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Jérôme Garcin : copinage et connivence (suite)

par Didier Duterrier, Mathias Reymond, Nicolas Boderault,

Nous vous avions prévenu dans un article précédent (« Critique influent et écrivain célébré : un cumul légitime ? L’exemple de Jérôme Garcin ») : un roman de Jérôme Garcin ne passe jamais inaperçu. Le dernier en date (sorti début février) bénéficie d’un tapage médiatique qui rendrait jaloux Bernard-Henri Lévy. Retour sur le carton plein du mois : quarante critiques favorables… sur quarante critiques.

Par la place qu’il occupe dans la presse écrite (directeur adjoint du Nouvel Observateur et responsable des pages « littéraires » de l’hebdomadaire), et à la radio (animateur de la très écoutée – 600 000 auditeurs chaque dimanche soir – émission « Le Masque et la Plume » sur France Inter), Jérôme Garcin est un critique influent dans le monde littéraire. Celui qui – il y a plus de vingt ans – avait très justement dit qu’« on ne peut pas être juge et partie » [1] jouit aujourd’hui d’un traitement de faveur qui – qu’on le veuille ou non – n’est pas simplement dû à son talent, mais aussi (et surtout) à son pouvoir d’influence.

Concernant son talent, Acrimed est bien incapable de le jauger, et ce n’est pas le rôle d’une association de critique des médias de le faire. Toutefois une association comme la nôtre peut observer et critiquer des pratiques très répandues dans le microcosme littéraire : copinage (de la part des copains), connivence (de la part des collègues) et renvoi d’ascenseur (de la part de tous les autres, écrivains ou futurs écrivains).

Copinages

… les copains du « Masque et la Plume »

Le copinage est une tradition de la presse littéraire « qui a gangrené le milieu » (dixit Jérôme Garcin en 1990). Cela consiste à valoriser systématiquement les œuvres de celui qui valorisera ensuite les vôtres et/ou à qui vous devez votre fonction, s’il est votre patron… Comme nous le soulignions dans l’article déjà cité [2], les petits soldats du « Masque et la Plume » savent toujours être reconnaissants à l’égard de leur employeur, Jérôme Garcin.

À propos du dernier ouvrage de Jérôme Garcin, Jean-Claude Raspiengeas, chroniqueur habitué du « Masque » écrit dans La Croix : « Ce récit bouleversant, doux et déchirant, d’un homme accompli, poussé par la nécessité intime de réunir sa "part manquante", est irrigué par l’espérance que, malgré la mort, le lien n’est pas rompu. » (2 février 2011).

Olivia de Lamberterie est critique littéraire dans le magazine Elle (un magazine qui avait d’avance classé le livre de Garcin dans « Le top ten de Elle », en parlant d’ « un miracle d’émotion »). Or elle intervient également dans l’émission dominicale du même Garcin. C’est pourquoi elle précise d’emblée que « jusqu’à présent, on [qui ?] s’était toujours empêchée d’écrire sur les livres de Jérôme Garcin, écrivain et journaliste sous le regard duquel on s’emballe et s’empoigne au "Masque et la Plume" » [3]. Qui est ce « on » singulier qui s’est « empêchée » au féminin ? En tous cas, pas Olivia de Lamberterie elle-même… puisqu’elle a régulièrement loué – oralement, certes – les livres de Garcin dans « TéléMatin » sur France 2 ! C’est donc pour justifier une nouvelle caresse qu’elle ajoute : « Mais "Olivier" [le titre du livre de Jérôme Garcin] est habité par une nécessité si impérieuse et si gracieuse qu’on cède. À quoi bon écrire sur les livres si c’est pour taire ceux qui vous font pleurer ? » La critique – pouvait-on en douter ? – sera à sens unique : « Finalement, les grands livres ne sont faits que de ça, du courage et de la liberté de dire ce qui interdit de vivre. […] Garcin raconte d’une plume somptueuse et légère la vie qui entre par effraction. »

Jouissant d’une double casquette de copain, Jean-Louis Ezine, critique littéraire au Nouvel Observateur et chroniqueur au « Masque », couvre d’éloges le dernier roman de Jérôme Garcin. Extraits : « Il existe une caste d’écrivains rares : ceux qui s’affrontent, dans chacun de leurs livres, à l’indicible qui les a fondés, mais se cachent jusque dans ce qu’ils en laissent voir. » ; « Jérôme Garcin, dont l’œuvre autobiographique repose sur un abîme, qu’à la fois elle magnifie et dissimule sous des pudeurs cavalières, ne s’est pas dérobé à la sommation qu’il était seul à entendre. » ; « Sublime méditation au miroir, où pour le coup "je" est vraiment un autre. Qui entre dans ces pages, il n’en sortira pas le même. » (Le Nouvel Observateur, 8 février 2011). Fermez le ban !

Dans cet orchestre, Frédéric Beigbeder, ex-(mais peut-être aussi futur) chroniqueur du « Masque », fait office de grosse caisse (de résonance). Il écrit dans Le Figaro Magazine une critique survoltée : « Ce qui donne à Garcin du talent n’est pas le chagrin mais la nécessité. On n’en peut plus de lire des livres inutiles. Il faut écrire chaque livre comme si c’était le dernier, écrire quand on n’a plus le choix. […] « Olivier » est évidemment le plus beau livre de Jérôme Garcin, mais il s’en fout, il ne l’a pas écrit pour nous mais pour lui, pour eux » (21 février 2011) [4].

Connivences

… les collègues de Radio France

Dans la tournée médiatique de Jérôme Garcin, il y a aussi les passages obligés chez ses collègues de Radio France. Nous avions déjà relevé les invitations de Vincent Josse (par ailleurs chroniqueur au « Masque ») et Élisabeth de Fontenay sur France Inter (respectivement les 8 et 16 janvier 2011). Il y a également eu un passage sur France Info (11 février) chez Raphaëlle Duchemin et Philippe Vallet, pour lesquels le livre est « émouvant ». Deux (longues) apparitions sur France Culture dans « Carnets nomades » (20 février) et « La grande table » (21 février). Le 8 mars, Garcin a été l’invité de Frédéric Bonnaud sur Le Mouv’. Enfin, son livre a été chroniqué une troisième fois sur France Culture dans « Jeux d’épreuves », le 12 mars 2011…

Mais le véritable exercice de complaisance nous est offert, le 10 février 2011, dans l’émission « Comme on nous parle », animée par Pascale Clark sur France Inter. On y apprend que, pour Garcin, « c’est compliqué » d’être à la fois auteur de roman et critique littéraire. Puis quand l’animatrice l’interroge sur son rôle d’animateur du « Masque » (« Alors il y a un autre effet possible quand vous lisez de bonnes critiques sur vos propres livres, est-ce que, voilà, vous vous demandez s’ils ne sont pas dénués de toute arrière pensée ? »), Jérôme Garcin tente de se persuader de la sincérité des critiques : « On peut très bien le penser. […] En ce qui concerne "Olivier", j’ose croire que c’est sincère mais on peut penser le contraire et je préfère penser, encore une fois, qu’ils parlent de deux jumeaux [5] que de ce qu’on appelle protocolairement un livre. »

Renvois d’ascenseur

… les autres : écrivains ou futurs écrivains

La presse est unanime. Comme les précédents ouvrages de Jérôme Garcin, « Olivier » bénéficie d’un traitement de faveur dont peu d’auteurs peuvent se prévaloir. Les talents équivalents à celui de Jérôme Garcin sont-ils si rares ? Ou sont-ils minorés ? « De là à penser- écrivions nous précédemment - que les critiques littéraires accessoirement écrivains se laissent aller parce qu’ils savent sans doute que leurs bouquins passeront un jour devant les critiques du "Masque et la Plume" et qu’ils seront lus par le service culture du Nouvel Observateur... Inutile pourtant de chercher partout et toujours des intentions conscientes et malignes quand la simple inscription dans un même microcosme suffit à produire les mêmes effets. »

Pour Bernard Pivot, dans le Journal du Dimanche, « Jérôme Garcin, comme à son habitude […] use d’un style magnifique où l’on reconnaît, à cheval sur la langue, le cavalier rigoureux et buissonnier. » (30 janvier 2011). Dans Le Point (3 février 2011), Jean-Paul Enthoven, ancien journaliste du Nouvel Observateur, compare l’histoire de Garcin et de son frère jumeau, à celles de « Caïn et Abel, Amphion et Zéthos, Etéocle et Polynice, Romulus et Remus ». La conclusion est fatale : « La littérature n’advient que lorsqu’on a besoin d’écrire à quelqu’un qui n’est plus là. » Nathalie Crom de Télérama, lit un extrait du roman sur le site de l’hebdomadaire (7 février 2011), puis, dans un deuxième temps, lui attribue trois étoiles et salue un « autoportrait minutieux, hésitant parfois au bord de l’aveu […], d’une sincérité dont la gravité et la justesse vont droit au cœur » (12 février 2011).

Pour Raphaëlle Rérolle, dans Le Monde des Livres, Jérôme Garcin « a choisi la voie d’une sincérité qui l’expose et le grandit à la fois. » (10 février 2011). Dans Le Figaro, Alice Ferney est émue : « "Olivier" est un tendre et élégant récit méditatif où l’intelligence sensible vient féconder la mélancolie. Ce n’est pas un roman, mais un texte payé au prix de la blessure intime qui le suscite. […] "Olivier" est le cadeau de mémoire et d’amour d’un frère survivant à son frère défunt. Comment ne pas y être sensible ? » (10 février 2011) Pour Le Parisien, c’est « un très beau livre, au goût d’universel » (10 février 2011). Puis, le 18 février, dans le même journal, Pierre Vavasseur le désigne comme « le livre du jour ».

Pour Joseph Macé-Scaron dans Marianne (12 février 2011), « ce récit est une leçon de maintien à tous les écrivailleurs d’autofiction qui pensent montrer le plus intime en écartant les cuisses. Ce récit autobiographique forme avec la Chute de cheval et Théâtre intime un retable qui a pris place dans une de ces églises du bocage dont l’odeur, si particulière, reste en mémoire. Il suffit de pousser la porte une fois. C’est une de ces églises si familières qui apparaît lorsqu’on ferme les yeux après avoir reposé ce livre et que l’on écoute O solitude de Purcell, chanté par Alfred Deller. Merci, monsieur Garcin. » Merci, monsieur Macé-Scaron. Pour Sud-Ouest, le récit est « bouleversant de sincérité et de mise à nu. » (13 février 2011) Pour Marie-Claire (15 février 2011), le livre est « bouleversant » : « Personne ne résistera à la puissance affective de ces pages. […] Dans un style précis, incisif, il [Garcin] parle à ce frère qui devient le nôtre. » Pour Les Echos, « Garcin se livre ici avec une grande franchise et donne à ce texte [(…)] le ton des confessions intimes. » (22 février 2011) Pour L’Express, « Olivier n’est pas seulement un livre de deuil, il est aussi un formidable hymne à l’amour » (24 février 2011).

Etc.

Jérôme Garcin est aussi venu promouvoir son livre à la télévision et sur d’autres radios. On l’a vu sur France 2, invité par Franz-Olivier Giesbert, un ancien du Nouvel Observateur, dans « Semaine critique » le 18 février, dans « Le magazine de la santé » sur France 5 le 23 février. Le 1er mars, il est passé dans « Les Mots de minuit » sur France 2, et il a été interviewé par Pierre-Louis Basse sur Europe 1, un journaliste qui comme Garcin se vit aussi comme écrivain. Enfin (peut-on espérer...), il a été invité dans "La Grande Librairie" sur France 5.

***

Si la suspicion de connivence est justifiée (comme le concède partiellement son bénéficiaire) c’est en raison lié à la place qu’occupe Jérôme Garcin dans le microcosme littéraire. Mais si l’auteur est comme un poisson dans l’eau dans cet univers, c’est aussi parce qu’il y est né et y a été socialisé d’entrée de jeu et de je. Jérôme Garcin l’expliquait lui-même sur France Inter le 8 janvier 2011 : « Mon père qui était un éditeur universitaire, il dirigeait les [éditions] PUF, grand ami de Deleuze, de Foucault, de Le Roy Ladurie ». Rappeler ces prédispositions, ce n’est en rien dévaluer l’écrivain, mais rappeler que pour comprendre des phénomènes médiatiques, il est nécessaire d’expliquer le social par le social…

Nicolas Boderault, Didier Duterrier et Mathias Reymond

Post scriptum : Jérôme Garcin vient de chroniquer le dernier livre d’Élisabeth de Fontenay qui l’avait longuement reçu sur France Inter (voir notre précédent article pour un compte rendu). Étonnement, il a aimé. Extraits : « Après quoi, avec un éblouissement qui n’exclut pas la critique, elle se tourna vers les Lumières. [...] Chez Élisabeth de Fontenay, la construction de soi est indissociable de la destruction du silence. [...] On voit par là que c’est une femme de parole, dans les deux acceptions du mot : éloquente et loyale. [...] cette conversation tourmentée, ardente et passionnante [...] cette intellectuelle d’exception. »
En effet, il a aimé.

 
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Notes

[1« Je crois qu’on ne peut pas faire ce métier de critique littéraire, de journaliste culturel [et être écrivain]. […] Je n’arrive pas à penser sérieusement qu’on puisse dire ce qu’on pense chaque semaine, sinon chaque jour et en même temps aller soumettre aux confrères tous les ans sa petite production. Je crois que c’est ce qui a gangrené ce milieu… » C’était il y a vingt ans, dans l’émission de Thierry Ardisson, « Lunettes noires pour nuits blanches » (4’44’’)… cité dans « Critique influent et écrivain célébré : un cumul légitime ? L’exemple de Jérôme Garcin ».

[3Voir Elle, 11 février 2011.

[4Depuis le 8 mars 2011, Frédéric Beigbeder et Jérôme Garcin sont tous les deux membres du jury Renaudot.

[5Dans le roman, il est question de la mort du frère jumeau de Jérôme Garcin, Olivier, lorsqu’ils avaient cinq ans et demi.

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