vient à déplorer que « la forme l’emporte sur le fond » ! Et de poursuivre :

Cela donne le sentiment d’un entre-soi. Le sentiment d’une discussion animée de fin de soirée, avec des gens qui ne sont pas vos amis (bien au contraire), mais qui aiment bien se trouver là, aux premières loges, pour vous prendre à partie. (RTL, 16 avril)

Nous ne pourrions mieux formuler ce que nous endurons chaque jour en écoutant les débats radio et télévisés des premiers concernés !


Macron, « pédagogue dans sa pugnacité »

Gardiens de la bienséance et de l’ordre journalistique, les plus zélés des éditocrates n’ont pas pu laisser passer une si belle occasion de claironner leur éblouissement devant la maestria du président. Regrettant le manque de civilité de ses intervieweurs qui ne surent pas lui faire un seul compliment, ils font en sorte de combler cette impardonnable lacune et de démontrer que la corporation est capable de tout autre chose.

Sur BFM-TV, le ménestrel de la pédagogie Christophe Barbier analyse : « Il a été pédagogue dans sa pugnacité, c’est pas facile. » Et pugnace dans sa pédagogie ? Yaël Goosz paraphrase sur France Inter, même s’il aurait quand même préféré une interview… sans intervieweur :

Mais au milieu du brouhaha, Emmanuel Macron a aussi semé des cailloux pour la suite. […] Oui, en coupant le son de Plenel et Bourdin, on a parfois réussi à l’entendre : lui, le chef des armées, qui a frappé en Syrie pour que la France redevienne crédible et puisse imposer la paix. Non, il n’est pas le président des riches : « De là où je suis, je n’ai pas d’amis », et encore moins Bernard Arnault.

Sa consœur Nathalie Saint-Cricq, devenue coach personnelle du président, rassure au 13h de France 2 : « Vu le caractère d’Emmanuel Macron, c’était plutôt stimulant pour lui. Vue sa nature, ça avait même un côté “même pas peur”. […] Vue la brutalité de l’interview, on peut même penser que ça peut le servir. »

Même son de cloche sur Europe 1, où Catherine Nay commence par affirmer que « Jupiter ne craint rien ni personne » (sic), avant de louer les talents de l’orateur : « Le Président n’avait pas une note devant lui […] et a défendu la cohérence de son programme, de ses réformes. »

Sur RTL, Alba Ventura et Alain Duhamel y vont de concert : « Cela montre qu’Emmanuel Macron tient debout, qu’il sait encaisser. » (Alba Ventura) ; « Dans la forme, Emmanuel Macron veut être différent, il est différent. Emmanuel Macron veut être transgressif, il est transgressif. Un Président qui décide de se faire interroger par ceux dont il pense qu’ils sont les plus gênants, ce n’est pas banal. […] Sa jeunesse éclatait en face de ses interlocuteurs. » (Alain Duhamel)

Et alors que ce journalisme de cour faisait l’éloge de la splendeur et de la grandeur présidentielles, ils déploraient par contraste le laisser-aller de leurs deux confrères.


Rendez-nous les codes de bienséance !

En effet, si la façon dont Edwy Plenel et Jean-Jacques Bourdin ont mené les échanges a semblé inconvenante à tous ces grands noms du métier, là n’était pas le plus grave à leurs yeux. C’est bien l’ignorance ostensible de deux règles protocolaires élémentaires par leurs confrères qui les ont meurtris et ont nourri une bonne part de leurs diatribes.

C’est une journaliste de L’Opinion, qui ouvrit le bal pendant l’entretien : « Sauf erreur, @EmmanuelMacron n’a encore pas été appelé “Monsieur le président” » (Béatrice Houchard sur Twitter).

Sur France Culture le lendemain, Frédéric Says s’interroge sur l’art de l’interview en qualifiant celle-ci « de rupture ». Un recul qui pourrait être intéressant s’il ne se limitait pas à des poncifs en définitive acritiques, éclairant à merveille la (faible) dose de critique des médias qui peut être portée dans et par les médias eux-mêmes :

Elle [l’interview de Macron par Laurent Delahousse] avait permis d’explorer la première de ces deux bornes, au risque de la connivence. L’entretien d’hier soir […] a conduit à explorer la limite opposée, celle d’une interview musclée, par moment vindicative. Sans cravate et sans précaution de langage, les deux intervieweurs ont peu ménagé le président de la République, qu’ils ont d’ailleurs toujours nommé par son nom et pas par son titre. Dès lors, ce fut une interview présidentielle peu classique, en rupture avec la tradition française.

Force est de constater que les journalistes politiques du service public attachent une importance capitale aux tenues vestimentaires [3].

Nathalie Saint-Cricq s’affole d’une pagaille dans les codes et cache mal son courroux derrière ses sarcasmes :

Jeudi, on a assisté à un entretien paisible et patelin avec Jean-Pierre Pernaut et hier soir, on a eu un entretien pour montrer les muscles, si on peut appeler ça des muscles. C’est vrai que c’était novateur si tant est que couper la parole au Président de la République qu’on ne nomme jamais « président » ou qu’on ne porte pas de cravate soit vraiment novateur. (JT 13h, France 2)

Idem sur France Inter, où l’on réclame un peu de tenue : « Bienvenue sur la scène du théâtre Chaillot, avec ses journalistes sans cravate, qui ne disent plus “M. Le président”, c’est ringard, ce duo Plenel / Bourdin, qui vire au sketch, se marche dessus, se coupe la parole, ne laisse quasiment jamais finir le chef de l’État… »

Et dans ces moments de hauts questionnements éditocratiques, heureusement que les fameux « décodeurs » mobilisent forces et talent pour résoudre les vraies questions. Ainsi de l’article publié par CheckNews de Libération et intitulé : « Avait-on déjà vu un intervieweur appeler un président de la République par son nom et non par sa fonction ? » Pour l’intérêt général, remercions également Edwy Plenel et Jean-Jacques Bourdin qui ont, dès le lendemain matin, joué le jeu des grands médias en leur donnant de quoi brasser encore plus de vide. Ainsi de l’animatrice de Focus Première sur BFM, dont la première question aux deux intervieweurs de la veille était : « Est-ce que vous vous étiez entendu un, pour ne pas porter de cravate, et deux, pour appeler le chef de l’État Emmanuel Macron plutôt que Monsieur le Président ? »

Tout à son regret de l’autoritarisme, Catherine Nay théorise et déplore une « désacralisation de la fonction présidentielle » en fustigeant les deux intervieweurs :

Et les deux, qui pourraient être son père (sic), sont arrivés cols ouverts, débraillés. Pas une fois ils l’ont appelé monsieur le Président comme si ça leur écorchait la bouche.

De l’ordre, vous dit-on !


***


Ces critiques superficielles et dérisoires des intervieweurs Plenel et Bourdin en disent long sur les ressorts d’un certain journalisme politique, qui n’en a plus que le nom et dont les protagonistes se vivent et se comportent comme des appendices des institutions, des supplétifs du pouvoir dont le premier devoir est d’en faire la promotion et de le servir. Un phénomène qui prend des proportions littéralement ridicules avec cette présidence Macron dont la jeunesse, le positionnement politique et la furia réformatrice ne peuvent que fasciner l’éditocratie.


Pauline Perrenot


Post-scriptum : Les moutons français méritaient mieux !


Toujours plus outrancière, cette éditocratie s’est également auto-proclamée, au lendemain de l’interview, porte-parole des réactions comme des attentes « des Français ». La théorie ? « Les Français » attendent de la soupe et de l’autorité. Le résultat ? Un mépris de classe et une condescendance sans borne :

- « [Macron] a assuré, mais question : a-t-il rassuré le bon peuple ? Globalement, la forme aura pris le pas sur le fond. » (Catherine Nay, Europe 1)

- « [L’interview] avait même un côté “même pas peur” qui peut plaire à l’opinion. » (Nathalie Saint-Cricq, France 2)

- Éric Zemmour, en roi du mépris ciblé et sexiste : « Quand on fait vraiment de la politique, on est dans la masculinité. C’est inévitable. C’était de la politique et de l’idéologie, c’était pas “Monsieur Macron, est-ce que vous allez bien” ».

Et pour finir, un petit extrait de la matinale de RTL éclatant de condescendance :

- Alba Ventura : Moi pardon, si j’avais été téléspectateur hier, j’aurais zappé…
- Elizabeth Martichoux : Le résultat, c’est que c’était pour nous, et pas pour les Français.
- Alba Ventura : On fait des émissions pour parler aux Français et on ne vient pas emmerder les Français, j’ai trouvé que c’était le cas. Nous on est des journalistes, c’est pas pareil, mais les Français, ils reçoivent pas les choses de la même manière.
- Alain Duhamel : Bah ils avaient Monaco contre le PSG, à la même heure.


Rideau.

 
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Notes

[1Les relevés sur Twitter ont été permis grâce aux signalements d’Henri Maler, Julien Salingue et Frédéric Lemaire.

[2Les citations de ce paragraphe sont toutes issues de Twitter.

[3Dimanche dernier, c’est Carine Bécard (France Inter) qui, dressant le « portrait » de François Ruffin, soulignait qu’il avait pendant une séance à l’Assemblée « ostensiblement retiré [sa] chemise du pantalon ». Et de poursuivre : « J’étais juste au-dessus, j’étais dans la tribune, j’ai absolument tout vu je vous assure. Ah non, on ne s’en fiche pas ! ». Reconnaissons qu’il fallait bien une présence in situ pour rapporter une telle information…

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