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Gaza : des journalistes sous le feu de l’armée israélienne

par Henri Maler, Julien Salingue,

À Gaza, les journalistes ont fait partie des victimes des récents bombardements israéliens. Dans un communiqué daté du 21 novembre, Reporters sans frontières rappelait qu’« une dizaine de bureaux de médias au total ont été touchés les 18 et 20 novembre 2012 » et que trois journalistes avaient été tués et onze autres blessés. Des journalistes ? Pas vraiment. Plutôt des « boucliers humains ». Des journalistes ? Pas vraiment, s’ils sont palestiniens. Ainsi se justifie l’armée israélienne lorsqu’elle cible les bureaux des médias, et les journalistes eux-mêmes.

Rappel de quelques faits (d’après RSF)

 18 novembre : six journalistes blessés dans un tir contre la tour Al-Shawa Wa Hassri et trois journalistes d’Al-Aqsa, blessés dans le bombardement du bâtiment Al-Shourouk, connu comme « l’immeuble des journalistes ».
 19 novembre : deux journalistes blessés par une salve de missiles tirés sur le bâtiment Al-Shourouk ; selon le porte-parole de l’armée israélienne, l’aviation visait Ramez Harb, un responsable de la communication de Saraya Al-Qods, la composante militaire du Jihad islamique.
 20 novembre : deux cameramen palestiniens de la chaîne de télévision du Hamas, Al-Aqsa TV, Mohamed Al-Kawmi et Hossam Salameh, ont été tués dans le bombardement de leur véhicule, clairement estampillé comme véhicule de presse, par l’aviation israélienne.
 20 novembre : vers 20 heures, Mohammed Moussa Abu Eisah, directeur exécutif de la radio éducative Al-Quds, a été tué a par un tir de missile alors qu’il circulait à bord de son véhicule.
 20 novembre : la tour où est installé le bureau de l’AFP à Gaza a été visée par l’armée israélienne.
Le 20 novembre, un tweet du chef de bureau de la BBC au Moyen-Orient résumait :

« Je ne crois pas avoir déjà couvert un conflit durant lequel autant d’immeubles abritant les médias ont été délibérément pris pour cible par un gouvernement ».

Des « boucliers humains » ?

Selon Libération.fr, « l’armée israélienne a confirmé avoir visé "un centre d’opérations du renseignement du Hamas, délibérément situé dans un bâtiment des médias". » Un échange de tweets confirme que le bâtiment a effectivement été délibérément visé, et nous offre une première version de la « thèse officielle » israélienne : celle des « journalistes boucliers humains ».

Plus clairement encore, pour tenter de justifier l’attentat contre le bâtiment qui abritait l’AFP, un porte-parole de l’armée israélienne a déclaré : « Les terroristes du Hamas ne se trouvaient pas dans le bâtiment pour une interview, mais bien pour communiquer avec des agents de terrain » (d’après Libération.fr).

Ou, plus sobrement :

Faut-il comprendre que, si tout journaliste qui côtoie le Hamas est un « bouclier humain » (et donc une cible potentielle), la totalité de la population de Gaza l’est aussi ?

Des « journalistes illégitimes » ?

Pour justifier, l’assassinat des trois journalistes palestiniens, le porte-parole de l’armée israélienne, le lieutenant-colonel Avital Leibovitch a déclaré que les trois journalistes avaient « des liens » avec le Hamas (d’après RSF).
Des liens ? Mais quel journaliste palestinien peut exercer son métier à Gaza sans avoir « des liens » avec le Hamas, qui dirige le gouvernement ? Les journalistes israéliens, qui doivent recevoir des accréditations des autorités militaires, n’ont-ils pas « des liens » avec l’armée israélienne ? Et quand bien même certains médias seraient effectivement liés au Hamas, c’est à juste titre que Reporters sans frontières « condamne fermement ces tirs délibérés de l’armée israélienne contre des professionnels de l’information de médias affiliés ou proches du Hamas » et « rappelle que les journalistes disposent, selon le droit humanitaire, des mêmes protections que les civils et ne sauraient être considérés comme des objectifs militaires ».

Mais selon le gouvernement israélien, dès lors qu’ils sont palestiniens, les journalistes ne le sont pas. Le 19 novembre 2012, Al-Jazeera a mis en ligne sur Youtube la vidéo d’un entretien entre un journaliste de la chaîne et Mark Regev, porte-parole du gouvernement israélien. Son titre ? « Israel defends air strikes that hit media building ».
Un chef-d’œuvre de cynisme qui tente de justifier le bombardement d’un immeuble qui abritait des journalistes palestiniens et étrangers et au cours duquel huit journalistes ont été blessés (la vidéo est en anglais, mais nous en avons traduit, ci-dessous, de larges extraits) :

Extraits traduits :

- Mark Regev : « (…) Nous ne visons pas les journalistes : nous visons le Hamas. Et nous disposions alors de trois exemples où le Hamas utilisait du matériel de communication au sommet d’immeubles où se trouvaient des journalistes. Nous avons frappé la cible que nous voulions atteindre chirurgicalement, sans viser les journalistes le moins du monde. J’ai parlé hier avec un journaliste qui me disait que l’étage au-dessus de lui était attaqué et qui me demandait pourquoi on avait fait ça, et je lui ai dit "Pourquoi ne montez-vous pas à l’étage jeter un œil ?"
- Journaliste : « Allez, M. Regev ! Les roquettes ne s’arrêtent pas au niveau d’un toit ! Si vous dites que l’antenne est sur le toit, c’est que vous êtes suffisamment bien informés pour savoir qu’il y avait des journalistes partout dans cet immeuble, tous à l’intérieur. Ce ne sera jamais suffisamment précis pour que des gens sous le toit ne soient pas blessés. Et c’est exactement ce qui s’est passé. Huit personnes ont été blessées, une personne a perdu une jambe dans l’explosion. Vous devez bien le reconnaître. »

- Mark Regev : « Pour autant que je sache, aucun journaliste étranger n’a été blessé et corrigez-moi si vous disposez d’autres informations que les miennes : notre frappe a été chirurgicale, nous avons atteint les cibles que nous voulions atteindre. »
- Journaliste : « M. Regev, vous ne pouvez pas vous en tenir à déclarer qu’aucun journaliste n’a été blessé. (…) Au cours de cette frappe aérienne, huit journalistes ont été blessés, une personne a perdu une jambe. C’est un fait, ça ne se discute pas. »
- Mark Regev : « (…) Tout d’abord, on peut peut-être discuter de ce que c’est qu’un journaliste, et si vous le permettez, je vais développer. Prenez la chaîne Al-Aqsa : cette chaîne sert d’outil de commandement et de contrôle au Hamas, de même que dans d’autres régimes totalitaires, les médias sont utilisés par le régime pour le commandement et le contrôle, et également à des fins de sécurité. De mon point de vue, ce n’est pas un journaliste légitime au même titre qu’un journaliste d’Al-Jazeera ou un journaliste de la BBC. Particulièrement si leur matériel est utilisé par le Hamas… »

- Journaliste : « M. Regev, il y avait des journalistes étrangers dans cet immeuble, il y avait des journalistes étrangers dans les immeubles à proximité de cet immeuble. »
- Mark Regev : « Et aucun d’entre eux n’a été blessé. »
- Journaliste : « Alors qu’êtes-vous en train de dire ? Que la vie d’un journaliste arabe vaut moins que celle d’un journaliste international ? »
- Mark Regev : « Tout d’abord, entendons-nous sur le fait qu’aucun journaliste international n’a été tué. »
- Journaliste : « Vous n’avez pas répondu à ma question, M. Regev. Êtes-vous en train de dire que la vie des journalistes arabes locaux vaut moins que celles de journalistes internationaux de Sky, de la BBC, d’Al-Jazeera, CNN, etc. ? Répondez à la question, s’il vous plait. »
- Mark Regev : « Oui, je vais y répondre. Comme le pays à partir duquel vous diffusez vos programmes, Israël a une presse libre, nous sommes fiers de notre démocratie libre et ouverte. La presse israélienne est très offensive, nous respectons la presse libre et il n’est pas question qu’Israël vise les journalistes. Je ne vois vraiment pas comment vous pouvez sérieusement envisager une telle chose. De nouveau, si vous pouvez me montrer un authentique journaliste blessé… »
- Journaliste : « Vous semblez dire que les Palestiniens ne peuvent pas avoir cette presse libre eux aussi, c’est ce que vous dites ? »
- Mark Ragev : « Si vous pensez qu’Al-Aqsa est une presse libre, si vous pensez que l’agence Tass de l’ancienne Union soviétique est une presse libre… Soyons sérieux un instant, si vous le voulez bien. »

- Journaliste : « (…) Maintenant, dites simplement à nos spectateurs, M. Regev, quelle est désormais la réponse officielle israélienne au fait que des journalistes, qu’ils soient locaux ou internationaux, ont été blessés au cours de cette attaque. Israël va-t-elle présenter ses excuses pour les blessures causées par cette attaque ? »
- Mark Regev : « Israël ne vise pas les journalistes et je pense qu’il est légitime de s’interroger sur l’utilisation par le Hamas de journalistes comme boucliers humains. Pourquoi le Hamas a-t-il placé son matériel de commandement, de contrôle et de communication dans des immeubles où ils savaient se trouver des journalistes ? Ils mettaient délibérément ces journalistes en danger, ils les utilisaient délibérément comme bouclier humain ce qui est bien sûr, comme vous le savez, un crime de guerre, auquel vous n’avez pas le droit de recourir. »
- Journaliste : « (…) les journalistes ne sont pas des combattants armés (…) Ces journalistes à Gaza ont pour mission de diffuser les nouvelles, alors s’il vous plait, finissons-en, expliquez aux millions de gens qui regardent Al-Jazeera en ce moment-même, pourquoi Israël a visé exactement le même immeuble alors que vous saviez dès hier que huit journalistes y avaient été blessés hier ? Vous visez clairement les médias, n’est-ce pas ? Vous tirez sur le messager ! »
- Mark Regev : « Pas du tout, c’est tout à fait inexact, Monsieur. »
- Journaliste : « C’est ça, d’accord. Mark Regev, porte-parole du Premier ministre Israélien, merci d’avoir parlé à Al-Jazeera. »

Si tous les journalistes palestiniens, bien qu’ils soient des civils, ne sont pas des journalistes, que dire alors des civils qui ne sont pas journalistes, qu’ils soient palestiniens… ou israéliens ?

Henri Maler et Julien Salingue, avec Armando Padovani pour la traduction.


Annexe

Quand à la Radio Télévision Belge Francophone (RTBF), un journaliste fait son travail…

… un professeur de science politique représentant le Likoud s’insurge contre la propagande. Que va répliquer le journaliste ? Cela mérite quelques explications préalables.

Le 15 novembre 2012, l’émission « Face à l’info », sur « La Première » [1] est consacrée à la situation au Proche-Orient.

Parmi les invités du journaliste qui anime l’émission - Eddy Caekelberghs -, Alain Gresh, journaliste au Monde diplomatique et Emmanuel Navon, professeur de science politique à l’université de Tel Aviv et candidat du Likoud aux prochaines élections législatives en Israël.

Répondant au journaliste qui l’interroge notamment sur la position de l’Autorité palestinienne et sur l’hypothèse d’une solution politique à deux États, Alain Gresh explique – posément – pourquoi, selon lui, le gouvernement israélien porte la principale responsabilité de la situation, dans la mesure où il s’est employé à empêcher toute solution politique au Proche-Orient. La parole est alors à Emmanuel Navon. On écoute…

Sans commentaires…

 On pourra écouter la totalité de l’émission sur le site de la RTBF.

 
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Notes

[1Sur le site de l’émission, on peut lire : « Face à l’Info, c’est une demi-heure de rencontres, d’analyses et de mises en perspectives des temps forts de l’information et des tendances de fond de la société contemporaine. C’est la confrontation des histoires, des enjeux, des mémoires, des possibles… Politique belge et internationale, grands faits de société, culture, économie, sports, sciences, autant de sujets et d’angles d’attaque… Eddy Caekelberghs et ses invités se mettent, ensemble, face à l’info ! »

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