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Conflits sur les médias au Venezuela (2) : Une loi sur les « délits médiatiques » ?

par Henri Maler,

Au début du mois d’août, trois « événements » survenus au Venezuela ont retenu l’attention de quelques médias en France et à l’étranger, ainsi que de diverses ONG : la suppression de la licence de 34 radios et télévisions privées, l’annonce d’un « Projet de loi sur les délits médiatiques » et une attaque de la télévision Globovision. La quasi-simultanéité des faits et des informations correspondantes se prêtait à leur association. Et cela n’a pas manqué : chaque dépêche de l’AFP sur l’un de ces faits est l’occasion de parler des deux autres.

Un premier article de cette (brève) série était consacré à l’attaque de Globovision. Mais que dire du « Projet de loi spécifique sur les délits médiatiques » ?

II. Une loi contre les délits médiatiques ?

Et d’abord, qu’avons nous appris, par médias interposés, sur le contenu du texte ?

Quel projet ?

Le 30 juillet 2009, le procureur général de la République, Mme Luisa Ortega, présente un « Projet de loi spécifique contre les délits médiatiques », divulgué, en fichiers .pdf, sur le site de la presse d’opposition El Nacional et El Universal.

Le 1er août, le monde.fr, recyclant des dépêches d’AP et de l’AFP, publie un article intitulé « Le Venezuela fait fermer 34 radios et télévisions » qui associe ces « fermetures » au texte du Procureur général. Sous-titre : « Crimes médiatiques ». Et voici l’enchaînement :

« Ces fermetures "administratives" interviennent au moment où le gouvernement prépare une série de réformes visant selon lui à "démocratiser" un secteur encore aujourd’hui très concentré. Cette nouvelle loi punissant les "crimes médiatiques" [dont il n’a pas été question jusqu’alors, qui ne concerne en rien les projets de « démocratisation » et qui porte non sur des « crimes », mais sur des « délits »…], à laquelle le quotidien espagnol El Pais consacre un dossier [en réalité un article d’analyse paru le 31 juillet sous le titre « Chávez prepara una ’ley mordaza’ para castigar a la prensa crítica », devrait être adoptée avant la fin de l’année. » Ouf !

Au fait, quel est le contenu de ce projet ? Le Monde.fr résume : « Cette nouvelle législation sanctionnerait les propriétaires de stations de radio, de chaînes de télévision et de journaux accusés d’avoir tenté de "semer la panique" ou encore "troublé l’ordre social" [le projet précise « en diffusant de fausses nouvelles »…] les médias qui "manipulent les informations en vue de propager une perception erronée des faits" [le projet précise « une perception qui porte atteinte à la paix sociale, à l’ordre public ou la santé mentale ou à la morale publique »] sont également dans la ligne de mire. »

A défaut d’une information précise sur le contenu du projet (résumé en 300 signes espaces compris…), nous disposons, grâce au Monde.fr, d’un premier recueil de protestations (qui bénéficient de 750 signes…) : « Les médias privés estiment que ces réformes aboutiraient à renforcer l’emprise de l’Etat sur l’information. Une inquiétude que n’a pas cherché à dissiper le premier procureur du pays, Mme Luisa Ortega, qui a insisté jeudi sur le fait que la liberté d’expression devait être "limitée" au Venezuela. Jose Miguel Vivanco, responsable "Amériques" de l’organisation Human Right Watch, s’inquiète d’ores et déjà d’une "terrible régression de la liberté d’expression". Carlos Lauria, du Comité de protection des journalistes, basé à New York, considère pour sa part le projet de loi comme une "réminiscence des jours les plus sombres des dictatures sud-américaines avec son cortège de dispositions archaïques visant les soi-disant crimes médiatiques". »

Le 2 août 2009, l’AFP publie une dépêche signée Beatriz Lecumberri et intitulée « Venezuela : examen du projet de loi controversé sur les "délits médiatiques" ». Reprise sur de très nombreux sites, elle associe la suppression des licences de 34 radios et l’examen d’un projet : « Le gouvernement du Venezuela lance mardi l’examen d’un projet de loi sur les "délits médiatiques", trois jours après avoir fermé 34 radios et télévisions, renforçant les critiques de journalistes et d’associations qui dénoncent une atteinte à la liberté d’expression. »

Or qu’apprend-on sur le « projet » ? Ceci : « Le texte est débattu cette semaine en commission des médias au Parlement. Son adoption définitive pourrait prendre des mois, mais il a déjà fait beaucoup couler d’encre. En cause, une disposition prévoyant une peine maximale de quatre ans de prison pour la divulgation d’une information jugée "fausse", "manipulée" ou "déformée", portant "préjudice aux intérêts de l’Etat" ou constituant une atteinte à la "morale publique" et la "santé mentale". »

Cette information minimaliste fusionne ainsi, en une seule disposition au moins deux articles du projet et n’évoque que ceux-là [1]. Comment se prononcer sur la base d’un tel résumé ? Il n’empêche : une fois de plus, la priorité est donnée aux condamnations du projet, « équilibrées » par une phrase de la ministre de l’Information, Blanca Eeckhout qui ne dit rien sur le projet lui-même : « Que les médias assument les conséquences de leurs actes ! Si vous commettez un délit, vous devez être sanctionné. »

De quelles informations précises et aisément accessibles disposent alors ceux qui n’ont même pas accès aux dépêches de l’AFP ? Pratiquement aucune… sur un « projet » qui va être (provisoirement ?) abandonné.

Quel retrait ?

Le lundi 3 août, l’Agence Bolivarienne d’information (sous le titre « Ley contra Delitos Mediáticos protegerá a los venezolanos de la manipulación ») confirme la discussion du projet annoncée par les médias français et vénézuéliens en ces termes : « Le projet de Loi contre les Délits Médiatiques qui sera discutée à partir de ce mardi à l’Assemblée Nationale est destiné à protéger les vénézuéliens et les vénézuéliennes de l’abus des moyens de communication sociale et de la manipulation de l’information ».

Or le lendemain l’examen du projet est (provisoirement ?) abandonné. C’est ce qu’annoncent notamment deux députés - Manuel Villalba, membre de la commission des médias de l’Assemblée nationale, et Iván Zerpa secrétaire de l’Assemblée Nationale - dont les déclarations, partiellement reproduites au Venezuela le seront aussi dans les dépêches ultérieures de l’AFP.

Ainsi, le mardi 4 août une nouvelle dépêche de l’AFP annonce - c’est son titre – « Venezuela : coup d’arrêt à la loi polémique sur les délits de presse ». Et d’indiquer : «  Le parlement du Venezuela a donné un coup d’arrêt à l’initiative polémique du procureur général visant à sanctionner les délits de presse, en démentant l’existence d’un projet de loi sur ce sujet qui divise les députés au sein même de la majorité. »

Cette dépêche, reprise sur quelques sites Internet en France (nous n’avons pas pu vérifier sur les éditions imprimées) cite plutôt correctement des déclarations de députés sur lesquelles nous reviendrons.

Mais il faut attendre le 6 août pour que le site du Monde (le 7 août pour la version imprimée) publie un article de sa correspondante à Bogota intitulé : « Au Venezuela, le projet de loi sur les "délits médiatiques" n’est plus d’actualité ». Mais près des trois quarts de l’article sont consacrés à « l’inquiétude des médias et des défenseurs de la liberté de la presse », en raison du non renouvellement des fréquences, des manifestations qui s’ensuivent et de l’attaque de Globovision [2]

Quel projet (bis) ?

Une présentation moins « ramassée » des principaux articles du projet que celles qui ont été diffusées en France, relèverait notamment ceci (cité ici d’après les versions publiées, en .pdf, par les quotidiens d’opposition El Nacional et El Universal [3], que cela plaise ou non :

L’article 5 prévoit de sanctionner la « divulgation de fausses nouvelles » qui « occasionnent une grave altération de la tranquillité publique, la panique dans la population, entretenant son angoisse, qui perturbe l’ordre public, qui porte préjudice aux intérêts de l’Etat […]  »

L’article 6 prévoit de sanctionner pour « manipulation des informations » toute personne qui « manipule ou déforme les informations, engendrant une fausse perception des faits ou en créant une matrice d’opinion au sein de la société qui porte atteinte à la paix sociale, à l’ordre public ou la santé mentale ou à la morale publique. »

L’article 7 prévoit de sanctionner le « refus de révéler une information » : en l’occurrence le refus de « révéler l’identité de l’auteur de l’émission ou de l’article de journal publié sous un pseudonyme ou de façon anonyme, quand le Ministère public le demande. »

L’article 9 prévoit de sanctionner la « contrainte médiatique », c’est-à-dire l’utilisation des médias pour « menacer, intimider, contraindre ou, de quelque autre façon, répandre la crainte chez les autres. »

L’article 10 prévoit de sanctionner l’ « omission volontaire de diffuser une information » et leurs responsables : ceux qui « refuseront d’informer sur des faits ou des situations dont l’occultation constituerait une atteinte au droit à l’information, prévu à l ‘article 58 de la Constitution de la République Bolivarienne du Venezuela ».

L’article 11 prévoit de sanctionner l’ « instigation » : « les publications ou transmissions destinées à promouvoir la guerre, la violence, la haine ou l’hostilité entre les habitants ou les collectivités, en raisons de leur race, de leur sexe, de leur religion, de leur nationalité, de leur idéologie ou de leur militantisme politique ».

Selon les articles, les sanctions prévues s’échelonnent de 6 mois à 4 ans de prison.

A moins de cultiver un mélange – très prisé – de naïveté et de cynisme, force est d’admettre que les transgressions les plus graves commises au Venezuela ne concernent pas (ou pas seulement) les atteintes à la vie privée (comme le SMS attribué à Nicolas Sarkozy ou les photos du nouveau compagnon de Ségolène Royal), mais bien la plupart des pratiques que le projet envisage de sanctionner comme des délits et auxquelles les médias d’opposition recourent abondamment.

Or, à tous ceux qui s’offusquent, à tort ou à raison, des atteintes à la liberté d’expression et des affirmations selon lesquelles celle-ci doit être limitée, il faut rappeler que la loi française, pourtant justement économe en matière de délits de presse, prévoit un ensemble d’obligations qui, faute d’être respectées, sont passibles de sanctions. Mais surtout la loi (Chapitre IV) prévoit de punir les « crimes et délits commis par la voie de la presse ou par tout autre moyen de publication ». Parmi eux, le paragraphe 2 de ce chapitre définit les « Délits contre la chose publique ». On peut y lire notamment (article 27) ceci :

« La publication, la diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique, ou aura été susceptible de la troubler, sera punie d’une amende de 45000 euros. Les mêmes faits seront punis 135000 euros d’amende, lorsque la publication, la diffusion ou la reproduction faite de mauvaise foi sera de nature à ébranler la discipline ou le moral des armées ou à entraver l’effort de guerre de la Nation. »

Est-ce céder à un ethnocentrisme franco-français de mauvais aloi que de constater que le projet de Mme le Procureur ne se limite pas à de telles dispositions, même adaptées à la situation vénézuélienne ? Ce projet est d’une tout autre envergure, comme en témoignent l’extrême sévérité des sanctions prévues et leurs cibles. En effet le projet vise non seulement les journalistes, mais tous ceux qui s’expriment dans les médias ou dont les propos sont rapportés par eux. Et surtout, il présente comme délictueuses des déformations de l’information et des atteintes au droit d’être informé qui relèvent d’interprétations qui peuvent être divergentes, voire opposées, sans qu’il soit possible de se référer à une vérité établie, si ce n’est une vérité officielle, avec tous les risques sérieux que cela comporte. Pour ne rien dire des interprétations qui peuvent être données de notions aussi floues que la « santé mentale » ou « la morale publique ». Si l’on veut éviter de recourir à des dispositions légales dont l’application menace d’être arbitraire, c’est essentiellement par des moyens médiatiques et des mobilisations si possible pacifiques que l’on peut espérer combattre le plus efficacement les dérives médiatiques.

Quel retrait (bis) ?

Mais pourquoi l’examen de ce projet n’a-t-il pas été mis à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale du Venezuela ? Il n’est pas aisé de le savoir en croisant les sources vénézuéliennes et françaises, en dépit de la relative précision de ces dernières.

Premier argument invoqué : Il n’existe pas de projet de loi - « L’Assemblée nationale nie l’existence de la Loi contre les délit médiatiques », titrait, le 4 août, le site du « Gouvernement bolivarien du Venezuela [Lien primé, février2015], rendant compte d’une conférence de presse du député Manuel Villalba, de la commission des médias de l’Assemblée nationale, dont la dépêche de l’AFP du 4 août reprend partiellement les propos : « Il n’existe pas de projet de loi sur les délits de presse au sein de cette Assemblée nationale. C’est totalement faux », mais seulement d’une contribution du Procureur. Et de préciser, toujours selon le site du gouvernement bolivarien que le débat sur le sujet doit se poursuivre au sein de la société vénézuélienne. L’AFP commente : « Cette mise au point survient cinq jours après la présentation aux députés d’une ébauche de proposition de loi extraordinaire sur le sujet par le procureur général du Venezuela, Mme Luisa Ortega […] » Il ne s’agissait donc que d’une « ébauche » ? ET l’AFP d’indiquer aussi : « D’autres députés ont précisé que le parquet n’avait pas le pouvoir de proposer des lois et ne pouvait donc fournir que des éléments de réflexion. »

Deuxième argument invoqué (qui ne recoupe que partiellement le précédent) : l’existence de divergences – « L’absence de consensus », selon Manuel Villaba, dont l’AFP rapporte les propos ainsi : « "Nous avons débattu des éléments soumis par le procureur et il n’y a pas de consensus au sein de cette commission. Il y a des divergences", a ajouté M. Villalba, tout en critiquant "l’impunité dont bénéficient ceux qui portent atteinte aux institutions au nom de la liberté d’expression"  ». Et l’AFP de préciser encore : « Quelques heures auparavant, un autre membre de la commission, Earle Herrera, qui fait partie de la majorité, avait affiché ses réticences à propos de ce texte. "Tel qu’il est présenté, je ne le voterai pas", avait-il déclaré. »

Troisième argument invoqué : il suffit d’appliquer les lois existantes. Affirmer cela reviendrait, autant le dire, à retirer purement et simplement le projet d’une loi nouvelle et spécifique [4].

Le débat et la confrontation continuent parmi ceux qui soutiennent plus ou moins, le gouvernement. Mais qui voudrait en savoir plus sur la nature des arguments en présence devra attendre des enquêtes effectives (qui, pourtant risquent de manquer), se contenter des dépêches de l’AFP (pour peu qu’il y ait accès) ou chercher l’information en surfant pendant des heures sur la toile…

Henri Maler

 
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Notes

[1C’est le même genre d’abrégé que l’on retrouve dans l’article du Monde daté du 7 août que nous mentionnons plus loin : « Le projet de loi contesté proposait des peines allant jusqu’à 4 ans de prison pour les auteurs de nouvelles "fausses" ou "manipulées" portant atteinte à la "paix sociale, la sécurité nationale ou la morale publique". Le texte a soulevé un tollé parmi les organisations non gouvernementales (ONG) telles que Human Rights Watch, Amnesty International et Reporters sans frontières. ». A noter qu’Amnesty International, dans son communiqué, « craint que cette loi, si elle est adoptée, n’impose des restrictions inacceptables à la liberté d’expression au Venezuela. » Une crainte qui peut être partagée.

[2Sur le projet de loi, on lit seulement : « Les médias restent au cœur du débat politique vénézuélien. Présenté lundi 3 août, un projet sur les "délits médiatiques" a été enterré mercredi. "Son examen n’est pas d’actualité", a précisé Ivan Zerpa, le secrétaire général de l’Assemblée. Plusieurs députés de la majorité présidentielle avaient exprimé leur désaccord avec le texte, présenté par le procureur général de la République, Mme Luisa Ortega. Mais, au cours d’une conférence de presse, le président Hugo Chavez a défendu la nécessité pour l’Etat de réguler la liberté de presse. "Lorsqu’il existe des lois et une Constitution, aucune liberté n’est illimitée, a rappelé le chef de l’Etat, mercredi. Si vous voulez vivre là où il n’y a pas de loi, allez donc vivre avec Tarzan dans la jungle" ». « Mais », dit Le Monde...Pourquoi ? En quoi l’affirmation de la nécessité de lois s’oppose-t-elle, du moins tant que l’on ne précise pas – comme le fait ici Chavez - de quelles lois il s’agit, à la liberté de la presse, sauf à s’opposer, comme le fait l’opposition au Venezuela, à toute disposition législative ?

[3Ces liens sont périmés. Le projet de loi est disponible ici (lien périmé)

[4Pour un aperçu des dispositions existantes, on peut consulter sur site « Deontoscopio » (dédié à la discussion sur le journalisme, les médias, la communication, et très critique à l’égard du gouvernement), un article intitulé « Delitos mediáticos : grosera redundancia », publié le 31 juillet 2009.

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