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Tribune

La liberté d’expression n’est pas une marchandise

par Frédéric Barbe,

Dans mes souvenirs, la publicité apparaît lentement. Enfant des années 70, je ne m’en souviens pas vraiment, elle s’adressait sans doute à d’autres, aux grandes personnes. Quand ses maîtres-penseurs l’ont autoproclamée art majeur quelques années plus tard, elle demeurait encore dans l’ombre portée de la société. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et il devient difficile de l’ignorer. La rapidité de la transformation, juste une génération, son ubiquité, sa puissance, ses capacités de recyclage, mais aussi son acceptation sociale sont remarquables. Si la publicité n’a pas suscité davantage de résistances, c’est qu’évidemment la publicité est ambivalente. Je ne serai pas assez sot pour la diaboliser ici. La publicité, en mélangeant les genres, les langages, en disant merde à Vauban et à quelques autres, est souvent complice et émancipatrice. Elle " autorise " son spectateur, lui montre la voie, comme on l’a dit du porno. Alors à quoi bon s’exciter ?

C’est qu’il faut retourner la question et abandonner l’analyse des contenus au profit de l’analyse des mécanismes juridiques et économiques. A ce niveau, l’ambivalence de la publicité disparaît au profit d’une logique industrielle et comptable. Sans rejeter une certaine forme d’irrationnel, la profession publicitaire met en œuvre un projet systématique, un projet d’invasion de la société par les firmes. Que ce projet se mène aussi par la fiction - et particulièrement ses formes brèves - n’a rien d’étonnant, celle-ci a toujours été en avance sur la réalité. C’est donc de la liberté d’expression qu’il faut discuter, non en censeur, mais en juriste et en politique, ces deux postures qui ont précisément pour objet de réguler la société. En faisant cet effort, on s’apercevra que la publicité est fondée sur un abus de pouvoir initial : la captation par les firmes de la liberté d’expression et son industrialisation progressive.

Au terme d’un siècle de développement capitaliste forcené, la publicité forme un méta-système. Elle constitue véritablement dans nos pays l’environnement de tous les autres environnements. La publicité est partout, à chaque instant, la référence première de toute chose. Devenue liturgie commerciale du quotidien, donneuse de sens, la publicité est amusante, jolie, érotique, complaisante, drôle même parfois, tant elle se moque du monde. Les gens qui la produisent sont des créatifs, souvent frottés de cultures contestataires. Dans les incessantes représentations de leur art, les créatifs se moquent du monde qu’ils contribuent à construire, mais ils s’en moquent au bénéfice exclusif de ceux qui les payent, les élites dirigeantes, qui dépensent ainsi dans la joie une petite partie de l’argent extorqué à la population. Les créatifs ont peu à peu obtenu le droit de tout dire au nom des firmes. Et au nom de la liberté d’expression, ce droit humain chèrement acquis par d’autres [qui n’étaient ni publicitaires, ni dirigeants de firmes, mais résistants], l’imposition de leurs éphémères et permanentes créations ne connaît plus de limites. La publicité, l’ultime et rafraîchissante critique de la société, est partout et se multiplie sans cesse.

Il y a dans cet amer constat d’une anti-démocratie de la publicité, système de représentation totalisant et totalitaire, deux questions qui n’ont jamais vraiment été discutées, parce que le tuyau ombilical de la publicité en a fait deux évidences de la nature des choses, la question de l’imposition, comme attenante à celle de la liberté d’expression et la question de l’extension de la liberté d’expression aux firmes.

Procédons à quelques expériences publicitaires. En affirmant Jésus lave plus blanc pour promouvoir la lessive Jésus ;, celle que Marie utilisait plusieurs fois par semaine, chaque fois que son fils lui amenait son tas de linge sale, que fait le publicitaire ? Blasphème-t-il, insulte-t-il la communauté des croyants ? Méprise-t-il la religion ? Est-il condamnable, en dehors du fait qu’il espère mettre les rieurs de son côté ? Il n’est pas facile de répondre à cette question, d’autant que le créatif et son donneur d’ordre invoqueront bientôt la liberté d’expression. Peut-être soutiendront-ils même, dans un fâcheux chœur de faux naïfs audacieux, qu’ils défendent ce droit contre l’ordre moral et tous les tabous de la société [1]. Ils œuvreraient ainsi pour l’extension des libertés humaines. Mais à mélanger publicité des firmes et parole des citoyens, le débat sur la liberté d’expression se perd. Au revers des apparences, nous affirmons que le statut publicitaire du message en modifie la nature et que distinguer celui-ci du reste de la parole humaine est un bon moyen pour stopper le harcèlement des intégristes un peu partout dans le monde contre la liberté d’expression des citoyens. Si tel artiste ou simple citoyen affirme Jésus lave plus blanc, il procède de sa liberté d’expression dans les limites de la réception de son message par ses contemporains. Le publicitaire et son donneur d’ordre procèdent tout autrement. Par l’imposition renouvelée et polymorphe de leur message. Jésus lave plus blanc devient un élément obligé de la culture commune, un élément du formatage courant, qui n’a d’autre légitimité que les millions qu’y consacrent les donneurs d’ordres. Là est une différence essentielle, qui fait de la publicité non un acte d’expression, mais tout au contraire une structure d’imposition, dont le vrai nom est propagande, une forme de l’oppression. Les publicitaires-propagandistes et leur donneurs d’ordre n’ont aucun droit à se réclamer de la liberté d’expression, qui n’est aucunement la propriété d’une profession ou d’un secteur d’activité, mais l’essence indivise de la communauté des humains.

Ainsi, nous observons que les firmes procèdent habilement en faisant passer leur imposition idéologique relativiste, qui est bien plus que la simple promotion des produits commercialisés, pour l’essence même de la liberté d’expression. Par suite et fort logiquement, ces firmes nous font savoir par la voix de leurs hérauts auto-célébrés que l’acte de consommer est bien la forme ultime de la démocratie. Au risque de passer pour des pisse-froid, les vrais défenseurs de la liberté d’expression devraient distinguer formellement le droit d’expression des citoyens, individuellement ou collectivement, et le droit d’expression étendu aux firmes. Seul le premier nous semble devoir être défendu. Le droit d’expression des firmes ou des monopoles publics n’a aucune légitimité démocratique, au contraire, il témoigne du retour progressif et douloureux aux régimes censitaires. La publicité est aujourd’hui une des formes rieuses de la nouvelle société censitaire, qui donne aux riches l’exercice effectif des droits des citoyens, en une concession sympathique et perpétuelle. La publicité politique fantastiquement développée aux Etats-Unis n’est pas le sous-ensemble litigieux, c’est tout l’édifice publicitaire qui procède de la même dénégation démocratique. L’argent de la publicité et de la communication dont nous reparlons plus loin fait aujourd’hui la culture, il aimerait bien se faire la pensée. Ainsi, la critique intégriste doit être entendue, quand elle lutte contre une imposition, un irrespect, un mépris véhiculé sans échappatoire par le média publicitaire. Au contraire de la chasse aux artistes, aux enseignants, aux chercheurs, aux œuvres de l’esprit, parfois tristement dédoublée en une ignoble chasse à la femme qui doit avorter ou à l’étranger non-européen, de ces mortelles obsessions qui doivent être combattues sans retard. Il serait bien curieux, en vérité, d’abandonner la lutte contre l’imposition publicitaire aux mains des seuls intégristes. Ajoutons à l’attention des croyants de toutes obédiences, que le mouvement ouvrier et le mouvement social sont quotidiennement insultés et traînés dans la boue par les publicitaires qui en ont pillé et détourné le patrimoine et les valeurs afin de les neutraliser par le ridicule. Jaurès lave plus blanc, Gandhi lave plus blanc et bientôt Bourdieu lave plus blanc sont aussi insultants que Jésus lave plus blanc. Les croyants n’ont pas le monopole du martyr publicitaire.

Nous proposons, cohérents en cela avec quelques apostats de la religion publicitaire [2], de considérer et de défendre la seule véritable liberté d’expression, celle des citoyens, individus ou groupes, et de résister au déploiement infini du méta-système publicitaire, censitaire et anti-démocratique, qui cible aujourd’hui de manière privilégiée nos enfants et adolescents. Ces propos sur la publicité comme propagande sont ceux d’un géographe, cela n’a rien d’anodin. La référence à Augustin Berque, géographe de la médiance ou à Abraham Moles, psycho-géographe pourra apparaître exotique. Il n’en est rien. La publicité génère aujourd’hui sa propre géographie du monde, car les trajets d’ordre phénoménal et ceux d’ordre physique ne peuvent se dissocier absolument. Le sensible et le factuel s’y composent en proportions variables. Chevauchant ainsi la distinction théorique du subjectif et de l’objectif, disons qu’ils sont trajectifs ; qu’à la fois matériel et idéel, le processus en question est une trajection  [3]. La publicité, méta-paysage, est empreinte et matrice de la société mondiale des inégalités. Elle tend à devenir le mode de relation principal et malheureusement censitaire entre les sociétés et leur environnement, entre les sociétés, entre les humains, entre les hommes et les femmes. En forçant le texte de Berque, j’écris que la publicité est aujourd’hui une forme censitaire, habile et vorace de la trajection et qu’il nous faut intégrer rapidement cette donnée dans notre action politique.

J’ajouterai pour clore, très provisoirement, cette contribution au débat que la publicité comme système relativiste absolu tend à créer elle-même les conditions de son apparente disparition. En assurant les conditions de son invisibilité sociale par une nouvelle stratégie, les élites transforment partiellement la publicité en ce qu’il faut nommer [misérablement, car il y a tromperie sur l’appellation] communication et qui n’est rien d’autre que la publicité intégrée. J’accole ainsi trois termes, fortement semblables dans leur objet social principal, l’imposition d’un ordre anti-démocratique, mais différents dans leur apparence, leur visibilité et donc leur repérage possible, du plus trivial au plus intégré, propagande, publicité et communication. Tous trois opèrent dans l’imposition, nous l’avons dit, mais pour le dernier d’entre eux, le plus discret, l’effacé, la production des innombrables services de communication, par un puissant effet de diversion et d’intrusion, envahit et occupe l’espace du discours sérieux. La communication, où se dissout également le journalisme, crée ainsi les conditions pour que les acteurs développent, en contrepoint des faits et de la réalité [4], un discours de remplacement, un discours factice, notamment dans l’entreprise et la vie politique. Là encore, nous aurions tort de concéder notre droit d’expression, sous prétexte de division du travail, aux propagandistes diplômés du système capitaliste ou étatique, particulièrement lorsque ceux-ci se parent des habits de la compétence et de la science pour nous en imposer.
Puisque propagande, publicité et communication forment aujourd’hui les discours obligés de la nouvelle société censitaire, la politique [et la fiction !] comme lieu de la vie démocratique se doit absolument et sans retard d’assurer sa propre reproduction, en bornant par le geste, la parole et par la loi les effets pernicieux et anti-démocratiques de cette affligeante trinité [propagande, publicité et communication].

Frédéric Barbe
frederic.barbe@free.fr

Frédéric Barbe est géographe, il vit en Loire-Inférieure.

 
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Notes

[1Voir le dossier "Sexe, comment la pub fait sauter les tabous", du magazine "culturepub" de décembre 2000, magazine dont le positionnement d’honnête interstice décodeur paraît bien difficile à tenir.

[2Voir "Casseurs de pub", roborative revue lyonnaise ou www.antipub.net.

[3Augustin Berque, "Médiance, de milieux en paysages", 1990.

[4Voir l’analyse de Christophe Dejours dans "Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale."

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