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Attentats de Paris : le CSA rappelle à l’ordre, les médias hurlent à la mort

par François Neveux,

Scène de la vie quotidienne : un orteil cogne un meuble, le propriétaire de l’orteil hurle de rage et de douleur quelques instants, avant de constater que son doigt n’a en réalité aucune séquelle. Scène de la vie médiatique : quinze chaînes de télévision et de radio se cognent dans un rappel à l’ordre du CSA et hurlent à la mort de l’information libre. C’est le rocambolesque feuilleton des dernières semaines.

Les attentats de Paris, qui se sont déroulés du 7 au 9 janvier, ont été un événement exceptionnel de l’histoire française récente. À ce titre, il n’y avait pas de quoi être étonné que le traitement médiatique le soit aussi. Pendant 48 heures, tout a semblé permis aux chaînes d’information en continu, et aux chaînes classiques qui ne pouvaient manquer l’occasion de passer en mode « édition spéciale ».


Quelques faits d’armes

Au milieu de 60 heures d’image et de son non-stop, quelques faits d’armes : le 7 janvier, montrer la vidéo sur laquelle on voit un policier abattu de sang froid, en pleine rue, par l’un des terroristes. Donner en pâture le nom d’une personne soupçonnée d’être liée à l’attentat contre Charlie Hebdo, alors qu’elle ne l’était pas. Dire aussi, le 9 janvier, qu’une personne est cachée dans l’imprimerie de Dammartin-en-Goële à l’insu des frères Kouachi, et que d’autres le sont à l’Hyper Cacher de Vincennes à l’insu d’Amedy Coulibaly. Montrer également, pendant qu’on y est, le déploiement des forces de police sur le lieu - et tant pis si une télévision pourrait être allumée dans le magasin, et qu’Amedy Coulibaly peut éventuellement s’informer grâce à elle. Annoncer en direct qu’un assaut a commencé à Dammartin-en-Goële alors que Coulibaly a annoncé lié le sort de ses otages à celui des frères Kouachi. Enfin, montrer, à plusieurs reprises, le moment où Amedy Coulibaly tombe sous les balles des policiers du RAID dans un ultime geste de martyre.

Ce n’est pas une liste exhaustive des erreurs qui ont été commises pendant ces trois jours, mais ce sont celles qu’a relevées le CSA [1]. Il en a tiré des conséquences le 12 février : 36 mises en garde et en demeure pour quinze médias différents, autrement dit toutes les grandes chaînes de TV et de radio à l’exception de M6. La peine peut paraître lourde ; elle est, il est vrai, sans précédent dans l’histoire du Conseil. Et elle mérite de s’interroger sur le pouvoir de cette autorité administrative dont, comme l’a rappelé le SNJ dans un communiqué, « les responsables sont nommés par des politiques », ce qui la rend « particulièrement malvenue pour vouloir trancher dans les questions regardant exclusivement la déontologie des journalistes et au-delà, la liberté de l’Information ». Impossible de ne pas relever d’ailleurs, dans ce contexte, que le CSA ne s’est préoccupé que du respect de la dignité de la personne, de trouble à l’ordre public et de menaces sur la vie des otages.


Citadelles assiégées

Pour autant, il ne s’agit que de mises en garde et en demeure ; aucunement de sanctions. C’en est tout de même trop pour les médias qui ont été visés. Tout à fait satisfaits de leur travail, qui ne saurait en aucun cas être remis en cause, ils se sont réunis le 16 février chez le plus grand d’entre eux, TF1, pour y concevoir une lettre ouverte où sourd la douleur de voir leur pureté entachée. Ainsi, écrivent-ils, le CSA « a jeté le discrédit sur le travail des rédactions de la quasi-totalité des radios et télévisions françaises publiques et privées » - comme s’il était besoin que le CSA se charge de le faire.

Puis cet enchaînement étrange : «  La liberté de la presse est un droit constitutionnel. Les journalistes ont le devoir d’informer avec rigueur et précision. Le CSA nous reproche notamment d’avoir potentiellement "attenté à l’ordre public" ou pris le risque "d’alimenter les tensions au sein de la population". Nous le contestons ». Avec quels arguments ? Aucun, cela ne semble pas nécessaire.

Plutôt que d’expliquer en quoi le fait de dévoiler en direct des informations sur les opérations de police n’est pas « attenter à l’ordre public », le plus simple est sans doute de se draper dans de grands principes. Et de faire mine de s’interroger gravement sur l’avenir de son métier : « Sous le coup de ces sanctions, comment continuer à informer ? » Impossible en effet ! Comment le public aurait-il pu prendre conscience de l’horreur des faits sans voir un homme à terre abattu d’une balle dans la tête ? Dans quelle situation le peuple de France se serait-il retrouvé s’il n’avait pas pu savoir, dès 11 heures le 9 janvier, qu’un homme était caché près des frères Kouachi dans l’imprimerie de Dammartin-en-Goële ? Qui aurait pu supporter de ne pas savoir qu’un lycéen était peut-être complice des terroristes alors qu’il ne l’était pas ? Comment vivre normalement sans savoir, une demi-heure avant le moment qui aurait été opportun pour l’annoncer, que la police avait donné l’assaut à Dammartin-en-Goële ?

Et les Anges de la télé en continu de poursuivre : « Dans quelle autre grande démocratie reproche-t-on aux médias audiovisuels de rendre compte des faits en temps réel ? » Comme si ce que le CSA avait visé était le simple fait de « rendre compte des faits en temps réel »...


Repenser les instances de déontologie

Ne soyons pas injustes : la suite du texte est plus fondée. « Comment peut-on imaginer que le CSA veuille en 2015, renforcer encore le contrôle sur les médias audiovisuels français régulés quand l’information circule sans contrainte dans la presse écrite, sur les chaines étrangères, tous les réseaux sociaux et les sites internet. N’est-ce pas nous placer dans une situation d’inégalité devant la loi ? » Voilà une question qui mérite en effet d’être posée.

Il y a bien un problème dans la régulation des médias quand seuls les médias audiovisuels font l’objet de cette régulation, et ce par le biais d’un organisme tout entier déterminé par le pouvoir politique. Le CSA doit-il ou ne doit-il pas se mêler de déontologie journalistique ? C’est une vraie question, insoluble dans la situation actuelle. En l’état, il est impossible de se satisfaire qu’une autorité qui représente si peu puisse se permettre autant. C’est pourquoi Acrimed plaide, aux côtés du SNJ, pour la création d’une instance de déontologie des journalistes, qui ne serait pas dotée d’un pouvoir de sanction.

En attendant, et aucune de ces chaînes ne peut l’ignorer, le fonctionnement des médias est celui-ci : un organisme de régulation, le CSA, délivre des autorisations d’émettre sur certaines fréquences (autrement dit, un bien public), en échange d’engagements, dont certains portent en effet sur les lignes éditoriales. Chacune de ces chaînes l’a accepté au moment de signer sa convention. Ce sont ces engagements qu’a très gentiment rappelés le CSA dans sa décision.

Très gentiment car, soyons francs, ces « sanctions » sont à peine plus dures que des caresses. D’ailleurs, contrairement à ce qui est souvent dit, et même écrit par ceux qui sont visés dans cette affaire, ce ne sont pas des sanctions, ce sont des rappels à l’ordre. Si ces médias voulaient des sanctions, l’une d’elles, prévue par la loi, aurait pu être l’obligation de diffuser un communiqué à l’antenne - afin, à tout le moins, que leurs publics sachent que tout n’est pas acceptable et accepté. Aucun d’entre eux n’a eu à le faire, et la vie pour chacun suit à nouveau son cours, jusqu’à la prochaine occasion de dire et montrer n’importe quoi.

François Neveux

 
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Notes

[1Nous pourrions, pour notre part, y ajouter ne serait-ce que les analyses de bas étage sur l’islam.

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