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Tribune

Des « Choses cachées » depuis le 11 septembre 2001

par Marc Laimé,

Une tribune libre à propos des « révélations » tardives sur les « zones d’ombre » de la diplomatie américaine » [1].

Les éditions du Monde, datée mardi 13 novembre 2001, et de Libération, datée 14 novembre 2001, évoquent la parution d’un ouvrage intitulé Ben Laden, la vérité interdite, publié le 14 novembre aux éditions Denoël. Le premier chapitre de l’ouvrage est disponible (gratuitement) sur le site Intelligence Online, ainsi qu’une sélection d’articles parus dans Le Monde du Renseignement/Intelligence Online depuis novembre 1999 sur les "liaisons dangereuses" entre les Etats-Unis et les talibans [2].

La « Une » du quotidien français de référence annonçait donc dans son édition datée du 13 novembre 2001, la publication des "bonnes feuilles" de ce livre, ainsi présentées : « Le Monde publie des extraits d’un livre à paraître le 14 novembre, "Ben Laden, la vérité interdite". Les auteurs révèlent que, sur fond d’intérêts pétroliers, les Etats-Unis négociaient avec les talibans, avant le 11 septembre, pour qu’ils livrent Ben Laden. Et que l’action antiterroriste du FBI en avait été entravée. »
Deux pages "Horizons" du Monde sont entièrement consacrées à la publication d’extraits du livre précité, ainsi que d’un rapport sur les "négociations" conduites dans la même période avec les talibans par un envoyé spécial de M. Kofi Annan, Secrétaire-général de l’ONU.

Les deux auteurs du brûlot sont ainsi présentés :
« Les auteurs de "La Vérité Interdite" sont proches des milieux de l’espionnage. Jean-Charles Brisard a été responsable du renseignement économique chez Vivendi, puis a enquêté, à la demande d’un service français de renseignement, sur le financement d’Al-Quaida. Son "Rapport sur l’environnement économique d’Oussama Ben Laden"(Le Monde du 25 septembre) a été présenté à George Bush par Jacques Chirac lors de sa première visite à Washington après le 11 septembre. Guillaume Dasquié est rédacteur en chef d’Intelligence Online, une lettre spécialisée dans les questions de renseignement (...) »

M. Sylvain Cipel, qui dirigeait jusqu’à l’an dernier l’hebdomadaire Courrier International avant de rejoindre Le Monde, s’attache dans un fort long article à rectifier quelques minuscules erreurs factuelles de nos auteurs, mais n’en valide pas moins l’essentiel de leurs affirmations. Pour le moins... étonnantes :

- sur les intérêts pétroliers des membres les plus éminents de l’équipe Bush, - sur les négociations secrètes engagées aux fins de faire prospérer lesdits intérêts, qui auraient emporté la "mise au pas" du FBI dans son action antiterroriste...,
- sur le double (triple ?) jeu de l’Arabie Saoudite, etc, etc...

Autant d’informations (même et surtout diffusées avec toutes les réserves d’usage), qui résonnent étrangement quand on se souvient d’un vibrant éditorial de M. Jean-Marie Colombani, titré « Nous sommes tous Américains » …

Comment ne pas s’interroger sur la date de ces « révélations », au lendemain même de la « chute » de Kaboul, et de la « victoire » de « l’Alliance du Nord » ? Comment ne pas s’interroger sur ce que ces informations révèlent d’une "diplomatie secrète" conduite par les Etats-Unis, et dont "l’échec" a culminé avec les "événements" du 11 septembre ? Comment ne pas s’interroger sur la nature de la "couverture médiatique" des événements du 11 septembre, et de la "guerre" engagée depuis lors par les Etats-Unis et la "coalition" en Afghanistan ? Comment apprécier dans le flot d’informations continûment déversées depuis le 11 septembre dernier, ce qui relève de l’information et de la pure propagande ? Nombre de représentants éminents du journalisme d’Outre-Atlantique attestent que jamais les relations entre les médias et le gouvernement américain n’ont été aussi exécrables depuis … mémoire d’éditorialiste chenu.

Sur ces entrefaites l’inénarrable Jacques Julliard, éditorialiste au Nouvel Observateur, se fend dans l’édition de Libération datée du 13 novembre 2001, d’un « Rebonds » parfaitement hallucinant [3].
 

Titré « Misère de l’antiaméricanisme », il est chapeauté par une phrase qui prend tout son sel après la lecture des « révélations » précitées : « Triste raisonnement de ces intellectuels, affirmant que les Etats-Unis ont été frappés le 11 septembre à la mesure de leurs forfaits passés. » S’ensuit un invraisemblable pamphlet, dont on mesure vite qu’il voue purement et simplement aux gémonies le premier hurluberlu qui s’aviserait de s’interroger sur les événements qui occupent l’actualité depuis deux mois…Et d’augurer, perplexe, que les choses ne sont peut-être pas aussi « simples » que ce que l’on veut à toute force nous faire accroire... Avec cette envolée mémorable : « (...) Il y a encore une chose. Il y a une dernière chose que je dis à regret, mais qu’il y aurait de la lâcheté à ne pas dire. C’est que les intellectuels n’aiment pas la liberté. (…) »

Exemplaire figure de l’éditorialiste patenté qui invente le discours de ses supposés adversaires : le décalage entre la caricature que présente Jacques Julliard et les textes des deux écrivains est phénoménal. Comme par ailleurs notre défenseur de la liberté qualifie « d’extrême-gauche » pour mieux les stigmatiser les 113 signataires d’un texte récent lui déplaisant (dont Pierre Vidal-Naquet, dangereux historien gauchiste bien connu, outre ses travaux sur l’Antiquité, pour avoir dénoncé la torture en Algérie - sûrement encore un intellectuel marxiste ennemi de la France - et contre les négationnistes), d’aucuns pourraient se demander si la « liberté » en question n’est pas surtout celle d’écrire n’importe quoi du haut de sa chaire…

L’administration Bush a embauché une publicitaire pour vendre sa guerre, Jacques Julliard est en retard pour l’appel d’offres… La lucidité sur le contexte de cette guerre, et notamment certaines coulisses de la calamiteuse politique étrangère de l’Oncle Sam, qui ont conduit l’Amérique - et le monde - à cette situation, n’interdit pourtant pas de considérer l’intervention actuelle comme légitime, et nécessaire.

Sur ce point, comment ne pas citer John le Carré, que Jacques Julliard stigmatise absurdement, et qui a tout dit ou presque dans son article récemment publié par Le Monde : « Ce n’est pas un nouvel ordre mondial, pas encore, et ce n’est pas la guerre de Dieu. C’est une opération de police atroce, nécessaire, dégradante, visant à pallier la faillite de nos services de renseignement et l’aveuglement politique avec lequel nous avons armé et utilisé les intégristes islamistes afin qu’ils luttent contre l’envahisseur soviétique, pour leur abandonner ensuite un pays dévasté et sans gouvernement. En conséquence, il nous incombe, hélas, de traquer et punir une bande de fanatiques religieux néo-médiévaux qui tireront de cette mort dont nous les menaçons une dimension mythique. »

Au total, immense perplexité. Comment ne pas s’interroger, très sérieusement, sur le théâtre d’ombres qui régit clairement, à ce stade, le fonctionnement de « l’information » ?

Qui manipule qui ? Pour la défense de quels intérêts ? Plus sérieux encore : comment le lecteur lambda est-il censé s’y retrouver dans des injonctions si … contradictoires ?

On notera par ailleurs que c’est dès le mois de mars 2000 que les étonnantes relations entre George W. Bush et les pétroliers saoudiens étaient dévoilées dans le numéro 377 du "Monde du renseignement", lettre d’information dont le rédacteur en chef, M. Guillaume Dasquié est l’un des auteurs du livre "Ben Laden, la vérité interdite", paru le 14 novembre 2001...

 Nota bene : « Propagande : Action exercée sur l’opinion pour l’amener à avoir certaines idées politiques et sociales, à soutenir une politique, un gouvernement, un représentant. » Nouveau Petit Robert, Nouvelle édition, 1997.

Marc Laimé


Notes

Les articles du Monde (13 novembre 2001 - Attention, liens payants) :
"Quand Washington négociait avec les talibans" :
http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3230--243578-,00.html
"Discussions tous azimuts entre avril et juillet 2001" : http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3230--243579-,00.html
L’article de Libération : "Le FBI a bloqué l’enquête sur Al-Quaeda."

On consultera avec intérêt les tribunes des intellectuels vilipendés par Jacques Julliard :
 de John Le Carré,
"Le théâtre de la terreur" (Le Monde, 17 octobre 2001)
 de l’écrivain Arundhati Roy,
"Ben Laden, secret de famille de l’Amérique"
(Le Monde, 16 octobre 2001).

 
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Notes

[1Les articles présentés comme des tribunes n’engagent pas nécessairement la responsabilité d’Acrimed

[2Lien périmé (Acrimed, mars 2009).

[3La tribune de Jacques Julliard dans Libération : "Misère de l’antiaméricanisme" (lien périmé).

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