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Grève SNCF : la « galère des usagers » monopolise le 20h de France 2

par Frédéric Lemaire,

Lundi dernier, le 20h de France 2 revenait sur les deux journées de grève à la SNCF, la veille et le jour même. Avec une orientation éditoriale claire : les grèves, alimentées par la « colère » des cheminots (dont on n’apprend presque rien), représentent une « galère » généralisée pour tous les autres. Les usagers « exaspérés » ou encore les pertes économiques occasionnées occupent ainsi près de 4/5e du temps consacré au traitement des mobilisations des cheminots.

Ce lundi 9 avril, Anne-Sophie Lapix débute son 20h en évoquant les mobilisations à la SCNF. « Le ton monte chez les cheminots » selon la présentatrice. « Déçus par les négociations, agacés par la fermeté affichée par le gouvernement, ils ont dit leur colère ». Le reportage qui revient sur les rassemblements dans plusieurs villes de France ne nous en apprendra pas davantage sur les motifs de cette déception, de cet agacement et de cette colère. En moins de deux minutes, on aperçoit tout de même fugitivement une altercation entre un usager et un cheminot : comme un présage du contenu des dix minutes suivantes.

Car le 20h de France 2 remplit le bingo des marronniers sur les grèves : usagers « exaspérés », étudiants privés d’examens, entreprises pénalisées… En tout, mis à part le sujet somme toute anecdotique sur les rassemblements des cheminots, l’intégralité du temps dédié aux mobilisations à la SNCF sera consacrée aux perturbations occasionnées par les grèves. Une place écrasante dans le sommaire du 20h comme en témoignent les différents bandeaux de sous-titres :


Le premier sujet est un grand classique : un reportage de deux minutes sous forme de micro-trottoir sur « l’affolement aux heures de pointe » dans une gare parisienne. Les entretiens se succèdent et le message est martelé : les temps de trajets sont allongés et les usagers entre « exaspération et résignation » selon la voix-off. « On n’est pas au travail et on devrait y être, ras-le-bol, ça fait vingt ans que ça dure ! » explique une dame. Sur la dizaine d’entretiens, un seul exprime une solidarité à l’égard des grévistes [1].

Le second sujet, de trois minutes environ, porte sur le recours aux « bus Macron » dont la fréquentation a bondi avec les grèves. Les deux reporters filment leur trajet, de nuit, de Marseille à Paris. Ils interrogent des voyageurs « stressés », témoignent de la longueur du trajet (le bandeau de sous-titre affiche : « 14h pour un Marseille-Paris en car ! »), et de son prix exorbitant (150€ pour une place réservée à la dernière minute). France 2 repousse les limites du micro-trottoir en interrogeant les passagers dans le car, avec une tonalité toute encourageante : « si on part pour plusieurs semaines de grèves, vous allez risquer de reprendre des bus comme ça pour voyager ? » ; « 87€ pour un trajet, ça ne peut pas se faire toutes les semaines pour vous ? » On l’a compris : la « galère » des usagers n’est pas tenable.

Le troisième sujet porte sur un autre type de « galère » : celle des étudiants censés passer des concours le 9 avril. L’occasion de remettre une louche de micro-trottoir, d’une originalité désarmante : à nouveau, pendant deux minutes, les personnes interrogées expliquent qu’elles se sont organisées en partant plus tôt ou en recourant à d’autres moyens de transport. La journaliste insiste sur les coûts occasionnés par un trajet en taxi, ou encore une nuit d’hôtel près du lieu de l’examen. La « galère », vous avez bien saisi ?

Quatrième sujet : les pertes occasionnées par la grève aux entreprises, à commencer par la SNCF. Son PDG, Guillaume Pépy, les estime à 100 millions d’euros – « 20 millions d’euros par jour de grève, donc » précise Anne-Sophie Lapix. Décidément, les grèves ne sont pas seulement un calvaire pour les salariés et les étudiants, mais également pour les entreprises. S’ensuit un nouveau reportage de deux minutes sur les difficultés des entreprises recourant au fret. Une première usine à l’arrêt, qui ne peut plus livrer ses clients pendant les grèves. « Avec la grève, ce patron perd chaque semaine 250 000 euros de chiffre d’affaires » apprend-on. C’est le cas « un peu partout en France » dans différents secteurs.

Bilan : les quatre sujets sur les perturbations liées aux grèves occupent 8 minutes et 45 secondes soit 4/5e du temps total consacré aux mobilisations à la SNCF, et un quart de la totalité du JT.

Et ce n’est pas encore tout à fait fini sur la thématique des grèves : après cette première partie sur les mobilisations à la SNCF, Anne-Sophie Lapix introduit un nouveau sujet cette fois dédié à la grève à Air France qui reprend le lendemain. La voix-off s’interroge à propos des revendications des pilotes de la compagnie aérienne : « la demande de hausse de salaire de 10,7 % est-elle légitime ? » Pour y répondre, France 2 fait appel à un spécialiste bien connu d’Acrimed… puisqu’il n’est autre que l’inénarrable (et omniprésent) Pascal Perri, auquel nous avons consacré un précédent article. Ce dernier s’empresse de balayer de la main les revendications des grévistes. À se demander si la rédaction de France 2 connaît seulement un autre « expert » en matière de transport…


***


Bien sûr, la question des perturbations liées aux grèves n’est pas totalement anecdotique. C’est même un des objets d’une grève : de perturber l’économie. Mais pourquoi ne pas prévoir des sujets sur les raisons de la « colère » des cheminots ? Pourquoi s’en tenir aux sempiternels micro-trottoirs sur la « galère » des usagers, usés jusqu’à la corde ? Pourquoi insister si lourdement sur ce que les téléspectateurs savent déjà peu ou prou, au lieu de les informer sur le mouvement en cours ? L’impression laissée par le JT de France 2 est que les cheminots se mobilisent sous le coup de leurs passions (« déception », « agacement », « colère »). Pourquoi ne pas donner la parole aux grévistes eux-mêmes pour comprendre comment ils s’organisent, se préparent, vivent ces moments de mobilisations ?

Tout se passe comme si les journalistes télévisés écrivent à l’avance leurs reportages, comme nous l’évoquions dans un précédent article. Souvent dans un sens unique : celui de la condamnation implicite de grèves qui sont synonymes de « galères », de « pertes », et à tout le moins de perturbations et de désagréments. Rappelons à la rédaction de France 2 que cela fait plus de 40 ans que l’ORTF a été dissoute : ils ne sont, aujourd’hui, plus tenus de soutenir directement ou indirectement les réformes portées par le gouvernement.


Frédéric Lemaire

 
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Notes

[1Un article d’Arrêt sur images signalait déjà, dans les JTs du 3 avril, une « overdose de micro-trottoirs d’usagers ». La palme va à France 2 selon l’article, avec pas moins de 43 usagers mécontents interrogés, contre trois témoignages de grévistes.

A lire également l’article de Samuel Gontier qui épingle lui aussi le JT de France 2.

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