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Le groupe France Télévisions menacé d’asphyxie ?

par Fernando Malverde,

Que se passe-t-il à France Télévisions ? Les modifications autoritaires de programmes et, particulièrement, la déprogrammation du JT de la nuit de France 2 (ainsi que celles d’émissions de divertissement comme Tararata et Chabada) se multiplient. Qui décide ? Comment ? Pourquoi ?

Avant de consacrer un prochain article sur ces déprogrammations d’« inservice public », il n’est pas inutile de revenir sur leur contexte, déjà abordé ici même le 5 octobre 2012 dans un entretien. Nous le faisons en publiant ci-dessous (même si certaines données mériteraient d’être actualisées) un article publié en janvier 2013 dans le n°6 de Médiacritique(s), le magazine trimestriel imprimé d’Acrimed.

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« Pour des raisons juridiques et financières, il parait difficilement envisageable de revenir sur la privatisation de TF1 et sur la durée de la concession qui lui a été octroyée », nous déclarait Aurélie Filipetti, alors porte-parole du candidat François Hollande. Il n’était pas question non plus de revenir sur l’attribution des fréquences de la télévision numérique terrestre. C’était mutiler d’emblée toute refondation d’un service public de l’audiovisuel. Pourtant, plusieurs engagements étaient pris. D’abord, « la mise en place d’un modèle de financement stable et qui garantisse l’indépendance des groupes publics ». Ensuite, « une clarification durable du périmètre, de l’organisation et de l’identité des différentes composantes de l’audiovisuel public ». Cette clarification, nous disait-on, pourrait se traduire, après concertation et débats parlementaires, par trois décisions : « la création d’une chaîne jeunesse sans publicité sur le canal de France 4 (enfants et ados en journée, jeunes adultes en soirée) », la « création d’un portail “information” alimenté par l’ensemble des opérateurs publics », « la remise à plat du système de l’AEF pour sécuriser RFI et TV5 monde et réfléchir à l’avenir de France 24 ». C’était peu. Mais où en sommes-nous ?

I. Diminuer les ressources et les effectifs ?

Le redressement créatif de France Télévisions, ce n’est pas pour maintenant. Comment cela serait-il possible quand on commence par raréfier les ressources et par tailler dans les effectifs ?

Crise financière

France Télévisions est structurellement une entreprise sous-financée. À l’instar de tous les secteurs publics, l’audiovisuel a subi en France, depuis plusieurs décennies, tous les effets nocifs du libéralisme économique et du désengagement de l’État. Aujourd’hui, à population comparable, la redevance est l’une des plus faibles d’Europe. Mais la crise s’est surtout accélérée après la décision de Nicolas Sarkozy, inspirée par Alain Minc, de supprimer la publicité après 20 heures sur France Télévisions. Une idée pernicieuse, présentée comme une manière de recentrer France Télévisions sur ses missions et des exigences de qualité… tout en l’asphyxiant ! Supprimer la publicité ? Nous y sommes favorables, mais pas à n’importe quelles conditions. En l’absence d’un réel financement de compensation, l’opération de 2008 ne pouvait avoir qu’un seul objectif : fragiliser la télévision publique au profit des groupes privés [1].

Depuis cet électrochoc, le financement de la télévision publique provient de trois sources :

- La redevance : c’est la ressource historique et la plus fiable parce qu’elle est intégralement affectée.
- La publicité avant 20h : c’est une ressource qui fluctue en fonction de l’état de ce marché, des audiences et du dumping des concurrents sur ces tranches horaires.
- La partie issue du budget et des taxes : c’est la ressource la plus fragile. Le budget est soumis aux économies et les taxes sur les télécoms et les nouvelles recettes publicitaires du privé sont contestées. Heureusement (précision du 27 juin 2013), la Cour de justice de l’Union européenne a validé la taxe sur les opérateurs de communication électronique, qu’acquittent les fournisseurs d’accès à Internet et qui vise à financer le service public télévisuel.

Le Contrat d’objectifs et de moyens (COM) [2] signé avec le précédent gouvernement pour la période 2011-2015 prévoyait une hausse garantie de la ressource publique de 2,2 % par an. L’encre du contrat n’était pas encore sèche que le gouvernement Fillon a réduit la dotation de 27 millions d’euros. En outre, le budget 2012 avait été bâti sur une prévision de recette publicitaire de 425 millions d’euros dénoncée dès le départ comme trop optimiste. À l’arrivée, les recettes de la pub avant 20h seront inférieures de 90 millions d’euros par rapport aux prévisions ! France Télévisions va donc finir l’année 2012 avec un déficit supérieur à 100 millions d’euros. Une telle crise financière est d’ores et déjà historique.

Or que fait le gouvernement de Jean-Marc Ayrault ? Au lieu de donner de l’oxygène, il serre la vis et réduit la dotation budgétaire de France Télévisions. Il augmente la redevance de 4 € pour atteindre 129 €. Une augmentation supplémentaire de 2 € (équivalant à 50 millions d’euros de recettes supplémentaires) a été votée au Sénat. Sera-t-elle confirmée ? En revanche, pas question d’adopter d’autres propositions, comme l’élargissement de l’assiette avec une demi-redevance pour les résidences secondaires (proposition de certains députés socialistes) ou augmentation de 17 € étalée sur quatre ans (SCAM), ou encore une augmentation nette mais progressive d’une redevance rendue proportionnelle aux revenus (telle que nous la défendons).

Avec des prévisions publicitaires également en recul, le chiffre d’affaires de France télévisions pourrait baisser en tout de 5 à 7 % et de 150 à 200 millions d’euros en 2013 ! Plus grave encore : la taxe de 0,9 % sur le chiffre d’affaires des opérateurs privés des télécoms (SFR, Orange, Free et Bouygues Télécom) mise en place par Nicolas Sarkozy pour compenser partiellement la fin de la pub après 20h pourrait être retoquée par Bruxelles à la suite de la plainte des opérateurs et l’État français être condamné dès le printemps 2013 à leur rembourser 1,3 milliards d’euros ! Bercy aurait provisionné cette somme mais refuse de dire si France Télévisions continuera à percevoir les 250 millions d’euros annuels que cette taxe lui rapportait. Au total ce ne sont pas 200 millions, mais au moins 450 millions d’euros qui pourraient manquer dans les caisses de France Télévisions !

Et comme toujours en pareil cas on commence par réduire les effectifs.

Plan social

Patrice Papet, directeur des ressources humaines de France Télévisions l’a avoué lui-même lors d’un Comité central d’entreprise : « De fait, nous sommes déjà en plan social à France Télévisions »... Ce plan social silencieux est celui qui touche les milliers de précaires qui ne travaillent plus sans avoir reçu de lettre de licenciement. Certains de ces journalistes ou techniciens, ont parfois cumulé des centaines de contrats sur plus d’une décennie. France Télévisions étant quasiment leur seul employeur ils se retrouvent, du jour au lendemain, sans emploi et sans la moindre indemnité !

Les différentes antennes de France Télévisions (France 2, France 3, France 4, France 5 et France Ô) emploient environ 10 400 équivalents temps pleins (ETP), parmi lesquels 8400 permanents et 2000 non-permanents (dont 450 journalistes). Mais l’arithmétique ne rend pas compte de la réalité humaine. Si les non-permanents représentent près de 20 % des effectifs de l’entreprise, il faut savoir qu’un ETP est le plus souvent morcelé entre 3 ou 4 salariés en CDD. De fait il y a près de 7500 salariés occasionnels à FTV... et ce sont les premières victimes du plan de restructuration en cours.

Le Contrat d’objectif et de moyens (COM) signé par France Télévisions avec le précédent gouvernement prévoyait déjà la suppression d’au moins 500 emplois d’ici à 2015, principalement par des départs à la retraite non remplacés. De fait il y a bien eu de nombreux départs volontaires mais, dans le même temps, des recrutements sur des secteurs en développement tel le numérique, et une réorganisation mal maîtrisée ont paradoxalement conduit à une légère augmentation de la masse salariale de 2,74 % entre 2011 et 2012. Depuis, la situation économique de France Télévision s’est tellement aggravée que l’inquiétude est maximale et il est très difficile de dire aujourd’hui combien d’emplois seront supprimés au final.

Pourtant, tailler dans les effectifs ne suffira pas. Un nouveau COM est en négociation et tout laisse penser, comme l’a dit le PDG Rémy Pflimlin lors de son audition devant le Sénat, le 24 octobre dernier, que France Télévisions va être confrontée au « plus grand plan d’économie » de son histoire. Premières mesures annoncées au moment où nous écrivons : une coupe 30 millions d’euros dans le financement des programmes de France 2 et une politique de rediffusions systématiques après « Soir 3 ».

Comment songer un seul instant que ces économies sont compatibles avec le développement d’une télévision de service public. Et ce n’est pas tout…

II. Réduire le périmètre et amaigrir les programmes ?

Secteur public n’est pas synonyme de service public. Or aucun service public de l’information et de la culture ne peut exister quand, soumis à la concurrence des chaînes privées, il n’est pas en mesure de garantir le pluralisme de l’information et la diversité des goûts. C’est le cas, cela s’aggrave, et le gouvernement est pratiquement aux abonnés absents.

Périmètre réduit ?

L’arrivée de la Télévision numérique terrestre (TNT) a été l’occasion de multiplier les canaux et de faire des cadeaux aux groupes privés alors que France Télévisions a été interdit de tout projet nouveau (sports, enfants, régions, rediffusions...). Avec les premières attributions et les six nouvelles qui démarrent en décembre, ce sont en tout 25 chaînes gratuites qui sont accessibles à tous. Il est indispensable de revenir sur le scandale des attributions des chaînes sur la TNT. Or le nouveau gouvernement n’entend pas intervenir. Sans doute au nom de « la concurrence libre et non faussée ». Malgré des programmes parfois indignes, les chaînes de la TNT captent environ 20 % de l’audience et aspirent 20 % de la pub. Ces chaînes ne coûtent pratiquement rien et n’ont quasi aucune obligation de production. Une chaîne de la TNT peut être rentable avec 3 % d’audience grâce à des catalogues de programmes achetés à bas coût. Pour mesurer le danger et la légèreté du législateur, il faut savoir qu’une fiction d’une heure que la télévision publique a autrefois financé plus d’un million d’euros n’en coûte plus que 3000 à une chaîne de la TNT !

Canal Plus, dont les programmes ont déjà été financés par les abonnés, se lance à son tour dans la télévision gratuite avec la rediffusion en clair de ses programmes grâce au rachat des chaînes de Bolloré. Les géants de la télé connectée débarquent, et des réorganisations et des concentrations sont prévisibles. Quelle place pourrait avoir la télévision publique dans un secteur totalement dérégulé ?

France 3 sacrifiée ?

Sous prétexte de crise, les dirigeants de FTV et les hauts fonctionnaires sont aujourd’hui confrontés à des choix politiques et stratégiques, et s’interrogent : « Y a-t-il une chaîne de trop ? Que faut-il sacrifier ? » Le premier projet qui risque d’être abandonné concerne France 4. Cette chaîne, qui cible les 13/35 ans et qui est en progression constante, énerve beaucoup le patron de M6 qui aimerait la voir disparaître. Dans ses promesses de campagne, François Hollande la voyait en matrice d’une chaîne pour enfants et ados sans publicité. De son côté, la direction de FTV préférerait racheter les parts de Lagardère dans la chaîne à capital mixte Gulli dont elle est actionnaire.

Mais dans un contexte de baisse des moyens et de projets mutilés, c’est France 3 qui est la plus menacée. Forte de 4500 salariés implantés dans une centaine de sites, elle dispose encore d’une filière de production (moyens lourds de retransmissions, fictions et documentaires) et émet chaque jour 24 journaux régionaux et 44 éditions locales en simultané (23 000 heures de programmes annuels contre 8700 pour une chaîne nationale). Avec son maillage serré dans toute la métropole, France 3 comme France Ô (ex RFO) dans les outre mers, a été pensée historiquement comme un élément d’aménagement du territoire. Or c’est là que la Direction espère tailler dans le vif.

Quelle mission France 3 devrait-elle abandonner ? Devrait-elle en finir avec des programmes régionaux moribonds ou liquider la filière production ? Va-t-on fermer définitivement des locales, comme c’est déjà le cas pendant certaines périodes, ou bien réduire le nombre de journaux et regrouper des régions ? Va-t-on sous-traiter l’information avec des alliances avec la PQR ? Fermer des stations outremer à France Ô (Mayotte, Saint-Pierre-et-Miquelon, Wallis-et-Futuna) ? Toutes ces hypothèses sont envisagées, parfois en même temps. Le principal problème des « décideurs » est la gestion politique plus ou moins compliquée de ces choix.

Information standardisée ?

L’un des chantiers déjà annoncé est celui de la fusion des rédactions nationales de France 2, France 3 et France Ô d’ici 2015. La création d’une usine de l’info, en quelque sorte. Six cent journalistes concourent actuellement à la fabrication des différents journaux (Télématin, 13h, 20h, 12/14, 19/20, Soir 3, etc.) des magazines de reportages et de sports. D’où l’idée de mettre en place, sur un lieu unique, une « news factory », sur le modèle de la BBC, où une seule rédaction produirait de l’information 24 heures sur 24. Cette grande rédaction fournirait des reportages pour tous les supports (en particulier pour Internet), toutes les éditions et toutes les chaînes. L’objectif avoué : tailler sévèrement dans les effectifs grâce à une bonne dose de taylorisme. Face aux critiques qui craignent la standardisation, Thierry Thuillier, le directeur de l’information de France Télévisions, a une solution : personnaliser chaque édition grâce à la visibilité de quelques présentateurs et journalistes de plateau. Mais le danger est là : la fragmentation des tâches envisagée va conduire à une sorte de rabaissement journalistique, de « BFMisation » accélérée. Les journalistes sur le terrain vont perdre la maîtrise de leurs reportages fournis à un desk chargé de retravailler une matière brute d’images et d’interviews pour tous les supports... Et le risque est que tous les reportages à haute valeur ajoutée tels que les enquêtes et les magazines un peu pointus soient tous externalisés, comme c’est le cas depuis longtemps déjà pour les documentaires.

Programmes anémiés ?

France Télévisions qui n’a pas le droit de produire en interne plus de 5 % de ses programmes est tenue de consacrer 60 millions d’euros par an à la production cinématographique et, surtout, 420 millions d’euros à des programmes audiovisuels que se partagent une quarantaine de producteurs, sans qu’un véritable audit de leurs devis ne soit jamais fait. Le PDG Rémy Pflimlin répète à qui veut l’entendre qu’il ne pourra respecter les montants obligatoires de commandes aux producteurs privés qui sont pourtant inscrits dans la loi, quelle que soit la situation de l’entreprise. Pour l’instant, Aurélie Filippetti, le ministre de tutelle, n’envisage pas de changement : France Télévisions doit faire des économies, tout en faisant des programmes de qualité... et en préservant les intérêts des producteurs privés !

Mais l’externalisation et les scandaleux profits des producteurs privés n’est qu’un aspect du problème. Dans toute l’Europe, la taille et la santé du secteur audiovisuel dépendent du bon financement des chaînes publiques. En France, si 60 % de la production provient de la commande publique, France Télévisions, sous financée, n’arrive pas à alimenter une industrie audiovisuelle digne de ce nom. Résultat : toutes chaînes confondues (publiques et privées), le volume de production des fictions est l’un des plus faibles d’Europe.

Ce problème des contenus est un enjeu crucial. Les « décrets Tasca », prévus au départ pour favoriser une production indépendante, en imposant des quotas obligatoires de commandes publiques ont conduit à toutes les dérives : interdiction de produire en interne, externalisation de la production financée par le régime de l’intermittence, profits indécents de quelques producteurs et, surtout, dépossession de France Télévisions de ses propres droits.

Or, à l’heure de la télé connectée, un simple diffuseur est une coquille vide. Avec la diffusion par Internet, ce ne sont pas les tuyaux ou les fréquences qui comptent mais les catalogues de programmes ! Demain les géants de la télé seront les studios américains producteurs de séries ou de films associés à des agrégateurs ou des distributeurs de contenus tels que Google, Apple ou Netflix. YouTube France ne vient-il pas d’annoncer qu’il mettait d’ores et déjà en ligne plusieurs chaînes en association avec des producteurs ? France Télévisions doit donc retrouver la pleine maîtrise de ses droits et de ses capacités de production cédés aux producteurs par la volonté du législateur. C’est un enjeu absolument stratégique.

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Le gouvernement qui a promis une nouvelle loi sur l’audiovisuel a semble-t-il l’intention de la repousser à 2014 ? Donnera-t-il les moyens à la télévision publique de se développer... plutôt que de lui administrer le coup de grâce ?

Fernando Malverde (avec Henri Maler)

 
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Notes

[1Qu’on n’aille pas croire qu’il s’agissait de critiquer la publicité pour elle-même. Un seul exemple : interdite le soir, la publicité, à la différence de ce qui se passe dans les pays scandinaves, est autorisée dans les programmes réservés aux enfants.

[2Les « Contrats d’objectifs et de moyens » sont des contrats pluriannuels conclus entre l’État et les entreprises publiques. Ils portent sur les engagements budgétaires et stratégiques pris par ces organismes, en contrepartie des engagements pris par l’État en matière de ressources.

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