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Le journalisme subversif selon Jean Quatremer, de Libération

par Daniel Zamora,

Jean Quatremer, correspondant de Libération en Belgique, tient un blog – « Les coulisses de Bruxelles » – sur lequel il livre ses commentaires. Pour avoir évoqué en 2007 le problème posé par les rapports de Dominique Strauss-Kahn avec les femmes, il est devenu une figure de la contestation de certaines pratiques journalistiques. Une figure médiatique, bien sûr, que l’on a vue, lue, entendue sur divers supports. On s’arrêtera ici sur l’entretien qu’il a accordé au quotidien belge Le Soir (16 et 17 juillet). Au menu : briser les tabous, subvertir le pouvoir, repenser le journalisme et sauver l’économie grecque ! Rien de moins… Or notre contestataire est, somme toute, un très conformiste briseur de tabous….

I. Jean Quatremer, briseur de tabous ?

Lorsque « l’affaire DSK » éclate, en mai dernier, Jean Quatremer rappelle qu’il avait, quatre ans plus tôt, mis le doigt sur le « problème » que posait la relation de Dominique Strauss-Kahn avec les femmes, et qu’il avait dès lors été, à l’époque, très critiqué : « Pour l’avoir écrit en juillet 2007, sur ce blog, j’avais encouru les foudres de certains de mes collègues et d’une partie de la classe politique, sans parler de quelques internautes, qui estimaient que j’empiétais sur la “vie privée” d’un politique ». En 2007, Quatremer dénonçait en effet sur son blog le « seul vrai problème de Strauss-Kahn » : « son rapport aux femmes ».

L’affaire du Sofitel est donc l’occasion, pour celui qui est davantage « spécialisé » dans les aléas de la construction européenne, d’être sollicité pour de multiples interviews et dans de nombreuses émissions de télévision consacrées à « l’affaire DSK » pour évoquer le « tabou » que constitue, selon lui, la vie privée des politiques. C’est ce qu’il explique dans l’interview au Soir, au sujet de ses « révélations » de 2007 : « J’avais brisé un des tabous selon lequel la presse ne parle pas de la “vie privée” des politiques. » Et, plus loin, qu’il était alors « conscient [qu’il brisait] un tabou ».

Un tabou, quel tabou ?

Mais de quel « tabou » s’agit-il ? De celui qui pèse sur la « vie privée » ? La « peopolisation » de la vie publique suffit à démontrer que la « vie privée » des politiques est loin d’être assujettie à la loi du silence. S’agit-il, plus précisément, des aspects de cette « vie privée » que ceux qui exercent des responsabilités politiques ne souhaitent pas rendre publics et qui affectent l’exercice de leurs responsabilités ? Il est vrai qu’il arrive que la discrétion des journalistes soit à ce propos excessive. Mais l’héroïque Jean Quatremer est loin, très loin, d’être le premier à le déplorer. D’autres avant lui, même si certains de leurs arguments prêtent à discussion, s’étaient vigoureusement insurgés contre un excès de pudeur, imputable pour une large part à un excès de proximité entre journalistes et politiques.

Ainsi, en 1999, Sophie Coignard et Alexandre Wickam, dans L’Omerta française [1] s’indignent du silence qui entoure ce que les journalistes savent de la vie privée des responsables politiques quand elle affecte l’exercice de leurs responsabilités et l’intervention de l’Etat. De même, en 2003, Daniel Carton, dans Bien entendu, c’est off [2] consacre un chapitre de son livre, sous le titre « Vie privée, vie publique », à dénoncer ce qu’il appelle alors le « super-off » . Enfin, le titre de l’ouvrage Sexus Politicus, publié en 2006 par deux journalistes, Christophe Deloire et Christophe Dubois [3], dit assez de quoi il parle. Et il suffit – une fois n’est pas coutume – de lire la présentation de l’éditeur pour le comprendre : « La séduction est plus que jamais au cœur du système politique et de la course à l’Elysée. Pour la première fois, d’anciens Premiers ministres, des ministres passés ou en fonction, des conseillers et des hauts fonctionnaires évoquent ce sujet délicat en toute franchise. Rien n’y manque : ballets roses, espionnage, vendettas, pièges... » La maison d’édition Albin Michel n’étant pas franchement confidentielle, force est de constater que le « tabou » brisé par Quatremer avait déjà subi quelques sérieux assauts.

À moins que le « tabou » en question ne concerne que le seul DSK ? Raté : l’un des chapitres de Sexus Politicus s’intitule « L’affaire DSK ». Et on peut y lire, entre autres, ceci : « Le député de Sarcelles présente le profil type de Sexus politicus. Son art de la séduction, qui confine chez lui à l’obsession, n’a d’égal que son habileté intellectuelle ». Si l’on peut s’accorder à dire, avec Quatremer et quelques autres, que les médias français se sont peu fait l’écho des informations circulant au sujet de DSK, il reste que la réputation de « seul contre tous » qu’entretient le correspondant de Libération semble quelque peu usurpée...

DSK, quel problème ?

Mais laissons de côté ce que Jean Quatremer entend exactement par vie privée et le rôle précurseur qu’il s’attribue : il est exact qu’il a mentionné un aspect publiquement peu évoqué de la vie personnelle de DSK et que cela lui a valu quelques reproches et déboires. Quelques questions demeurent pourtant.

Dans quelle mesure et en quel sens Quatremer brise-t-il un « tabou » lorsqu’il déclare, dès 2007, que « le seul vrai problème de Strauss-Kahn est son rapport aux femmes » ? En vérité, le propos de Jean Quatremer en 2007 est beaucoup moins audacieux qu’il le prétend, puisque le « problème » qu’il soulève est celui qui risque de se poser… à DSK lui-même et à la réputation de la France : « Le seul vrai problème de Strauss-Kahn est son rapport aux femmes. Trop pressant, il frôle souvent le harcèlement. Un travers connu des médias, mais dont personne ne parle (on est en France). Or le FMI est une institution internationale où les mœurs sont anglo-saxonnes. Un geste déplacé, une allusion trop précise, et c’est la curée médiatique. Après Jacques Attali et ses goûts somptuaires qui lui ont coûté la présidence de la Berd, la France ne peut pas se permettre un nouveau scandale. »

Jean Quatremer « savait », comme il le sous-entend lourdement depuis les événements de New York. Et il n’était pas le seul à « savoir », comme il l’a écrit sur son blog le 17 mai dernier : « Les médias et les politiques connaissent depuis longtemps les appétits sexuels irrépressibles de DSK dont le comportement à l’égard des femmes est à tout le moins “inapproprié” (en France, on préfère dire qu’il est un “séducteur invétéré”) ». Des « appétits sexuels irrépressibles » ? On appréciera le chemin parcouru depuis 2007 : il fallait manifestement « l’affaire DSK » pour que le briseur de tabou parachève son oeuvre. Quoi qu’il en soit, ce « comportement inapproprié » n’a visiblement que modérément troublé Quatremer qui, durant les quatre années passées par DSK à la tête du Fonds monétaire international, n’a pas tari d’éloges sur celui qu’il considère, ainsi qu’il le confirme dans son interview au Soir, comme « l’un de nos meilleurs ministres des Finances ».

Ainsi, Jean Quatremer, quelques lignes après avoir « brisé le tabou », écrivait en juillet 2007 : « Que Sarkozy présente DSK n’est pas choquant : ce n’est pas du débauchage, comme de nommer au gouvernement un socialiste, même si, un bienfait n’étant jamais perdu, le PS risque de se voir privé de son principal rénovateur. Il s’agit simplement d’un choix bipartisan : pourquoi ne pas désigner le plus compétent ? » « Le seul vrai problème » est et reste celui qui est posé à DSK, à sa réputation et à celle de la France. Sa « compétence » prévaut non seulement sur « son problème », mais sur le sens et les effets politiques de sa nomination. Et cette compétence, qui lui est reconnue d’emblée, évacue toute prise en compte de la politique qu’il défend et qu’il mène. La conclusion du blog du 17 mai 2011, consacré à l’arrestation de DSK, est à cet égard éloquente : « Reste que DSK quitte le jeu au pire moment pour la zone euro qui n’arrive pas à se sortir de la crise de la dette souveraine. Or il l’a sans conteste géré, jusqu’ici, avec un grand talent, ce que tout le monde s’accorde à reconnaître. Autant dire que son inéluctable départ va laisser un grand vide ».

Comme on peut le voir, en ce qui concerne la politique du FMI, Jean Quatremer ne brise aucun tabou. Personne ne songerait à lui contester la liberté de commenter, quoi que l’on pense de ses commentaires. Mais son incontestable liberté d’opinion se passe alors de toute investigation… sur la politique du FMI et de DSK au FMI. Un tabou ? Quatremer peut alors s’émouvoir du « grand vide » laissé par DSK. Un « grand vide » que ne regrette sans doute pas le personnel féminin du FMI, qui ne bénéficiera plus, si l’on en croit Quatremer, du « grand talent » de DSK en matière de « comportements inappropriés ».

II. Jean Quatremer, critique du journalisme ?

« L’affaire DSK » aurait donc sonné l’alarme. Mais, briseur de tabous et journaliste d’avant-garde, Jean Quatremer n’est pas convaincu que ses confères entendront cette alarme et entendront du même coup Jean Quatremer : « Tout le monde dit qu’il y aura un avant et un après-DSK, je n’en suis pas certain. » Il faudrait en effet enquêter. Mais sur quoi et dans quel but ?

Enquêter sur les rumeurs ?

… Et de donner des exemples.

« Un exemple récent. Martine Aubry dénonce les rumeurs dont elle est l’objet sur son alcoolisme et sur le fait que son mari est soi-disant proche des islamistes. Toute la presse reprend l’information, mais ne prend pas la peine d’enquêter pour savoir si ce sont ou non des rumeurs. Le politique l’affirme, le journaliste passe à autre chose. Etonnant, non ? Or savoir si un candidat possible à la présidence de la République a ou non un problème avec l’alcool, cela intéresse directement le citoyen. Rappelez-vous aussi de l’affaire de la liaison supposée entre Carla Bruni, la femme de Nicolas Sarkozy, et le chanteur Benjamin Biolay et de celle du chef de l’Etat avec Chantal Jouanno, sa ministre des Sports. Le monde entier en parlait, mais pas la presse française. Une omerta incroyable alors que la rumeur courait à travers la France entière, ce qui en soi était déjà un fait de société ».

Jean Quatremer défend une autre vision du journalisme : un vrai journalisme d’investigation : « En tant que journaliste, on ne peut pas s’interdire des domaines d’investigation. On doit pouvoir enquêter sur tout, oui. » Certes. Mais si toutes les rumeurs sur la vie personnelle des responsables politiques méritaient une enquête, Libération risquerait de rivaliser avec Gala, serait submergé de « journalisme d’investigation » et nous serions probablement privés de merveilleuses enquêtes sociales… dont nous sommes déjà trop souvent privés. Mais après tout, à chacun ses priorités...

Subvertir le pouvoir ?

De là à penser que ce journalisme très investigateur s’émancipe ainsi du pouvoir et le subvertit, il n’y a qu’un pas que Quatremer franchit allègrement : « Nous ne sommes pas là pour faire la communication des puissants, nous sommes là pour subvertir le pouvoir ! La question que l’on peut se poser, c’est pourquoi en France, ce journalisme-là n’est pas la règle. » Comme il le dit si bien : « nous ne sommes pas là pour être invités dans des salons ».

Or cette investigation courageuse et cette subversion audacieuse ne concernent guère la politique du FMI et ses effets. Devant la porte du FMI, on doit s’arrêter et se borner à regarder par le trou de la serrure pour surprendre les « comportements inappropriés ». Est-ce tout ?

Mais pourquoi le journalisme subversif – même contenu dans les limites que lui assigne Jean Quatremer – n’est-il pas la règle ? Parce qu’il existe des liens trop étroits entre les pouvoirs politique et médiatique. Mais d’où vient que ces liens soient si resserrés ? La réponse de Quatremer mérite un temps d’arrêt : en France, dit-il, les médias « font encore largement partie de l’appareil étatique qui les soutient par ailleurs financièrement ». De quelle « appartenance étatique » nous parle-t-on ? De celle de TF1 et de tous les médias privés ? Et de quel soutien financier ? Des aides publiques à la presse… dont bénéficie notamment Libération ? Faut-il comprendre que les pouvoirs publics doivent ne jouer aucun rôle dans le secteur des médias ? Quatremer nous l’expliquera une autre fois. Comme il nous expliquera sans doute comment le groupe Murdoch a libéré le « journalisme anglo-saxon », dont se réclame Quatremer quand il déclare : « Aux Etats-Unis, c’est tout à fait différent. La presse est née pour défendre le peuple contre les abus du pouvoir. »

« Défendre le peuple contre les abus de pouvoir » : la devise est belle. Mais retraitée par Jean Quatremer, elle est d’un usage très limité. Celui-ci, à quelques nuances près, n’a jamais manqué de relayer les discours très officiels des institutions internationales, même lorsque, comme dans le cas de la crise de la dette grecque, le peuple s’y opposait. En témoigne ces morceaux de bravoure, extraits d’un article publié sur son blog le 9 juin dernier sous le titre « La Grèce ou les écuries d’Augias » : 

« Les bailleurs de fonds de l’État hellénique, Union européenne et Fonds monétaire international (FMI), sont en train de prendre la mesure des résistances de la société grecque au changement alors même que leur pays a les plus grandes difficultés à redresser ses comptes » ; « Les trop nombreux fonctionnaires, souvent embauchés en récompense de leur affiliation au parti au pouvoir, ont entamé une grève du zèle, furieux de voir leur salaire et pension baissés, au moment même où ils devraient au contraire se mobiliser pour sauver leur pays ». Des traîtres ? C’est une opinion…

Et Jean Quatremer d’en appeler à « une véritable révolution destinée à créer un État de droit, garant d’une véritable justice sociale, qui seul pourra remettre le pays sur les rails, l’austérité étant insuffisante. Si les écuries d’Augias ne sont nettoyées rapidement, cette révolution pourrait venir de la rue avec tous les risques de déstabilisation que cela représente ». Une révolution du pouvoir par le pouvoir ? C’est une opinion…

Que reste-t-il du « droit des peuples contre les abus de pouvoir » ? Au moins ceci : le droit de savoir ce qu’il faut savoir sur la vie privée des responsables politique… pour que vivent les entreprises de presse, car ce sont avant tout des entreprises en concurrence sur un marché. Parmi les très libres opinions de Jean Quatremer, celle-ci qui, à la différence des précédentes, intéresse directement la critique des médias. Evoquant « l’omerta française » sur la « vie privée » des politiques, Quatremer explique : « Cette attitude est suicidaire de la part des journaux. On ne peut pas négliger un tel marché parce qu’un journal, c’est avant tout une entreprise qui vise à vendre des journaux. Comment notre lectorat peut-il admettre que, délibérément, on cache telle ou telle information ? » Une vision d’un journalisme de marché qui a au moins le mérite d’être cohérent avec la dénonciation feutrée des aides publiques à la presse…

Pour lutter contre les tabous et l’omerta, décidément tenaces, et parce qu’il ne s’agirait pas de « négliger un tel marché », Jean Quatremer a heureusement prévu d’écrire un livre audacieux : « Le titre sera sans doute “Sexe, mensonges et médias”. Il partira de cette expérience, passionnante en tant que journaliste. Cela ne m’était jamais arrivé auparavant. Jamais ! L’affaire DSK devrait amener les médias à réfléchir sur leur métier. Les journalistes français sont-ils trop proches du pouvoir ? Que peut dire la presse ? Pourquoi une information est-elle étouffée ? » Le titre est racoleur à souhait. Et son contenu, si l’on en juge par la définition que Quatremer donne de la subversion, sera forcément très subversif ! C’est pourquoi nous ne manquerons pas de le lire.

Epilogue : Des vacances pour sauver la Grèce

Jean Quatremer qui, lui, ne cache rien, nous parle de ses vacances. C’est l’occasion pour lui de montrer que la vie privée est politique :

- Où partez-vous ?

- En Grèce, évidemment. Outre qu’il s’agit d’un pays que j’adore, c’est le moment ou jamais d’y aller pour soutenir l’économie grecque. Le tourisme est leur principale ressource et tout euro dépensé là-bas aide à relancer l’économie. J’espère simplement ne pas être pris dans une grève sauvage des transports ».

Tout est dit ?

Daniel Zamora (avec Julien Salingue et Henri Maler)

 
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Notes

[1Sophie Coignard et Alexandre Wickam, L’Omerta française, Editions Albin Michel, 1999.

[2Daniel Carton, Bien entendu, c’est off, Editions Albin Michel, 2003.

[3Christophe Deloire et Christophe Dubois, Sexus Politicus, éditions Albin Michel, 2006.

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