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Critique des médias sur France Culture : la parole est (encore) à l’Ifrap

par Martin Coutellier ,

Le 17 septembre, dans son émission « L’invité des matins » sur France Culture, Guillaume Erner avait choisi d’aborder un thème cher à Acrimed, récemment revenu (un peu) sur le devant de la scène : la propriété des médias privés. Intitulée « Quand les oligarques rachètent les médias : quels risques pour la démocratie ? », cette émission ne pouvait manquer d’attirer notre attention. Quelle ne fut pas notre surprise d’y voir invitée Agnès Verdier-Molinié, directrice de l’Ifrap, lobbyiste ultra-libérale omniprésente dans les médias. Un profil tout indiqué pour disserter sur les « oligarques » médiatiques…

« Une petite musique d’ensemble dangereuse et néfaste au débat d’idées et à la démocratie »

Certes, dans la première partie de l’émission, Daniel Schneidermann, directeur d’arretsurimage.net et Julia Cagé, professeure d’économie et auteure du livre Sauver les médias : capitalisme, financement participatif et démocratie (Seuil, février 2015) que nous avions lu, ont pu faire entendre un certain nombre d’éléments habituellement mis de côté par la critique des médias produite dans et par les médias dominants. Julia Cagé rappela ainsi que la concentration croissante du secteur de la presse trouvait une de ses causes dans l’absence totale de volonté politique de réguler ce secteur depuis au moins 30 ans, et évoqua la précarisation croissante du métier de journaliste et certaines de ses conséquences.

Daniel Schneidermann justifia pour sa part l’utilisation du terme « oligarchique » par une situation effectivement… oligarchique, et dénonça « la petite musique d’ensemble » diffusée par ces médias, « dangereuse et néfaste au débat d’idées et à la démocratie ». Musique orchestrée par des chefferies composées de « gens sûrs, dont on est certains qu’ils pensent bien », et choisis pour cela par leurs propriétaires. Et Schneidermann de citer l’exemple du traitement médiatique de Jeremy Corbyn. « Sur Jeremy Corbyn vous exagérez un peu », se récria Julia Cagé, qui, à la différence de Daniel Schneidermann (?), ne participera sans doute pas à notre grande campagne d’adhésion qui bat actuellement son plein.

Mais de la seconde partie de l’émission, plus longue d’un tiers [1], on ne retiendra rien de significatif. Il faut dire que Guillaume Erner avait fait le choix saugrenu d’inviter Agnès Verdier-Molinié, directrice de l’Ifrap, un think tank ultra-libéral spécialisé dans la production de documents appelant à réduire la dépense publique. À quel titre ? On se le demande encore…


« Défendre le capitalisme libre dans des entreprises libres »

Nous avons déjà eu l’occasion de relever l’omniprésence médiatique de l’Ifrap, et principalement de son infatigable directrice, payée pour être disponible pour tous les médias, tous les jours, sur tous les sujets, par un organisme de pur lobbying [2]. Cette ancienne journaliste, aujourd’hui VRP des thèses les plus extrêmes en matière de réduction des services publics [3] connaît certes les médias : mais principalement parce qu’elle y passe le plus clair de son temps pour y réciter son catéchisme. Depuis le 1er juin, l’Ifrap a ainsi pu s’exprimer dans 34 émissions de télévision ou de radio (respectivement 18 et 16), et ceci sans compter le « débat » hebdomadaire opposant Agnès Verdier-Molinié à Eric Heyer (économiste) sur Europe 1 le dimanche matin – avec deux passages au 20h de France 2, quatre invitations à « C dans l’air », et des invitations à commenter « les chiffres du chômage » ou « la question grecque » sur France Info…

Peut-être conscient de l’incongruité de la présence d’une telle experte sur ce plateau, Guillaume Erner s’est fendu d’une explication : si Mme Verdier-Molinié est là, c’est « pour que quelqu’un puisse défendre le capitalisme libre dans des entreprises libres, bref pour que quelqu’un essaie de nous dire en quoi il y avait une logique industrielle, capitalistique, et également juridique dans le fait de racheter une entreprise de média, et du coup, d’agir comme le ferait un actionnaire dans une autre entreprise. » Que Guillaume Erner prenne le soin de justifier cette invitation injustifiable [4] le disait déjà, mais il devient impossible de l’ignorer à l’écoute de ce salmigondis : la directrice de l’Ifrap est invitée dans la pure logique du débat-match de boxe. Comme le montre du reste le début de l’émission, Cagé et Schneidermann ont le mauvais goût d’être souvent au moins partiellement d’accord pour critiquer l’ « oligarchie » médiatique. Cet unanimisme constituant manifestement un « risque » pour le capitalisme libre et « logique », il fallait trouver à ce dernier – régulièrement conspué dans les médias publics et privés – un défenseur de choc [5].

Le « débat » qui s’engage dans la suite de l’émission est donc surtout l’occasion pour Agnès Verdier-Molinié de détourner la conversation, en créant de vaines polémiques ramenant les débats, parfois au prix de spectaculaires acrobaties, à son unique sujet de préoccupation : la dépense publique. De sorte qu’il ne fut presque pas question des problèmes que pose l’appropriation du secteur privé des médias par un petit nombre de gigantesques groupes industriels, dans une émission censée pourtant leur être consacrée, et ce grâce à la complicité active (par l’invitation de la directrice de l’Ifrap) et passive (par l’absence de recadrage du propos de l’émission) de Guillaume Erner.


« J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de choses qu’on ne peut pas dire sur l’État, sur la gestion publique »

Ainsi, après avoir précisé « on a l’impression en ce moment que ça devient un sujet très très très important, mais je crois pas que ce soit vraiment quelque chose qui puisse faire bondir », et après avoir pris le soin de saluer les médias « absolument incroyables » que sont devenus BFMTV, BFMBusiness et RMC depuis leur rachat par Alain Weil, ainsi que le « sauvetage » de plusieurs médias par de grands patrons, Agnès Verdier-Molinié établit que « l’indépendance des rédactions, c’est ça le sujet ». Et son diagnostic est sans surprise, et sans appel : « J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de choses qu’on ne peut pas dire sur l’État, sur la gestion publique ». Parle-t-elle des « analyses » de l’Ifrap qu’elle ne cesse de colporter d’un plateau à l’autre ? Et peut-elle étayer ce diagnostic avec des faits tangibles ? Est-il en rapport avec l’appropriation des médias privés par des grands patrons ? Pas de réponses – il faut dire que ces questions ne lui seront pas posées. Et lorsqu’on lui demande de s’exprimer sur la censure d’un reportage sur le Crédit mutuel, déprogrammé par Canal Plus à la demande de son patron Vincent Bolloré, la directrice de l’Ifrap demande à ce que les faits soient d’abord vérifiés … avant d’évoquer son expérience sur « plein d’études » de l’Ifrap qu’un média ou un autre avait prévu de relayer avant de se raviser … Quel rapport entre ceci et cela ? Aucun.

On aborde ensuite la question des aides publiques à la presse, un sujet intéressant mais annexe au sujet central annoncé, toujours pas abordé dans cette deuxième partie d’émission. Ce sera finalement Brice Couturier qui s’y collera, en prenant une minute pour mentionner le pouvoir d’influence sur les pouvoirs publics que procure la propriété d’un média, et Julia Cagé mentionnera le « problème démocratique » posé par l’appropriation des médias par des groupes bénéficiant de contrats publics ou dépendant de la régulation publique comme les groupe de télécoms. Après ce bref intermède, les dix dernières minutes de l’émission (soit 40% de la deuxième partie) ne concerneront quasiment plus le sujet annoncé de l’émission. Elles seront consacrées aux contre-feux allumés par Agnès Verdier-Molinié, qui prétendra successivement que les personnes inquiètes de la concentration de la propriété des médias privés devraient l’être symétriquement devant « des grands groupes type France Télé qui sont énormément financés par l’État », qu’il est beaucoup plus choquant que « pas mal d’actionnaires des grands médias soient aussi des politiques », et que déclarer que l’information est un bien public implique qu’elle doit être uniquement produite par des médias publics… Non sans saisir l’occasion de distribuer quelques tracts, révélant au passage le principe de son travail au quotidien :

Pour travailler au quotidien avec la presse économique je vois bien que quand on veut leur mettre sous le nez des difficultés budgétaires, le fait qu’on continue à augmenter la dépense publique, le fait que sur les impôts on n’est pas du tout au bout de nos peines des augmentations, que sur la baisse des dotations on va avoir aussi des augmentations de taxes locales etc., c’est très difficile à faire passer, donc il y a aussi une autocensure...

Ah, l’auto-censure des journalistes économiques tremblant de s’attaquer à la Dépense publique ! Daniel Schneidermann a beau ironiser – « Allez, allez, vous êtes tricarde on vous voit nulle part… » –, l’Ifrap et sa directrice peuvent se réjouir d’avoir pu faire entendre encore une fois leur propagande, même en contrebande.


***



Comme on pouvait le prévoir, la présence d’Agnès Verdier-Molinié a réduit la teneur critique de cette émission essentiellement à son titre. Julia Cagé et Daniel Schneidermann n’auraient-ils pas mieux fait de refuser de débattre de ce sujet en sa compagnie ? Que valent quelques commentaires assez généraux (sans occasion de les développer) quand ils impliquent la légitimation d’Agnès Verdier-Molinier comme interlocuteur crédible sur le sujet, et la participation à un match de boxe en lieu et place d’une émission de critique des médias ? [6]



Martin Coutellier

 
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Notes

[125 minutes, contre 17 pour la première partie.

[2Voir également, à propos de l’Ifrap : « L’IFRAP ou "l’État rêvé du Medef" » et « Une égérie du capital : Agnès Verdier-Molinié », sur le site Terrains de Luttes.

[3L’institut préconise par exemple la privatisation des services de l’eau et de l’électricité, de la santé et de l’éducation.

[4On réservera toutefois la palme de la mauvaise foi à Brice Couturier, qui, à Daniel Schneidermann remarquant qu’Agnès Verdier-Molinié n’était pas exactement « tricarde dans tous les médias », répondit : « Elle vend 40 000 exemplaires de son bouquin, donc peut-être c’est normal à un moment que les médias s’y intéressent. » Comme si l’omniprésence médiatique de la directrice de l’Ifrap n’était pour rien dans le succès de son « bouquin ».

[5Notons que Guillaume Erner avait déjà invité Agnès Verdier-Molinié à trois reprises dans son émission « Service Public »,, sur France Inter, le 07/10/2011, le 18/04/2013 et le 21/11/2013. Les sujets n’avaient rien à voir avec les médias, mais plutôt avec « les riches » (respectivement : « Les riches nous menacent-ils ? », « La France a-t-elle un problème avec les riches », et « Les raisons de la colère ») : s’il savait comment la joindre, il savait aussi à quoi s’attendre.

[6Des questions déjà débattues par Acrimed : voir une synthèse de nos positions dans l’article « Acrimed dans les médias ? ».

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