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Night Call : quand Hollywood arme (à son corps défendant ?) la critique des médias

par Martin Coutellier ,

Le film Night Call (Nightcrawler en version originale), sorti en France le 26 novembre, raconte l’histoire d’un homme devenant reporter d’image freelance à Los Angeles. S’il n’est pas question d’aborder ici le contenu du film en profondeur, force est de constater que certains éléments du scénario et certaines scènes mettent en évidence des mécanismes qui régissent la fabrication des programmes d’information. Le film décrit ces mécanismes dans un cadre très particulier (les bulletins d’information des chaînes régionales à Los Angeles), mais les exposer clairement permet de s’apercevoir qu’ils sont à l’œuvre dans bien d’autres contextes.

De la fiction à la réalité

Le personnage principal du film est amené à devenir un « nightcrawler », reporter freelance qui arpente Los Angeles la nuit, radio branchée sur les fréquences de la police. L’objectif est d’être sur place au plus vite lorsqu’un incident se produit (agression, accident de voiture, incendie, fusillade), pour en tirer les images les plus explicites possible (« graphic », dit-on dans le film), et les vendre aux chaînes régionales qui les utilisent pour booster les audiences de leurs programmes d’information matinaux. Le credo est assumé : « si ça saigne, ça fera la une » (« If it bleeds, it leads »). C’est ainsi que l’on voit les informations locales s’ouvrir sur les images en gros plan du corps d’une victime d’un accident de la route, ou de ceux d’une famille tuée au cours d’un cambriolage.

Si le terme de « nightcrawler » a été inventé, le « métier » existe bel et bien à Los Angeles, sous l’appellation « stringer » (terme désignant habituellement un reporter ou un correspondant local). Deux de ces « stringers » ont d’ailleurs participé au film en tant que conseillers techniques [1]. Un autre « stringer », Alexander Gitman, a été interviewé par le site du magazine Dazed. Il indique notamment les éléments du film auxquels il est véritablement confronté dans son activité. À la question de la possibilité de gagner sa vie en tant que « stringer », il répond [2] : « Il y a beaucoup de concurrence (…) Si quelqu’un y passe beaucoup de temps, il va probablement bien s’en sortir ». Quant à la véracité de la maxime « If it bleeds, it leads », il livre sans fard : « C’est une affirmation qui est vraie. La question est de savoir ce qui se vend, et ce genre d’histoire se vend ».

Dans le film, le personnage de la rédactrice en chef explique le type d’images (toujours violentes) que sa chaîne cherche à acquérir : le « reportage » sera considéré comme meilleur lorsque la ou les victimes sont blanches, et que l’incident se produit dans un quartier plutôt riche. Cette description des sujets recherchés est-elle crédible pour Alexander Gitman ? «  Absolument. Si une fusillade se produit dans un mauvais quartier (...) où très peu de gens blancs vivent – en particulier si c’est un crime commis par un noir contre un noir – alors ce genre de chose est indéniablement plus souvent ignoré (…). Mais un vol dans un quartier blanc où quelqu’un a été cambriolé quand il était chez lui – c’est une très bonne histoire, ça se vendra » [3]. Malheureusement, ce stringer ne peut expliquer ce qui pousse les responsables de chaînes à définir ainsi les sujets qui les intéressent [4], mais il n’y a aucun doute : « Ce sont [les responsables de] l’information qui prennent les décisions ; ce sont vraiment eux qui donnent le ton ».


Des stringers aux journalistes

Pour les stringers, la possibilité d’être rémunéré dépend alors de leur capacité à fournir des images en adéquations avec les attentes des chaînes. Cette recherche d’images crues, brutales, parfois gores, dans laquelle sont enrôlés les stringers est donc initiée par les chaînes et leur responsables de l’information. Dan Gilroy, auteur et réalisateur du film, et Jake Gyllenhaal, acteur et producteur, ne sont pas des critiques radicaux. Selon eux, « tout le monde est responsable » de cette course aux images chocs : les stringers qui les filment, les responsables de chaînes qui les payent et les diffusent, et, en dernier ressort, les (nombreux) téléspectateurs qui les regardent [5]. Le parallèle est fait avec l’alimentation : puisqu’il y a des gens qui mangent des produits nuisibles, parfois en connaissance de cause, comment reprocher quoi que ce soit à ceux qui les produisent ? À l’évidence, ce raisonnement qui dédouane les producteurs d’information va à l’encontre d’une critique sérieuse, de la même façon qu’un argumentaire absolvant Monsanto ne saurait être pris pour une analyse rigoureuse de la production alimentaire.

Une analyse plus conséquente commencerait par constater que sur ces chaînes locales commerciales, les bulletins d’information n’ont pas pour objectif d’informer. Une étude publiée en 2010, portant sur 8 chaînes locales californiennes, révélait le type de contenu le plus souvent diffusé, et leurs durées respectives, dans un bulletin d’information de 30 minutes : 10 minutes et 35 secondes de publicité et de bandes-annonces ; 3 minutes 36 de sports et météo ; 2 minutes 50 d’information sur les « crimes », ce type de sujet faisant la « une » dans un tiers des cas ; la politique locale était traitée dans 2.5% des sujets [6]. Ces chiffres montrent le principe de ces bulletins d’information : comme pour la plupart des programmes, il s’agit de vendre les téléspectateurs aux annonceurs. La logique industrielle de l’information est alors de produire au moindre coût les sujets qui retiendront sur la chaîne le plus d’audience. Dans cette logique, le rôle des stringers est identique à celui de tous les journalistes employés par les chaînes qui ont fait de l’information un appât pour l’audience qu’elles vendent aux annonceurs : produire des sujets qui retiennent le plus de public avec les moyens les plus modiques.


De la Californie à la France

Le propos n’est évidemment pas ici de prétendre que les chaînes de télévision françaises ou européennes fonctionnent exactement comme une chaîne locale californienne. Néanmoins, le cas extrême de ces chaînes, et des stringers qu’elles rétribuent au prorata de la quantité d’hémoglobine, constitue un exemple presque chimiquement pur de ce qu’il advient de l’information lorsqu’elle est absolument négligée en tant que telle, et détournée dans le but de vendre du fameux temps de cerveau disponible. Or cette logique commerciale est bien à l’œuvre en France, bien qu’elle ne se donne pas à voir avec la même intensité. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer l’attention avec laquelle les chiffres d’audience sont étudiés par les responsables des rédactions, du service public comme de TF1, et les répercussions de cette logique de « course à l’audimat » : appauvrissement de la qualité des JT (raréfaction des sujets « de fond », place démesurée faite aux faits divers, etc.), multiplication des émissions de reportages « à sensation », omniprésence des fictions policières made in USA, etc.

De ce point de vue, il est intéressant de noter l’évolution constatée par Warren Olney, ancien présentateur et reporter d’une chaîne locale de Los Angeles [7] : « Quand j’ai commencé à faire des reportages d’enquêtes [dans les années 1960, NdT], et que la période des mesures d’audience arrivait, les gens de la publicité venaient et me disaient "Qu’est-ce que tu as ? Quel sujet sur lequel tu travailles pourrions-nous utiliser" [tandis que par la suite] le département de la pub nous disait que les enquêtes d’audimat montraient que les téléspectateurs aimeraient des sujets traitant de X, Y ou Z. (…) Les thèmes étaient dictés par le département commercial, et n’émergeaient plus de la rédaction ». Encore une fois il n’est pas question de prétendre que la situation particulière des chaînes locales californiennes est exactement celle des médias en général (y compris des médias français). Mais il est difficile d’ignorer que les images diffusées dans les médias français participent aussi, parfois, de la dérive qui mène à confondre reporter d’image et paparazzi, et que certains de ces médias se sont également lancés dans la recherche d’images « chocs » et peu onéreuses, tel BFM TV qui demande aux internautes (via la plateforme temoins.bfmtv.com) d’envoyer leurs photos ou vidéos « d’événements ». Et il est difficile ne pas penser à ce que l’exemple extrême des chaînes locales californiennes montre de façon criante : lorsque l’objectif est de vendre des écrans publicitaires, et que le critère de qualité est la rentabilité définie comme l’audience maximale au moindre coût, l’information en ressort laminée.


***



Bien que le film Night Call ne s’inscrive pas dans une démarche de critique radicale des médias (comme le montrent clairement les déclarations du scénariste-réalisateur et de l’acteur-producteur), il participe à exposer les outrages subis par l’information lorsque les gens responsables de sa production la considèrent comme un spectacle. Aux USA comme ailleurs, cette conception semble gagner du terrain. À quand les gros plans sanguinolents récurrents en ouverture du 20h de France 2 ou de TF1 ? Nous préférons une autre question : comment faire en sorte que l’information, y compris et surtout dans les médias ayant la plus large diffusion, (re)devienne un véritable outil du débat public démocratique ? [8]

Martin Coutellier

 
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Notes

[1Il s’agit des frères Raishbrook, auxquels le LA Times a consacré un article (en anglais).

[2Toutes les traductions sont de l’auteur. L’interview intégrale, en anglais, est accessible ici.

[3On peut noter l’ambiguïté de la formule utilisée, « that will sell », qui peut également se traduire par « ça vendra », c’est-à-dire « ça fera de bonnes audiences » ; ambiguïté seulement apparente : ce qui se vend (du point de vue du stringer) est ce qui vend (du point de vue de la chaîne).

[4Ses hypothèses sur la question sont peu convaincantes : « J’imagine qu’ils sentent d’une certaine façon que ces histoires sont plus racontables, ou peut-être ont-ils déterminé la démographie des gens qui regardent ça et qui cela va intéresser – un mélange de tout ça. »

[5Alberge, Dalya, « Jake Gyllenhaal : we are all to blame for media scrum at horror crime scenes », theguardian.com, 19 octobre 2014.

[6Kaplan, M. et Hale, M. (2010), « Local TV News in the Los Angeles Media Market : Are Stations Serving the Public Interest ? », The Norman Lear Center, USC Annenberg School for Communication & Journalism (disponible ici).

[7Ali, Lorraine (2014). « Nightcrawler’ shows how the news worm has turned », site du Los Angeles Times.

[8Pour des réponses proposées à cette question, voir la rubrique « nos propositions ».

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