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La construction de l’opinion économique par les médias

par Frédéric Lebaron,

Un Colloque international intitulé "Légitimation du discours économique" (organisé par le Centre d’études des mutations en Europe et l’Institut d’études européennes ) s’est tenu à l’Université de Paris 8 -Saint-Denis, les 8 et 9 juin 2001. Ce Colloque a été l’occasion d’un Débat public, le jeudi 7 juin à 19 heures, sous le titre "La construction de l’opinion économique par les médias". Les intervenants : Serge Halimi, chercheur et journaliste au Monde Diplomatique, Frédéric Lebaron, Professeur à l’Université de Picardie, Bernard Maris, Professeur à l’Institut d’études européennes de l’Université de Paris 8.

(1) Quelques remarques introductives, par Frédéric Lebaron

La construction de l’opinion économique par les médias.
Quelques remarques introductives, par Frédéric Lebaron./
La pensée de marché


La (les) représentation(s) de l’économie produite(s) ou diffusée(s) par les médias fait(font) partie intégrante du fonctionnement ordinaire de l’économie. D’abord, bien sûr, parce que les chaînes de télévision, les journaux sont la propriété d’acteurs économiques (y compris l’Etat), mais aussi et surtout parce que les visions du monde économique sont le support des anticipations, des dispositions mentales, des choix qui font la vie économique quotidienne. On pense en particulier en ce moment aux visions plus ou moins fatalistes et résignées de l’économie capitaliste, des licenciements, etc., ou encore au bombardement idéologique dans les périodes de crise (décembre 1995).

Je distinguerai très schématiquement quatre formes de contributions des médias à la construction de l’opinion économique.

 La première, c’est la naturalisation de l’ordre économique existant. Elle passe principalement par la diffusion d’un système d’oppositions très cohérent qui définit une sorte d’épistémè ou si l’on préfère de formes élémentaires de l’idéologie dominante. Les oppositions les plus élémentaires sont simples et clairement polarisées : mobile/immobile, ouvert/fermé, moderne/dépassé... Le principe de fonctionnement de ces oppositions consiste à les combiner et à les appliquer sous diverses formes linguistiques à toutes sortes de phénomènes socio-économiques. Le refus des fonds de pension est une attitude de "crispation" (défensive, donc à la fois immobiliste et dépassée : " regardez, même les syndicats allemands bougent ! "). Le refus de la "mondialisation" (sous-entendu du libre-échange et du libéralisme), est à la fois le produit d’une "crispation" et d’une attitude de "fermeture" (à l’autre, au monde, etc.). Pour que ces systèmes d’opposition soient efficaces, il faut qu’ils (ré)activent des dispositions sociales inconscientes assez "profondes" : la valorisation de l’avenir, donc de la jeunesse, la disqualification du conservatisme, etc. Ce sont des oppositions démagogiques, au sens où elles flattent des dispositions préexistantes, notamment chez les anciens soixante-huitards, les jeunes, etc. (le libéral-libertaire concentre toutes les bonnes propriétés). Elles ont pour effet de disqualifier a priori toute forme de contestation de l’ordre économique comme "ringarde", "défense des privilèges", etc. (La critique suppose de légitimer, crédibiliser des discours et des acteurs a priori suspects.)

 La deuxième forme de contribution à la construction de l’opinion économique est moins immédiatement visible mais peut-être plus efficace, car plus difficile à critiquer. C’est ce que j’appellerai l’imposition de point de vue. Evidemment, il en existe une forme vulgaire, assez répandue quand même, qui consiste pour un journaliste à prendre explicitement le parti d’un acteur économique particulier, très souvent le patronat ou le gouvernement engagé dans une politique libérale (notamment les éditorialistes, les chroniqueurs, les "commentateurs", suivistes, créditent les dominants de rationalité). Mais l’imposition de point de vue est en général plus subtile. Elle passe notamment par le développement de rubriques économiques qui adoptent implicitement le point de vue de certains acteurs. Le développement des pages financières (résultat de luttes internes au champ journalistique) n’est pas directement imputable à une prise de position idéologique, mais il contribue à rendre légitime et de plus en plus omniprésent et envahissant le point de vue des actionnaires dans le champ journalistique. Il participe d’une sorte de financiarisation des esprits : en s’universalisant, le point de vue de l’actionnaire devient une opinion économique légitime. Si l’on parvient à imposer la légitimité du point de vue de l’actionnaire et que l’on réduit celui-ci à la recherche du profit le plus élevé à court terme, les conséquences sont nombreuses. Exemple réel d’une étudiante en économie qui, à l’annonce de licenciements chez Danone, a pour premier réflexe -"rationnel"- de penser à acheter des actions de l’entreprise. Au fond, il s’agit de créer un homo oeconomicus rationnel par l’imposition - la contrainte - médiatique.

 La troisième forme de contribution à la construction de l’opinion économique passe par le développement du "journalisme économique", entendu comme spécialité journalistique professionnelle (effet de professionnalisation et disqualification de l’idéologie). Le "journalisme économique" tend à adopter le point de vue des acteurs économiques dominants. On pense bien sûr aux formes extrêmes d’adhésion idéologique (Jean-Marc Sylvestre). Mais comme le montre notamment Julien Duval [1]., cette adhésion idéologique n’est pas nécessaire pour que le point de vue des acteurs économiques dominants s’impose. Dans les années 50 et 60, ce point de vue est celui des "modernisateurs", technocrates, syndicalistes modérés, patrons éclairés qui souhaitent moderniser l’appareil productif et ont plutôt une vision keynésienne de l’économie (comptabilité nationale, politique conjoncturelle, etc.), dont les journalistes économiques sont socialement très proches [2]. A partir des années 70 et surtout 80, c’est le succès d’une vision microéconomique et financière de l’économie : on se place du point de vue des managers (déjà vrai à la fin des années 60), mais surtout de plus en plus des actionnaires et - en macro - celui des organisations internationales et des administrations néo-libérales, tout en adoptant un regard et un ton technique, expert, professionnel (ce qui correspond au développement des formations en économie et gestion). Les journalistes de la période antérieure sont disqualifiés comme " militants " et effectivement, les nouveaux journalistes économiques ont un côté sérieux, ils mobilisent des compétences spécifiques, se détournent du discours " idéologique ", etc. Leur modèle c’est The Economist : anonymat, technicité, bon sens. Au fond, il s’agit ici de rationaliser et techniciser le point de vue de la finance qui avait été disqualifié après la deuxième guerre mondiale (période de l’ " euthanasie des rentiers ").

 La dernière forme est à mon avis la plus subtile et la plus importante à déconstruire. Elle passe par la légitimation d’un certain discours économique qui s’opère à travers le choix des producteurs de discours, en particulier de discours savant. C’est qu’on pourrait appeler la construction d’opinion par le pouvoir de consécration médiatique. C’est par exemple le choix de chroniqueurs réguliers parmi les économistes. Aux Etats-Unis, les monétaristes ont beaucoup profité de cette technique. En France, Le Figaro, Le Monde, Libération utilisent tous cette méthode qui revient à adosser (de façon assez lâche) une ligne politico-économique à l’intervention d’autorités externes. Autre technique, apparemment un peu plus sophistiquée (image de la démocratie), la présentation des débats économiques, qui passe par le choix de deux intervenants (exemple fictif : Pascal Salin ou Denis Kessler à droite contre Jean Pisani-Ferry ou Dominique Strauss-Kahn à gauche). Avant décembre 1995, les débats libéral de gauche / libéral de droite étaient la norme, depuis les économistes critiques sont plus souvent invités (mais ils restent très minoritaires en général). Autre procédé : la consécration d’une certaine définition de la science économique. C’est la mise en scène annuelle du prix en mémoire d’Alfred Nobel (ce qu’on n’a pas dit c’est qu’en 2000, le quart des Nobel d’économie vivants soutiennent George W. Bush, ce qui aurait fait mauvais effet) ou la création de prix comme celui du Nouvel Economiste ou celui du Cercle des économistes/Le Monde où l’unité de la " profession " est mise en scène à travers les bonnes dispositions des jeunes de moins de 40 ans les plus techniques et pas forcément les plus critiques. Les économistes ont sur ce plan une responsabilité importante. La discipline est très dépendante de la consécration médiatique (des personnes, des idées, etc.) : par exemple, la une du Monde en faveur d’un SMIC-jeunes s’appuyait sur un rapport de l’OCDE, qui s’appuyait sur des études qui ne montraient pas du tout ce que Jacques Lesourne, lui-même économiste, en disait. Je pense qu’on peut dire ici raisonnablement qu’il s’agit du stade suprême de la manipulation idéologique (puisqu’il n’y a plus que des professionnels et des scientifiques en parfait accord dans le meilleur des mondes possibles, un monde propre où les licenciements font tache).

La suite : La pensée de marché, par Serge Halimi

 
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Notes

[1voir " Concession et conversion à l’économie ", par Julien Duval, in Actes de la Recherche en sciences sociales, n°131-132, mars 2000 " Le Journalisme et l’économie ". Références et résumés. (Note d’Acrimed)

[2voir " Le journalisme au service de l’économie ", par Philippe Riutort, in Actes de la Recherche en sciences sociales, n°131-132, mars 2000 " Le Journalisme et l’économie ". (Note d’Acrimed)

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