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Déontologie des journalistes : une polémique révélatrice

Un article de {L’Envers des Médias} (n°7,1992).

En février dernier (1992), la Commission de la carte des journalistes a lancé un appel à la « vigilance » en matière déontologique. Ce texte a suscité une vive réaction des patrons de presse, estimant que la Commission est sortie du champ de sa compétence. Une guerre de communiqués qui cache un débat plus profond sur la place de l’éthique dans l’information aujourd’hui.

Les clignotants sont au rouge pour les journalistes. En deux ans, pour l’information, la radio a perdu la confiance de 8 % du public, les journaux de 13 %, la télévision de 16 %. Seulement 49 % des personnes interrogées estiment que les choses se passent comme la télévision les raconte (65 % en 1988) et 54 % comme la radio les rapporte (62 % en 1988). La baisse de crédibilité de la télévision est particulièrement forte parmi ceux qui ont un niveau d’études supérieures (-26 %). 57 % des interviewés en décembre dernier estiment que les journalistes ne sont pas indépendants [1] [2]. Colloques, livres, séminaires consacrés à la déontologie et à l’éthique des journalistes se multiplient [3]. Aujourd’hui, c’est de dénaturation de la profession qu’il s’agit, tant elle paraît structurellement gangrenée.

La Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels, qui délivre la « carte de presse », publie le 4 février dernier un communiqué où elle appelle les journalistes « à la plus grande vigilance ». La Commission explique cet appel par « le discrédit dont les médias font l’objet dans l’opinion publique [...] et compte tenu des conditions de plus en plus scabreuses qui président à la collecte de l’information ». La Commission de la carte rappelle qu’« elle n’a pas de prérogative déontologique » mais qu’« elle reconnaît un professionnalisme fondé sur la connaissance des textes ». Elle « estime de son devoir », « devant la cascade de "dérapages" », d’« appeller solennellement les éditeurs et les journalistes [...] à conjuguer leurs efforts pour donner un coup d’arrêt à cette dangereuse dérive ».


Jean Miot : saugrenue


Coïncidence, le soir même, à la télévision, le président de la République admoneste la presse, à travers Henri Sannier et Patrick Poivre d’Arvor, dans le contexte de l’« affaire Habache » : « Depuis six jours vous ne parlez que de cela [...] Tout est tombé dans la trappe pour tout centrer sur ce que l’on appelle l’affaire Habache ».

Et dès le lendemain Jean Miot, président du Syndicat de la presse parisienne (patronal), adresse une lettre au président de la Commission, lettre publiée simultanément. Jean Miot juge « saugrenue » la prise de position de la Commission de la carte « à l’heure où le Président de la République lui-même convoque devant tous les Français, sur une chaîne de télévision, deux de nos confrères journalistes pour nous intimer à tous l’ordre de nous taire ». « Je ne sache pas, ajoute le président du SPP, que la commission ait pour vocation de prêcher les principes d’une éthique de l’information [...] Nous partageons sans doute la même conception : c’est au journaliste, et à lui seul, qu’il revient de déterminer les limites de sa liberté d’expression [...]. L’éthique [...] relève de chaque journaliste, de chaque rédaction. N’ajoutez pas au discrédit dont les journalistes font l’objet dans l’opinion publique, parce que celui-ci provient beaucoup moins des sondés que des accusations de ceux qui souhaiteraient avant tout que nous cessions d’informer. Permettez-moi de vous l’écrire : ce n’est pas là le rôle de la Commission de la carte. » Une réaction d’autant plus « saugrenue » que le communiqué de la Commission de la carte a été adopté à l’unanimité (moins une voix) des commissaires présents (la Commission de la carte est composée de seize membres : huit représentants des employeurs, huit représentants des journalistes) [4].

Le 11 février, le Syndicat national des journalistes (SNJ), dans un communiqué de son Bureau national, « se félicite de l’initiative exceptionnelle de la Commission de la carte rappelant que le journalisme est fondé sur l’observance d’une éthique. Cet appel à la vigilance des journalistes eux-mêmes, loin de discréditer la profession, vient opportunément rappeler que la réponse aux "dérapages professionnels" ne saurait se limiter à la conscience de chacun. Les journalistes, comme tous les salariés, dépendent d’employeurs qui, eux aussi, portent une responsabilité quant au respect des règles professionnelles et aux manquements à celles-ci. »

Enfonçant le clou, le SNJ profitera de son Comité national, les 3 et 4 avril (deux mois plus tard), pour indiquer que le SNJ n’a « pas attendu [le président du Syndicat de la presse parisienne] pour défendre [le] principe selon lequel l’éthique relève de chaque journaliste, de chaque rédaction ». « Reste à vérifier son application sur le terrain, dans sa réalité quotidienne. A cet égard, la responsabilité des patrons de presse demeure entière ». Et le SNJ « appelle tous les journalistes à se mobiliser pour débattre, au sein des équipes rédactionnelles, sur les atteintes à l’éthique professionnelle dont ils sont les témoins et à interpeller leur direction sur le discrédit qui en déroule pour la publication et la crédibilité des journalistes qui y travaillent ».


La CGT : pas de commission « censeur moral »


Dans la bataille des communiqués, la balle est désormais dans le camp des employeurs. Et le 20 février, c’est Claude Puhl, président de la Fédération (patronale) de la presse française, qui « communique » :

« Si chaque membre de la Commission est, comme tout citoyen, libre de son jugement sur telle ou telle affaire, il ne me paraît pas sain, par contre [sic], que la Commission en tant qu’institution puisse porter des appréciations sur des problèmes que ni la loi ni la pratique ne l’ont chargée de résoudre ».

Le 28 février, c’est le syndicat des journalistes CGT qui indique que son représentant s’est opposé à la majorité des membres de la Commission de la carte : « Nous continuerons à nous opposer sans concession à la moindre dérive qui tendrait à faire jouer de facto à la Commission de la Carte un rôle de censeur moral, de la transformer en sorte d’"ordre des journalistes". Défendre la crédibilité des journalistes, c’est aussi le rôle des organisations syndicales ». Le SNJ-CGT évoque « la nécessité de reconquérir notre crédibilité auprès du public, trop souvent confronté à une information appauvrie et uniformisée, mise en scène par certains journalistes "vedettarisés" qui, à l’occasion, n’hésitent pas à pratiquer le "bidonnage". Les responsables de cette situation, ce sont les patrons de presse, ces marchands d’images ou de papier imprimé qui encouragent "la chasse au scoop", au détriment de la vérification, de l’analyse et de l’investigation. »

Enfin, le ministre délégué à la communication, Georges Kiejman, donnait lui aussi son avis lors de l’inauguration du nouveau siège de la Commission, déclarant en substance que « c’est au contraire le silence de la Commission qui, en l’occurence, aurait été condamnable ».


Quel « lieu » de réflexion déontologique ?


On l’a constaté, la polémique, apparemment, ne concerne pas le contenu du fameux communiqué de la Commission de la carte : celui-ci appelle simplement les journalistes à faire correctement leur métier. La Commission ne revendique aucune nouvelle disposition législative ou institutionnelle. Pas d’« Ordre » des journalistes (comme il en existe par exemple chez les médecins), suggestion qui revient fréquemment dans les débat où participent des usagers, à laquelle les syndicats représentatifs sont allergiques. Ni une nouvelle loi « toilettant » celle de 1881 sur la liberté de la presse, comme le ministre Kiejman avait pu le préconiser. Tout au plus peut-on percevoir, quand la Commission évoque « un professionnalisme fondé, en principe, sur la connaissance des textes régissant le droit de la communication et l’observance d’une éthique », une allusion à la Charte des devoirs professionnels des journalistes [5]. Or, il y a là une vieille divergence entre les syndicats de journalistes et les employeurs : depuis sa création en 1918, la Charte n’a jamais été reconnue officiellement par les organismes patronaux de presse (sauf quand cela arrange pour prendre en défaut un journaliste), même si les principes qu’édicte cette sorte de serment d’Hippocrate des journalistes sont acceptés par tous. Mais de moins en moins respectés.

La polémique porte plutôt sur le fait même que la Commission de la carte s’exprime sur ce type de sujet. Rappelons que la Commission n’a à juger, pour l’attribution de la carte, que de la réalité de l’exercice rétribué du métier de journaliste [6]. Mais pour les journalistes, la carte est historiquement le signe de la reconnaissance d’un savoir-faire, du respect d’un certain nombre de règles inséparable de l’exercice de la liberté d’informer. D’ailleurs, en 1944-45, la Commission de la carte a fait office de "comité d’épuration" des salles de rédaction [7]. C’est la première fois depuis sa création il y a 57 ans que la Commission publie une mise en garde relative à la déontologie de la profession. Elle est, depuis quelques temps, saisie de ces problèmes tant par des journalistes que des usagers des médias. Devait-elle se « défiler » ? Elle ne l’a pas fait.

Le vrai débat est aujourd’hui, alors que les problèmes déontologiques et éthiques se font de plus en plus aigus, de savoir quel pourrait être le « lieu » d’une « réponse aux dérapages » ?

Pour des raisons différentes, patrons de presse et syndicats de journalistes mettent en avant l’entreprise elle-même. Les patrons de presse préfèrent user des rapports hiérarchiques pour, si besoin est, faire eux-mêmes le ménage, selon des critères qui n’ont souvent qu’un rapport lointain avec la rigueur professionnelle. Ce qui les préoccupe en premier lieu, c’est que personne ne vienne « mettre son nez » dans le fonctionnement de l’entreprise, l’organisation du travail, et par contrecoup la ligne éditoriale. Ils craignent que l’argument déontologique soit un autre moyen de faire du support médiatique « une entreprise pas comme les autres ». C’est donc pour la même raison qu’ils ne reconnaissent pas la Charte et qu’ils persistent à minimiser le prestige de la Carte d’identité des journalistes, et par ricochet, celui de la Commission. En revanche, certaines entreprises ont mis au point leurs propres « codes déontologiques », issus de l’expérience du terrain [8] [9], mais qui mélangent souvent règles éthiques et ligne éditoriale. Ce qui prouve que la Commission n’a pas « inventé » le besoin de régulation. On peut seulement s’interroger si les journalistes doivent changer d’éthique à chaque fois qu’ils changent d’entreprise.

Le problème reste donc entier. Si le « lieu de l’actualisation de la déontologie de la profession » [10] est d’abord la conscience du journaliste et la rédaction, force est de reconnaître que de grands progrès restent à faire, comme reconnaître une réelle autonomie aux équipes rédactionnelles.

La hiérarchie de la rédaction de TF1, en la personne de Gérard Carreyrou, a lancé fin janvier une pétition de soutien à son présentateur vedette après la révélation du trucage de l’interview de Fidel Castro diffusée le 16 décembre 1991. « Le texte n’évoque pas les faits reprochés » à la personne en question mais parle d’une « rédaction attachée plus que toute autre à une déontologie et à une conception pluraliste et sans complaisance de l’information » (Le Monde, 28 janvier 1992). Les signataires « appartenant tous à la hiérarchie de la rédaction", font part de leur « écoeurement » devant « une formidable campagne de dénigrement contre certains journalistes éminents de la chaîne ». Le présentateur du journal de 20 heures « est par la nature de sa fonction une figure emblématique de TF1 », « toute attaque contre lui atteint l’ensemble de l’équipe ». On a fait comprendre à ceux qui, à l’intérieur de l’entreprise, n’étaient pas de l’avis de leur hiérarchie sur cette affaire, qu’ils avaient le droit de se taire.

Du grain à moudre pour une réflexion sur l’« éthique » du journalisme... et de l’entreprise.


L’Envers des Médias (n°7,1992)

 
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Notes

[169 % des personnes interrogées attribuent aux médias une responsabilité importante dans la montée de Jean-Marie Le Pen, 57 % dans la dégradation de l’image de la politique et 56 % dans l’impopularité d’Edith Cresson. 65 % des sympathisants du Front national estiment que les médias ont plutôt aidé M. Le Pen dans sa percée politique. Sondage Sofres, pour Médiaspouvoirs, La Croix et Télérama effectué en novembre 1991 auprès de 1000 personnes majeures (méthode des quotas). Résultats et commentaires notamment dans Télérama n° 2192, 15 janvier 1992.

[2Sur cette « enquête » annuelle, lire « L’arroseur arrosé : le "baromètre" sur les Français et les médias », (1) par Patrick Champagne, (2) par Henri Maler (note d’Acrimed, janvier 2003).

[3Par exemple : Alain Woodrow Information manipulation, Ed. du Félin, 1991 ; Le Monde diplomatique, Manière de voir n° 14, février 1992 ; Le Débat, mai-août 1990 ; Esprit, décembre 1990 ; « Les journalistes sont-ils crédibles ? », Ed. Reporters sans frontières, Montpellier, 1991. Paul Valadier, Inévitable morale, Seuil, 1990 ; Alain Etchegoyen, La Valse des éthiques, Ed. François Bourin, 1991.

[4Voir sur le site de la Commission de la Carte (note d’Acrimed, janvier 2003).

[5La Charte des devoirs professionnels des journalistes (note d’Acrimed, janvier 2003).

[6Voir sur le site de la Commission de la Carte (note d’Acrimed, janvier 2003).

[7Voir un historique, sur le site de la Commission de la Carte (note d’Acrimed, janvier 2003).

[8Vademecum de la presse régionale (édité par le SPQR) ; « Le Fait divers à Ouest France. Dire sans nuire. Montrer sans choquer. Témoigner sans agresser. Dénoncer sans condamner » ; « L’orientation de La Croix » ; « Charte rédactionnelle de Nord Eclair », etc. Cf. Les droits et les devoirs des journalistes. Textes essentiels, Ed. ESJ/CFJ, 1992.

[9Voir « Règles et usages de la presse quotidienne régionale » (note d’Acrimed, janvier 2003).

[10Jean-Marie Charon (in Esprit, dec. 90, pp.75-77) situe quatre « lieux de l’actualisation de la déontologie de la profession » : 1. la conscience personnelle, 2. la rédaction, 3. la profession, 4. la société.

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