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Décès d’André Schiffrin ; un extrait en guise d’hommage

par André Schiffrin,

André Schiffrin, éditeur franco-américain, est mort à Paris le dimanche 1er décembre. Il est connu en France (et dans le monde) pour ses ouvrages critiques sur l’évolution de l’édition vers toujours plus de rentabilité au détriment des livres de qualité. Il est notamment l’auteur, en français, de plusieurs ouvrages publiés aux éditions La Fabrique : L’édition sans éditeurs (1999), Le contrôle de la parole (2005) et L’argent et les mots (2010).

Son histoire personnelle est marquée notamment par deux événements éloignés de 50 ans : en 1940, sa famille doit émigrer aux États-Unis après que son père, Jacques Schiffrin, l’inventeur de « La Pléiade », eut été licencié par Gaston Gallimard en application des lois anti-juives. Même après la guerre, Jacques Schiffrin ne fut jamais dédommagé.

En 1990, c’est André Schiffrin qui est contraint de démissionner, avec toute son équipe, de la maison d’édition Pantheon Books, qu’il dirigeait, sur injonction de la maison mère, Random House, suite à son opposition à une politique éditoriale tournée exclusivement vers le profit. Dès lors, André Schiffrin, parallèlement à son activité d’éditeur dans la société d’édition sans but lucratif qu’il a créée, The New Press, publiera en France des œuvres – citées plus haut – tournées résolument contre l’édition dominante, à l’exception partielle de son autobiographie : « Allers-retours » publiée chez Liana Levi (2007). On peut également signaler son article dans la revue fondée et alors dirigée par Pierre Bourdieu : « Les presses universitaires américaines et la logique du profit », Actes de la recherche en sciences sociales, 1999, n° 130, p. 77-80.

Son dernier ouvrage – L’argent et les mots – a fait l’objet d’une présentation par Acrimed. On pourra également consulter notre article « Pour une critique de l’édition dominante », qui se réfère largement à l’œuvre de Schiffrin. Nous remercions les éditions La Fabrique de nous permettre de publier une partie du chapitre de ce dernier livre consacré à la crise de la presse. Pour rendre le texte plus accessible à nos lecteurs, nous avons pris le parti d’insérer quelques intertitres, de supprimer les notes ainsi que quelques passages qui n’étaient pas indispensables pour la compréhension de l’argumentation de l’auteur.



***

La presse

Ces derniers temps, le déclin des journaux et celui des magazines à un moindre degré ont fait l’objet d’un large débat tant aux États-Unis qu’en France. Les journaux peuvent-ils survivre en tant qu’activité lucrative ? Avec l’Internet et autres nouveaux médias, sommes-nous à la fin d’une ère qui a commencé au XVIIIe siècle ? Dans les deux pays, il ne fait aucun doute que le lectorat des journaux a plongé en même temps que leurs recettes publicitaires, ce qui conduit certains analystes à prédire leur mort prochaine. […]

Aux États-Unis

La situation est assurément plus dramatique aux États-Unis qu’en France. Parmi les journaux régionaux importants, plusieurs ont fait faillite ces dernières années – comme le Chicago Tribune, le Los Angeles Times (tous deux rachetés par un célèbre spéculateur immobilier de Chicago, Samuel Zell) ou encore le Minneapolis Star Tribune ou le Philadelphia Inquirer. L’achat par Zell des deux journaux les plus importants en dehors de la côte Est montre de façon désespérante certains effets de la finance. Zell a construit sa fortune en achetant de l’immobilier criblé de dettes et en utilisant des montages extrêmement complexes pour en tirer de l’argent, ce qui lui a valu le sobriquet de Grave Dancer, celui qui danse sur les tombes. Ken Aueletta, le spécialiste des médias du New Yorker, a tracé de lui un long portrait dans ce journal, que tout observateur extérieur pouvait interpréter comme une mise en garde contre son achat des deux journaux. Mais bizarrement, Aueletta donnait un tour favorable aux aventures de Zell en faisant l’éloge de ses tours de magie financiers. Cependant, comme on pouvait s’y attendre, les tentatives de Zell cherchant à tirer parti des dettes des journaux pour les refinancer ne tardèrent pas à échouer. Les réductions répétées d’effectifs ne servirent qu’à démoraliser les équipes sans parvenir à masquer la faiblesse sous-jacente de la situation financière. […]

Même les journaux qui se portent relativement bien ont fait des coupes sombres dans leurs équipes. Au Los Angeles Times, avant même le rachat par Zell, plusieurs responsables de la rédaction avaient préféré démissionner plutôt que d’avaliser les licenciements que l’on attendait d’eux. Pour finir, sur les 1100 journalistes, il n’en restait plus que 600, suite à ces pressions auxquelles sont venues s’ajouter les exigences de Zell. Le Baltimore Sun est passé de 400 journalistes à 150, le Philadelphia Inquirer de 600 à 300, le San Francisco Chronicle de 500 à 200. Les réductions d’effectifs portent aussi bien sur les correspondants étrangers que sur la couverture des questions locales – en particulier on trouve de moins en moins d’informations sur les débats parlementaires à l’échelon des États, domaine connu pour son haut niveau de corruption, et où la presse locale avait un rôle crucial de critique et de contre-pouvoir.

[…]

La situation de la presse américaine est évidemment critique, mais c’est le résultat d’un processus qui évolue depuis des années. C’est depuis 1950 que les recettes publicitaires sont en baisse : les annonceurs se sont tournés vers la télévision bien avant l’apparition d’Internet. La part des journaux dans la publicité, tous médias confondus, est passée de 26 % en 1990 à 10 % environ en 2009. La circulation des journaux a connu une évolution similaire : Bernard Poulet cite un travail de Richard G. Picard d’après lequel en 1950, il se vendait quelque 54 millions d’exemplaires de journaux quotidiens. En 2004, le chiffre était à peu près le même, soit 54 600 000 pour une population qui avait doublé – ce qui correspond à une baisse de 48 % par personne, bien avant la crise actuelle. (À noter que ce chiffre correspond à peu près à celui des ventes quotidiennes au Japon, dont la population est le tiers de celle des États-Unis).

Les hebdomadaires, les news Time, Newsweek, US News – naguère le refuge de ceux qui ne lisent pas de quotidien, sont eux aussi en baisse, passés de 42 millions d’exemplaires achetés en 1988 à 31 millions en 2004. Cette diminution, on y reviendra, n’est pas sans lien avec une perte progressive de contenu. On notera que The Economist, hebdomadaire anglais, reste stable avec une diffusion d’un million d’exemplaires dont beaucoup sont vendus en Amérique. Ses pages offrent bien plus d’informations que celles de ses concurrents américains qui, influencés par le succès du magazine People, comptent de plus en plus sur les photos couleur et les paillettes pour retenir leurs lecteurs.

[…]

En France

La situation en France n’est guère meilleure : les ventes et les recettes publicitaires ont plongé de façon spectaculaire. Le Figaro, longtemps le journal le plus prospère, a perdu le tiers de sa publicité entre 2003 et 2007 (de 120 à 80 millions d’euros), et les recettes de ses célèbres petites annonces sont passées dans la même période de 97 millions d’euros à 25. De même, les recettes publicitaires du Monde sont passées de 100 millions en 2001 à tout juste la moitié en 2008. Dans les années 1970, la publicité représentait 60 % des recettes des journaux ; elle en constitue aujourd’hui à peine 20 %.

La diffusion des quotidiens nationaux – c’est-à-dire parisiens – a chuté dans les mêmes proportions. Aucun de ces grands quotidiens n’arrive à un tirage de 400 000 exemplaires (Le Monde tire à 340 000, Le Figaro et Le Parisien vers 330 000, alors que dans les années 1960, France Soir tirait à plus d’un million. À noter que La Croix parvient à l’équilibre avec seulement 100 000 fidèles acheteurs). Le tirage total de la presse nationale est passé de 3,8 millions en 1974 à la moitié exactement (1,9 million) en 2007. Toutefois, si l’on prend en compte la totalité de la presse régionale, on parvient au chiffre plus rassurant de 7 millions environ. Mais les coûts de production ont augmenté, et les points de vente de presse sont en diminution – ils sont trois fois moins nombreux qu’en Allemagne. Le nombre de jeunes lecteurs diminue régulièrement : en 1967, 59 % des jeunes de plus de 15 ans lisaient un journal tandis qu’en 2005 ils ne sont plus que 34 %, phénomène que l’on retrouve dans la plupart des pays occidentaux.

En Allemagne et en Angleterre

La conjoncture en Allemagne est un peu meilleure, mais le géant Bertelsmann a vu la diffusion de ses quotidiens passer de 31,4 millions en 1997 à 26 millions dix ans plus tard. En Angleterre, le déclin touche surtout les tabloïds, ces journaux qui n’ont guère d’équivalents sur le continent, avec leurs manchettes énormes et leurs photos en couleur à la une, en comparaison desquelles les journaux européens sont d’un sérieux qui évoque quasiment le XIXe siècle. […] Les journaux de bon niveau, le Guardian et l’Independant sont en situation aussi difficile que leurs équivalents parisiens – sauf le très rentable Daily Telegraph. Fait intéressant, le Financial Times fait exception, avec des ventes de 450 000 exemplaires, en augmentation de 2,5 % en 2008. La moitié de ses ventes se font à l’étranger, succès parallèle à celui de The Economist aux États-Unis et dans le monde entier.

[…]

Des erreurs stratégiques

Les difficultés de la presse écrite en Europe de l’Ouest et aux États-Unis ne datent donc pas d’hier et leurs causes ne se limitent pas à la concurrence d’Internet. Ce qui est étonnant, c’est que ce déclin progressif n’ait pas suscité d’inquiétude plus tôt. Au contraire, jusqu’à une date récente, les financiers américains attendaient un retour de 26 % sur leurs investissements dans la presse : on faisait maigrir les équipes et réduire la couverture éditoriale pour aboutir à cette rentabilité, sans penser que ces mesures allaient faire perdre des lecteurs. […]

Dans les années 1990, les propriétaires de journaux, ne se rendant pas compte qu’ils étaient au bord du précipice, se sont lancés dans de coûteuses acquisitions dans les médias. C’est ainsi que le New York Times s’est retrouvé avec des dettes s’élevant à 1,1 milliard de dollars, ce qui représente plus que la valeur totale de la société – liées pour une bonne part à la décision de se faire construire par Renzo Piano un nouveau gratte-ciel pour 600 millions de dollars alors que l’ancien siège, même passablement délabré, aurait pu encore servir pendant des années. Le nouveau bâtiment a d’ailleurs été en partie loué à d’autres sociétés pour récupérer une partie de ce malencontreux investissement. […]

En Europe, l’exemple le plus spectaculaire d’acquisition imprudente est celui d’El Pais, dont les dettes sont évaluées à plus de 2 milliards d’euros après l’achat de chaînes de télévision espagnoles. Au début des années 2000, Le Monde, suivant la politique d’Alain Minc, a acquis plusieurs journaux de province, qu’il a été depuis obligé de revendre. Il reste endetté et déficitaire, malgré la bonne santé de son acquisition la plus rentable, l’hebdomadaire culturel Télérama.

Cet étiolement soulève une question : s’agit-il là du destin inexorable des journaux du monde entier ? Curieusement, elle est rarement posée, bien que la comparaison entre ce qui se passe en Europe et la situation en Asie soit des plus frappante. Au Japon, cas exemplaire, les ventes du Yumori Shinbun, le plus grand quotidien, s’élèvent à 14 millions d’exemplaires par jour. Son concurrent principal, le Asahi Shinbun, en vend 12 millions. Quatre autres quotidiens ont des ventes de l’ordre de 4-5 millions d’exemplaires par jour. Les ventes totales des quotidiens se montaient à 53 millions en 2004, contre 52,8 millions l’année précédente.

Sur les 100 plus grands quotidiens du monde, 74 sont publiés en Asie. C’est la Chine qui a connu la plus forte croissance (107 millions d’exemplaires vendus quotidiennement en 2007) et l’Inde (99 millions). On peut évidemment penser que dans ces deux pays la presse bénéficie de l’émergence d’une classe moyenne, mais cet argument ne tient pas pour le Japon, qui est au contraire enfoncé dans une récession de longue durée, et où depuis longtemps le public est intoxiqué par les jeux vidéos et autres divertissements électroniques.

On aurait pu penser que ces chiffres intéresseraient les spécialistes des médias, français et américains entre autres. […] Mais les rédactions sont trop occupées de leur propre situation pour s’enquérir de ce qu’il y aurait à apprendre au loin.

D’ailleurs, l’une des conséquences des difficultés économiques de la presse américaine et de la recherche du profit à tout prix est que le domaine étranger est moins bien couvert, avec moins de pages et moins de correspondants : leur nombre total est passé ces dernières années de 2500 à 250. […]

Parallèlement, lorsque les chaînes de télévision ont décidé il y a quelques années que les émissions d’information devaient être des centres de profit comme les autres, elles ont réduit leur couverture à l’étranger. Le résultat de ces coupes est apparu de façon spectaculaire lors de la guerre d’Irak : comme je l’ai indiqué dans Le Contrôle de la parole, le gouvernement était d’autant plus à l’aise pour raconter des mensonges à la presse américaine qu’il y avait moins de reporters pour répercuter ce qui se disait dans les autres pays. Bien qu’il n’existe pas de données chiffrées sur le sujet, je pense que la baisse du lectorat en Amérique est en partie liée à cet échec et à la désillusion qu’il a entraînée. Pendant la guerre du Vietnam, qui fut largement et honnêtement couverte, je ne sache pas que la presse ait perdu des lecteurs ni la télévision des spectateurs.

Autre carence, non liée cette fois à la pression gouvernementale : l’incapacité de la presse dans son ensemble à prévoir la crise économique actuelle. Certains économistes de renom pointaient le danger mais les journalistes ne les écoutaient pas : l’idéologie de Milton Friedman – le marché ne peut pas se tromper – avait force de loi dans la presse comme dans les universités. S’il y avait eu dans le New York Times ou ailleurs des signaux d’alerte, la politique gouvernementale aurait peut-être été différente, et en tout cas les lecteurs auraient eu le sentiment que la presse pouvait avoir un rôle de critique indépendant sur ces sujets cruciaux. À mon sens, cet échec a lui aussi fait perdre à la presse bien des lecteurs déçus.

Un cercle vicieux du même ordre est à l’œuvre en France, où les difficultés financières obligent les journaux à licencier de plus en plus de journalistes, ce qui conduit à réduire le nombre de pages et le niveau de l’information offerte. Le Monde, par exemple, n’a pas de correspondant permanent à Kaboul et sa couverture asiatique est mince, alors que c’est là que se passe une part essentielle de l’actualité. De plus, la tradition française de l’autocensure est fortement enracinée : la presse évite d’exploiter des fuites sur le pouvoir qui feraient les choux gras des journaux américains. C’est ce qui explique le succès du Canard enchaîné, dont les ventes se montent chaque semaine à 550 000 exemplaires : le journal est bien rentable sans aucune publicité et se permet de recruter certain(e)s des journalistes mis(es) à la porte par des journaux réputés plus sérieux.

Un lectorat négligé : les jeunes et les minorités

Outre l’Internet dont il est question plus loin, l’une des raisons invoquées pour expliquer le déclin de la presse en Occident est le développement des journaux gratuits, qui sont lus par la masse des jeunes. En France, l’un des principaux gratuits, 20 minutes, a une diffusion de 800 000 exemplaires, soit le double du Monde, même si la notion de diffusion n’est pas la même, beaucoup de journaux gratuits étant jetés sans être lus. Si ces journaux sont eux aussi en crise du fait de la réduction générale des recettes publicitaires, il n’en demeure pas moins que leur succès a été énorme, ce qui montre que les jeunes sont capables de lire des journaux sur papier, dont les articles sont certes plus courts et plus percutants que dans la presse traditionnelle. […]

À cet égard, l’expérience de Libération n’est guère encourageante : le journal a tenté désespérément d’atteindre un lectorat plus jeune en consacrant beaucoup d’espace à des sujets touchant à la culture populaire. Ces efforts n’ont pas développé la diffusion du journal qui continue à tourner à perte malgré le licenciement d’un bon nombre de ses journalistes. Peut-être est-il illusoire de chercher à recruter des lecteurs parmi une jeunesse habituée à des informations gratuites sur Internet ou sur ses téléphones portables ? Peut-être, mais on n’a guère vu d’efforts convaincants de la part des grands journaux pour traiter non pas des distractions de cette jeunesse mais des sujets qui conditionnent sa vie. Si les journaux traitaient régulièrement et concrètement des questions d’enseignement, d’emploi, de logement des jeunes, des effets de la politique gouvernementale sur leur vie quotidienne, on peut penser qu’ils recruteraient des lecteurs dans cette classe d’âge.

La question n’est pas sans rapport avec celle des minorités ethniques, de plus en plus nombreuses en Occident. Aux États-Unis, la presse écrite et les chaînes de télévision ont su recruter des journalistes parmi les minorités. En Grande-Bretagne, la BBC offre un contraste frappant avec la plupart des pays occidentaux : on peut y voir les nouvelles financières présentées par des journalistes noirs, etc. En France, les rédactions sont solidement blanches. Lors des émeutes en banlieues à l’hiver 2005, Le Monde a dû faire venir de Lyon son unique journaliste d’origine algérienne pour couvrir les événements – trop peu, trop tard. […] Cette ségrégation médiatique contribue à la ségrégation des nouveaux immigrants, et même des anciens, ceux qu’on désigne parfois en France par l’incroyable expression d’« immigrés de la deuxième – voire troisième – génération ».

La concurrence d’Internet

On pourrait toutefois soutenir que même si les journaux étaient meilleurs, si leur couverture était plus large, ils souffriraient malgré tout de la concurrence d’Internet. Il ne fait guère de doute que les recettes publicitaires d’Internet sont énormes et en croissance rapide. Bernard Poulet cite une enquête américaine selon laquelle ces recettes vont augmenter de 20 % par an jusqu’en 2011, où elles atteindront 62 milliards de dollars – contre 60 pour la presse papier (avec une partie minime pour les sites des journaux) et 86 pour la radio et la télévision. En France, les chiffres sont inférieurs mais néanmoins impressionnants : 10 % du total de la publicité se fait sur Internet, soit 1,6 milliard d’euros en 2006, pour 7 milliards dans la presse écrite, 6,3 à la télévision et 3,3 à la radio. […]

Il ne fait guère de doute qu’Internet est l’une des grandes causes du déclin des ventes de la presse écrite dans les pays dont j’ai parlé. Certains journaux, en particulier en Angleterre, ont pu attirer des lecteurs en nombre sur leurs sites Internet, mais rares sont ceux qui ont vu croître leurs recettes publicitaires sur ces sites à un niveau suffisant pour compenser les pertes de la version papier. […] Le New York Times a estimé que les recettes de l’abonnement internet payant seraient moindres que les recettes publicitaires actuellement obtenues avec un public plus étendu. En France, des journalistes venant du Monde ont créé un site payant, Médiapart, qui fait état de 15 000 abonnements au bout de deux ans, soit le tiers du chiffre nécessaire pour aboutir à l’équilibre financier.

Beaucoup de lecteurs ont pris l’habitude de lire les nouvelles sur leur ordinateur, sur Google ou ailleurs. Pour l’essentiel, ces nouvelles proviennent de la presse écrite ou des dépêches d’agences. Le patron de Google affirme que cela aide les journaux à construire leur audience sur Internet et améliore donc leurs recettes publicitaires. Même si cet argument peut avoir une certaine validité, il reste que les sites internet des journaux ne permettent d’amortir qu’une minime partie des coûts liés à la collecte de l’information. Le fait est qu’Internet cannibalise les journaux papier et contribue à changer les mœurs en poussant les lecteurs à se satisfaire des gros titres de la page d’accueil sur leur ordinateur.

Il est toutefois indiscutable qu’Internet joue un rôle important en diffusant des nouvelles dans des domaines que les journaux papier ignorent, censurent ou renoncent de plus en plus à couvrir. Il suffit de rappeler son importance lors des événements qui ont suivi les élections en Iran, où Internet et les téléphones portables ont été la grande source d’information, contournant les obstacles opposés aux journalistes professionnels. (Souvenir ironique, le renversement du Chah avait été précipité par une autre technologie, la diffusion des cassettes de l’ayatollah Khomeini importées clandestinement de France.) Le rôle d’Internet a été également essentiel lors de l’invasion de l’Irak : c’est le réseau qui a assuré la couverture non officielle des événements en reprenant les articles de la presse européenne, qui payait des correspondants pour rendre compte de ce qui se passait. On ne saurait non plus assez souligner les potentialités d’Internet dans le domaine des actions citoyennes, comme lors de la mobilisation en faveur d’Obama lors des dernières élections présidentielles, suivant l’exemple de Move On et d’autres groupes qui avaient mené l’action contre la politique de Bush en Irak. Enfin, Internet est de plus en plus utilisé pour couvrir la politique locale et même ce qui se passe dans les quartiers. De plus en plus de journaux américains utilisent le contenu des sites internet pour rendre compte de ce type de nouvelles, ce qui leur permet de ne plus avoir de journalistes pour traiter de la politique des États et des communautés locales, domaine qui a été la première victime des suppressions de postes. (En novembre 2009, le Washington Post lui-même a annoncé la fermeture de tous ses bureaux locaux, sauf celui de Washington.)

Ces nouveaux développements posent malgré tout un problème qui va croissant : l’apparition de sites de plus en plus nombreux place l’internaute devant des choix sans fin, parfois futiles. L’un de ces sites a même entrepris de donner des caméras à des jeunes pour couvrir les événements dans leur école. La frontière entre Facebook ou Youtube et les sites d’information est de plus en plus floue ; l’énorme quantité d’informations et de distractions sur Internet finit par être contreproductive. Le besoin se fait sentir des capacités de filtrage de la presse traditionnelle, même s’il a souvent été utilisé à de mauvaises fins. Comme l’a dit Eric Schmidt, le PDG de Google, l’essentiel de l’information sur Internet est « un cloaque de désinformation » (a cesspool of misinformation). Parfois c’est à dessein, comme dans la diffusion de fausses données dans le débat américain sur le système de santé : il est impossible de dire qui écrit quoi, et avec quels motifs. Le fameux Wikipedia laisse les gens écrire leurs propres biographies – et c’est un faible argument que de prétendre qu’elles ne comportent pas plus d’erreurs que l’Encyclopedia Britannica, laquelle ne peut guère passer pour un modèle d’exactitude. Bref, ce qu’Internet démontre a contrario, c’est la nécessité de distance, d’analyse, de commentaires fondés – ce qui est de plus en plus rare. En d’autres termes, nous avons encore besoin des activités traditionnelles de la presse. Mais les moyens pour répondre aux défis actuels sont tout sauf clairs. […]

 
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