Accueil > Critiques > (...) > Le Monde par lui-même (1999-2002)

Pratiques du journalisme

" Le Monde " rénove le vocabulaire

Du bon usage du médiateur

Le Monde n’hésite pas, pour changer et changer le monde, à proposer une rénovation audacieuse du vocabulaire, chaque fois que la « modernité » l’impose. Et le médiateur tantôt désavoue en vain les choix effectués, tantôt les honore. Voici deux échantillons de ce dur labeur collectif [*].

« Angolagate » : Du ridicule à l’incohérence

Le 12 janvier 2001, Le Monde invente le mot "Angolagate". Son édition datée 13 janvier proclame en " une" : "Affaire Mitterrand : les secrets de l’Angolagate". Une double page centrale est quant à elle intitulée "Les hommes de l’« Angolagate »". On remarquera notamment que même pour une première utilisation, Le Monde n’a pas tranché entre "angolagate" avec ou sans guillemets.

Jusque là, Le Monde comme les autres journaux évoquait l’"affaire Falcone", le "trafic d’armes avec l’Angola", voire plus prudemment les "ventes d’armes à l’Angola", comme dans son édition du 10 janvier : ’"Ventes d’armes à l’Angola : le PDG de la Sofremi accuse Pierre Falcone".

Désormais, Le Monde exploitera sans ambage le néologisme (sans guillemet), comme les 14-15 janvier avec ce titre sur six colonnes en page intérieure : "Angolagate : le parquet requiert l’annulation du « trafic d’armes »". Un titre doublement malheureux ; il s’agit en effet de l’annulation, non pas du "trafic d’armes", mais des poursuites pour "trafic d’armes". Dès lors, Le Monde utilisera invariablement le terme "angolagate", qui n’est guère repris par le reste des médias.

Plusieurs lecteurs interrogent le quotidien par courrier, mais il faut attendre le 29 février pour qu’une de ces lettres soit publiée :
« Permettez-moi de vous signaler avec quel agacement je lis dans Le Monde le mot " Angolagate " pour désigner ce qui est une médiocre affaire judiciaire actuellement en cours d’instruction. Je ne comprends pas ce qui justifie qu’on la désigne de cette façon. Elle n’a pas, me semble-t-il, de similitude remarquable avec l’affaire connue pour être celle du Watergate, où un chef d’Etat en exercice avait été mis en cause et avait tenté de se défendre de façon particulièrement désolante. (...) A moins que l’affixe " gate " ne soit désormais chargé d’une signification particulière par la langue française, je ne vois pas ce qui permet qu’on emploie les quatre lettres qui le constituent de la façon dont le fait le journal, même si l’usage s’en est peut-être répandu outre-Atlantique. S’il paraît nécessaire aux rédacteurs d’employer une formule rapide et forte, ils pourraient parler d’ " affaire angolaise " ou à la rigueur " d’Angolatrafic ", il serait également possible d’évoquer " l’Angolaffaire ". Tout le monde comprendrait et l’on ne serait pas plongé dans un américanisme de pacotille. » ((Jean-Marie Bertrand, Paris.)

Le 18 mars, soit deux mois après l’invention du terme "angolagate", le Médiateur se saisit enfin du sujet dans sa rubrique hebdomadaire sous le titre « Franglogate ».
« Je m’associe à plusieurs lecteurs, étonnés de voir Le Monde utiliser l’étrange et horrible " angolagate " pour désigner un commerce d’armes avec l’Angola. " C’est très curieux, remarque Jean-Pascal Lamaison (Paris).Voici un scandale qui affecte non pas un chef d’Etat en exercice, mais, entre autres, le fils d’un président aujourd’hui décédé ; qui éclate non pas aux Etats-Unis ou dans un quelconque pays anglophone, mais en France ; et dont je lis la relation dans un journal peu enclin à singer les manières d’outre-Atlantique. Alors, pourquoi diable s’obstiner à nommer "angolagate" l’affaire Brenco ? »

Fort de cet avis du médiateur, pour une fois sans ambiguïté, la rédaction du Monde va-t-elle remiser sa singulière trouvaille terminologique ? Pas du tout. Seule concession : "angolagate" se voit désormais encadré de guillemets.
Mais pas toujours. Une indécision qui ajoute plutôt à la confusion. D’ailleurs, l’incohérence ne s’arrête pas là, puisque certains papiers traitant du même sujet n’utilisent pas le néologisme du 12 janvier. Selon les jours, on peut par exemple lire dans Le Monde

 Avec guillemets

Le 12.04.01 Repères DÉPÊCHES : « "ANGOLAGATE" : Arcadi Gaydamak, homme d’affaires d’origine russe recherché par la justice, actuellement réfugié en Israël, a annoncé son intention de déposer une plainte pour diffamation contre la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la direction centrale des renseignements généraux (DCRG). »
Le 13.04.01 : « "Angolagate" : deux proches de M. Pasqua placés en garde à vue. »

 Sans guillemets

Les 22-23.04.01 « M. Falcone est visé par une information judiciaire pour "fraude fiscale". Son instruction est confiée aux juges de l’Angolagate ».

 Sans le néologisme du Monde

Le 21.04.01 : « Charles Pasqua pour la première fois directement mis en cause par la justice. Charles Pasqua, dont le nom était cité depuis le début de l’affaire Falcone, est cette fois directement mis en cause par la justice. »

Mais parfois, plusieurs de ces pratiques se retrouvent dans la même page, comme le 10.04.01, avec deux papiers qui commencent ainsi. :
« Les juges de l’affaire Falcone réclament des notes classées "secret-défense" Chargés de l’enquête sur les ventes d’armes vers l’Angola, Philippe Courroye et Isabelle Prévost-Desprez ont demandé au gouvernement la communication de rapports de la DGSE découverts au Quai d’Orsay et d’archives du secrétariat général de la défense nationale. Le milliardiare israélien refuse toujours de répondre à la justice. Acteur manquant de l’"Angolagate", Arcadi Gaydamak ne semble toujours pas prêt à répondre à la convocation de la justice française. »

Bref, le lecteur a subi pendant deux mois la fantaisie et le ridicule, puis, depuis la prise de position du Médiateur, l’incohérence.

(Première publication : avril 2002).

« Angolagate » : "Le Monde" désavoue son médiateur

La rubrique Kiosque du Monde daté mercredi 19 juin 2002 propose un papier titré « Parler de l’ "Angolagate" en Angola, c’est dur »

L’article du Monde prétend que l’hebdomadaire angolais Agora traite du scandale de l’ "angolagate", mais, comme les citations reprises d’ Agora ne comportent jamais ce mot, on ne sait pas si "Agora" emploie réellement le néologisme inventé par Le Monde - la date est historique... - le 12 janvier 2001.
En revanche, il est certain que le retour de ce terme - " angolagate " - est un désaveu supplémentaire du médiateur dont les avis, quand il manque de complaisance, ne sont pratiquement jamais suivis d’effet.

Le 18 mars 2001, soit deux mois après l’invention du terme "angolagate", le médiateur prend le parti de certains lecteurs du Monde :
« Je m’associe à plusieurs lecteurs, étonnés de voir Le Monde utiliser l’étrange et horrible " angolagate " pour désigner un commerce d’armes avec l’Angola. »

Timide concession : "angolagate" se voit désormais en général (mais pas toujours) encadré de guillemets.

On imagine le résultat de l’intervention du médiateur, s’il avait l’audace d’intervenir sur des questions plus graves...

(Première publication : 30 juin 2002 - Un correspondant d’Acrimed)

« Anthrax » : "Le Monde" dissout le vocabulaire

Le dernier Billet du médiateur du Monde montre une nouvelle fois que le rôle de cette institution dans ce journal est de "faire passer la pilule" du laisser-aller et du n’importe quoi.

Des esprits chagrins l’ayant saisi à propos du mot anglais "anthrax", le médiateur semble d’abord dénoncer une astuce marketing :"Claquant comme un fouet, mystérieux à souhait, il incarne toutes les menaces et toutes les peurs qui nous assaillent depuis le cauchemar du 11 septembre."

Mais après avoir rappelé comme il se doit qu’en français anthrax signifie tout autre chose que le bacille actuellement utilisé pour des attentats [1], le médiateur concède tout bonnement :
« Si Le Monde utilise - dans ses titres - le terme anglo-saxon, c’est parce qu’il est plus court et plus frappant que "maladie du charbon". Cela permet des manchettes audacieuses, du genre "Les talibans résistent, l’anthrax persiste" (27 octobre) … »

Plus loin :
« Le Monde se montre moins regardant que d’autres médias, comme l’Agence France-Presse ou le quotidien Libération" (c’est bien de le reconnaître). Mais (tenez-vous bien) "tout laisse à penser que la nouvelle acception va s’imposer et qu’il faudra désigner autrement les furoncles pour ne pas affoler les malades… »

On connaissait les dictateurs qui veulent dissoudre le peuple quand il pense mal, voici les journalistes qui veulent dissoudre le vocabulaire "par commodité".

(Première publication : 31 octobre 2001)

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[*Ces échantillons ont été prélevés, sans modification, dans une ancienne présentation chronologique du Monde des années 1999-2002 : la date de publication antérieure est indiquée à la fin de chacun d’entre eux

[1« En français, l’anthrax n’est qu’un furoncle provoqué par une autre bactérie, le staphylocoque. Seul point commun entre les anthrax anglo-saxon et français, le grec : le mot évoque la noirceur du charbon, caractéristique des nécroses provoquées par l’une et l’autre bactéries. En français, la maladie due à Bacillus anthracis s’appelle la maladie du charbon, qu’elle soit animale ou humaine. » (Libération, 13-14 oct. 2001, encadré « Anthrax et maladie du charbon »)

A la une