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Désinformation, mode d’emploi : le cas du fret ferroviaire dans Le Monde

par Benjamin Lagues,

Pour désinformer, inutile de publier des « fausses informations » ; contentez-vous, pour traiter un sujet de choisir un angle biaisé et de resserrer le cadrage. Eric Béziat, spécialiste des transports au Monde – et « journaliste militant » puisque l’étiquette est en vogue – vous montre comment faire !

Le 8 janvier 2020, le journal Le Monde publie un article sur les difficultés économiques du fret ferroviaire en France. Une situation qui mérite en effet d’être documentée. Comment ? Voilà où le bât blesse ! Pour éclairer les lecteurs et lectrices, le « journal de référence » choisit en effet de désigner un coupable, et incombe la responsabilité première du « marasme » à… la mobilisation actuelle contre la réforme des retraites ! Avec un fil rouge : si le fret ferroviaire va si mal, c’est à cause des grévistes :

La cause première de ce marasme, ce sont d’abord les trente-cinq jours consécutifs de grève contre la réforme des retraites.

Une vue pour le moins dans l’air du temps, à la fois court-termiste et comptable, témoignant davantage des obsessions libérales du journaliste Eric Béziat (voir annexe) que d’une volonté d’offrir aux lecteurs une mise en perspective à même de rendre compte de la casse organisée du fret [1] !

Comment l’auteur parvient-il à une telle conclusion ? Les sources mobilisées constituent un indice, tant elles sont… univoques : la direction de l’entreprise Fret SNCF, l’Association française du rail (qui fédère les entreprises concurrentes à Fret SNCF) et le gouvernement actuel. Des sources qui ont toutes un point commun : celui de faire de la grève la « cause première » du « marasme » du fret ferroviaire français.

Dès lors, les informations portées à la connaissance du lecteur alimentent cette unique perspective, qu’elles aient trait aux pertes de l’entreprise par jour de conflit, à l’impact de la grève des aiguilleurs, au coût de l’immobilisation d’une locomotive, à la perte de clients, ou encore aux retards occasionnés dans les « projets de relance ». Le Monde appelle sans doute cela le « contradictoire ».

Les autres médias ne sont pas en reste : le 6 décembre 2019, le quotidien Les Échos publie un article intitulé « Fret SNCF, victime collatérale de la grève contre la réforme des retraites » ; le 19 décembre, Le Figaro en remet une louche : « La grève paralyse le fret ferroviaire, secteur déjà "très fragilisé" » ; et le 13 janvier, France 2, dans son JT de 20h enfonce le clou : « Grèves : le fret ferroviaire pourra-t-il s’en remettre ? » Entre autres exemples… Bref, une énième démonstration de circulation circulaire de l’information et du pluralisme à l’œuvre dans les grands médias, tout particulièrement en matière d’information économique !


***


Qu’un journaliste choisisse un angle pour un article est la base du métier. Mais que cet angle devienne un cadrage étriqué, conduisant à offrir une explication à sens unique – celle du patronat et du gouvernement – relève de la désinformation… si ce n’est d’un véritable bras d’honneur au métier. C’est pourtant de cette manière que Le Monde, France 2 et Les Échos ont choisi de traiter de la question du fret ferroviaire français. Un cas d’école : pour désinformer, inutile de publier des « fausses informations », contentez-vous de resserrer le cadrage !


Benjamin Lagues


Annexe : les obsessions d’Eric Béziat, « journaliste transports » au Monde


Cette « analyse » n’est pas une surprise : signée Eric Béziat, qui commet également de temps à autres quelques éditos au Monde, elle s’ajoute à la liste des partis-pris du journaliste « transports », en charge de la plupart des articles dédiés à la SNCF dans ce « grand journal ».

Nous avions signalé, par exemple, combien le journaliste avait jeté le quotidien dans la « bataille du rail » (côté privatisations) lors de la contre-réforme de la SNCF en 2018 : Eric Béziat qualifiait alors la réforme d’« historique » (7/02/18). Il appelait ensuite le rapport Spinetta une « révolution », interviewait son auteur avec une complaisance delahoussienne, et affirmait que « l’ouverture à la concurrence » était, somme toute… « inéluctable ». Le tout en une seule journée (15 février 2018) ! Deux jours plus tard, l’éditorial – anonyme – avait comme un air de déjà-lu : enjoignant – à demi-mot – au gouvernement de ne pas « reculer devant de probables mouvements sociaux » et vantant les « principes de bon sens » du projet gouvernemental. Comme souvent avec Eric Béziat, la messe patronale était dite. Petit florilège de sa production :

- « A la SNCF, le nouveau PDG doit commencer son mandat par un plan d’économies en raison de la grève », 17/01/20.

- « En Ile-de-France, les grèves affectent les comptes de la RATP et de SNCF Transilien », 7/01/20.

- « A la RATP et à la SNCF, une routine de la grève s’est installée », 28/12/19.

- « Grève contre la réforme des retraites : un manque à gagner de 400 millions d’euros pour la SNCF, selon Jean-Pierre Farandou », 24/12/19.

- « Elisabeth Borne à l’écologie, une travailleuse acharnée de la macronie monte d’un cran », 17/07/19.

- « Les grèves mettent Fret SNCF au bord du gouffre », 7/04/18.

- « Grève à la SNCF : "Les moyens qu’a l’Etat pour empêcher un tel mouvement sont limités" », 3/04/18.

- « Grève à la SNCF : mais où est passé le service minimum ? », 3/04/18.

- « Les projets radicaux d’Emmanuel Macron pour "réinventer" la SNCF », 6/09/17.

- « Les "cars Macron" ont séduit une clientèle peu voyageuse jusque-là », 29/07/19.

Mais n’y voyez pas là un quelconque « journalisme militant »…

 
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Notes

[1Sur ce sujet, on pourra se reporter au documentaire de Gilles Balbastre, « Transport de marchandises : changeons d’ère ! » ou encore aux différents articles du Monde diplomatique (juin 2016 et juin 2019), tant sur le « sabotage du train » par l’État que sur « l’acharnement des privatisations ».

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