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Concentrations dans l’édition (suite) : grandes manœuvres dans la Bande dessinée

par Daniel Sauvaget,

L’édition de bandes dessinées échappe de plus en plus aux indépendants. Après la reprise par Media Participations de Dargaud, puis du Lombard, et celle de Casterman par Flammarion, c’est Dupuis, le père de Spirou, qui tombe dans l’escarcelle de Media Participations.

Media Participations et Dargaud ont par le passé porté des coups à Dupuis, leur principal concurrent. Aujourd’hui les 160 employés de Dupuis rejoignent les 550 de Média Participations, les deux forces de frappe commerciales devront s’accorder, et les filiales audiovisuelles des deux groupes se réorganiser : des synergies (comme on dit), sont à prévoir.

Média Participations, issu de l’édition religieuse spécialisée, s’est progressivement diversifié. D’importants soutiens financiers lui ont permis de postuler à la reprise d’Editis, mais sans succès. Devenu en quelques années une des puissances éditoriales françaises, le groupe poursuit sa croissance. Il ne s’agit plus comme jadis de « moraliser la bande dessinée » : cette nouvelle étape dans la concentration de l’édition fait craindre avant tout les conséquences économiques et sociales habituelles de la concentration.

Les premiers communiqués officiels sont tombés le 25 juin dernier : les Editions Dupuis sont rachetées par le groupe Média Participations, pour une somme de 112 millions d’euros - soit six fois moins que ce que l’achat d’Editis aurait coûté au même acheteur. Le PDG, Vincent Montagne, était, selon la presse, un ami d’Arnaud Lagardère, et sa candidature était visiblement soutenue par une partie du Gouvernement français ; en outre il bénéficiait du soutien de Paribas Affaires Industrielles... mais ce n’était pas suffisant face à la stratégie du vendeur (cf. notre article «  ». Ceci dit, contrairement à ce qui a été publié ici ou là, Media Participations ne s’est pas « rabattu » sur l’acquisition de Dupuis à cause de cet échec : les négociations étaient entamées depuis octobre 2003, et elles s’inscrivent dans une stratégie de concentration - de croissance externe, comme disent les experts - et de domination de la bande dessinée d’expression française.

Nées d’une imprimerie créée en 1898 par Jean Dupuis à Marcinelle, en Belgique (dans le bassin industriel de Charleroi), et du succès de l’hebdomadaire Spirou depuis 1938, les Editions Dupuis ont fait l’objet de grandes manœuvres depuis une vingtaine d’années déjà. Après avoir vendu aux Editions Mondiales ses magazines familiaux (mais pas Spirou - alias Robbedoes en Flandres et aux Pays-Bas), Dupuis a été racheté en 1986 par le fameux financier belge Albert Frère, allié dans cette opération à Hachette. La Compagnie Nationale à Portefeuille, tel est le nom du holding acquéreur, élément important de la constellation financière liée à Pargesa (Genève) et au Groupe Bruxelles-Lambert (Bruxelles), a racheté ensuite les parts du groupe Hachette. Mais dix ans plus tard le holding se plaignait de la rentabilité insuffisante de sa maison d’édition. D’où la vente conclue en juin 2004... Et qui se solde pour le vendeur par une solide plus value, évaluée par la CNP elle-même à 67 millions d’euros (le chiffre d’affaires de Dupuis serait d’environ 70 millions).

Si le vendeur, Albert Frère, sixième fortune de Belgique, est un des personnages les plus pittoresques de la finance européenne [1], les origines de l’acheteur méritent d’être rappelées. Le fondateur de Média Participations, Rémy Montagne, père de l’actuel patron, était en effet un homme de droite conservateur, devenu célèbre lorsqu’il put battre Mendès-France dans son fief de l’Eure aux élections législatives, co-fondateur de Famille Chrétienne, animateur d’Evangile et Société (liée au Centre Français du Patronat Chrétien), adversaire de la Loi Veil sur l’avortement, entre autres (et souvent évoqué par les spécialistes de l’Opus Dei). Il a développé ses activités d’éditeur catholique avec les Editions Fleurus ou Mame, avec des revues comme Famille Chrétienne, et avec une agence de presse entièrement dévolue à l’information sur le Vatican - et, en achetant Dargaud, il s’est puissamment diversifié et a pris une position prépondérante sur le marché de la bande dessinée. Une anecdote a été souvent racontée dans les milieux de la BD : lorsqu’il racheta Dargaud, il déclara vouloir « moraliser » la bande dessinée ; c’est alors que Bilal, un des auteurs de BD adultes les plus connus, décida de changer d’éditeur... Mais les voies de Dieu sont impénétrables, et les lois du rendement économique impitoyables : la maison d’édition continua comme avant, et les albums dévergondés d’un Lauzier, par exemple, qui se vendaient très bien, ont été constamment réédités.

Aujourd’hui, grâce à l’acquisition de Dupuis, le chiffre d’affaires strictement BD du groupe (Dargaud, Le Lombard, Kana, Dupuis) dépasserait les 150 millions d’euros. Premier éditeur spécialisé français (et probablement européen), il caracole loin devant ses concurrents Casterman (Flammarion), Glénat, et Humanoïdes Associés.

D’autres enjeux résident dans les produits dérivés nés de l’exploitation des licences (Blueberry, Achille Talon, Lucky Luke, Boule et Bill, etc.), et surtout dans la production cinématographique et télévisuelle. Les filiales audiovisuelles de l’ensemble Dargaud-Dupuis disposent aujourd’hui, bien qu’ayant perdu Astérix, de Tintin, Spirou, Lucky Luke, Boule et Bill, les Schtroumpfs, Blake et Mortimer, Largo Winch, Papyrus, entre autres.
Mais on peut s’attendre à une réorganisation des studios, car le groupe, qui disposait déjà de Belvision (à Bruxelles) et de Dargaud Marina, a racheté récemment Ellipse Animation (ancienne filiale d’Expand cédée par Canal Plus qui a produit les longs-métrages Bécassine et Corto Maltese), auquel s’ajoute dorénavant le Studio Dupuis (à Paris).

Quel que soit l’avenir de ces structures et du personnel technique et commercial, Media Participations, avec un chiffre d’affaires estimé à 300 millions d’euros, peut être considéré dorénavant (si l’on ne tient pas compte du cas particulier de France-Loisirs) comme le troisième groupe éditorial français derrière Hachette(Lagardère) et Editis(Wendel), mais devant Seuil-Martinière, Gallimard et Flammarion.

Daniel Sauvaget

Lire aussi : « Le groupe « Médias Participations » »

 
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Notes

[1Lui et ses associés dans Pargesa, GBL et CNP détiennent des parts dans Bertelsmann (25,1%), Total, Suez, mais aussi dans Taittinger (champagne, produits de luxe, hôtellerie), Entremont (agro-alimentaire), Quick (fast-food), des vignobles, Rhodia, et cetera...

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