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La France, pays des grèves ?

par Ian Eschstruth,

A en croire les médias dominants, les Français sont un peuple par trop contestataire (...en particulier lorsqu’ils protestent contre les réformes néolibérales). Pour France 2, les réformes seraient « impossibles » [1]. La France préférerait « la révolution aux réformes, la guerre sociale aux compromis », confirme Eric Le Boucher dans Le Monde [2]. Le Figaro, lui, nous affirme que le « droit de paralyser » est une « tradition nationale » [3], une analyse confirmée par Christine Ockrent selon qui la « culture du conflit » est une « forme d’infirmité que ne partagent pas nos voisins européens » [4]. « Nul autre pays occidental ne se comporte ainsi », répète encore Denis Jeambar dans L’Express [5]. En somme, la France serait tout le temps en grève, « bloquée », « paralysée ». Le pouvoir serait aux mains de « la rue »...

En compilant les résultats de sept travaux - réalisés essentiellement par des chercheurs en sciences sociales - traitant de la conflictualité dans différents pays industrialisés, nous allons voir quel crédit l’on peut accorder à la doxa médiatique. [Compte-tenu de l’erreur que nous avons commise et que nous corrigeons en fin d’article et ici (7 décembre 2007).]

L’indicateur utilisé dans chacun des cas est le nombre de journées individuelles non travaillées (JINT) rapporté à 1 000 salariés. C’est l’indicateur jugé le plus pertinent à des fins comparatistes par l’ensemble des chercheurs.

Les différents travaux ont été classés par ordre chronologique. La première étude (Sirot, 1998) porte sur 6 pays européens entre 1900 et 1970. Le graphique 1 met en évidence que, durant cette longue période, la France ne s’est jamais distinguée par une activité conflictuelle particulièrement élevée. Selon ces données, seul le Royaume-Uni aurait pu se voir attribuer le titre de « champion de la grève » pour la période 1910-1930, et l’Italie pour les décennies 1950 et 1960.

Graphique 1

Nombre de journées individuelles non travaillées pour 1 000 salariés (1900-1970)

A supposer qu’il soit pertinent d’établir un classement général sur une si longue période (sept décennies), on trouve que c’est l’Italie qui est la plus conflictuelle (graphique 1bis). Elle est suivie du Royaume-Uni. La France, quant à elle, se place en troisième position. Son « taux de grève » est inférieur à la moyenne des six pays.

Graphique 1bis

Classement de 6 pays par conflictualité décroissante(1900-1970)

La deuxième étude (Reynaud, 1982) porte sur les années 1955 à 1977 et concerne 18 pays industrialisés. Le graphique 2 montre que l’Italie confirme son statut de « meneuse des grèves ». Les pays d’Amérique du Nord (Canada et Etats-Unis) apparaissent également parmi les pays les plus fortement conflictuels. Comme pour la période précédente, la France se situe en dessous de la moyenne (151 JINT pour 1 000 salariés contre 229). Et elle se classe au 10e rang sur 18.

Graphique 2

Classement de 18 pays par conflictualité décroissante (1955-1977)

Michel Lallement (1995) fournit des statistiques pour 18 pays durant les décennies 1970 et 1980 (graphique 3). On retrouve là encore l’Italie en tête, toujours suivie du Canada. L’Espagne et la Grèce n’avaient pas été étudiées par les deux précédents travaux. Elles apparaissent ici respectivement en troisième et quatrième places. Selon ces statistiques, la France occupe la 11e position ; elle est 7,6 fois moins conflictuelle que l’Italie, 3,2 fois moins que le Royaume-Uni et 1,6 fois moins que les Etats-Unis.

Graphique 3

Classement de 18 pays par conflictualité décroissante (1970-1988)

La quatrième étude a été menée par Maximos Aligisakis (1997). Elle porte sur la période 1970-1993 (graphique 4). Selon le classement, la France est en 10e position sur 18. Son nombre de journées individuelles non travaillées pour 1 000 salariés est de 121 contre 317 pour l’ensemble des pays. Signalons qu’Aligisakis construit un indicateur plus complexe combinant le « taux de grévistes », le « taux de journées perdues », la « mobilisation des grévistes » et la « détermination des grévistes ». Il lui donne le nom d’« indice général de conflictualité ». Selon cet indice, la France se retrouve en queue de peloton (au 16e rang sur 18), parmi les « pays à très faible conflictualité », aux côtés du Portugal, de la Suisse et du Luxembourg (1997, p. 96).

Graphique 4

Classement de 18 pays par conflictualité décroissante (1970-1993)

Les statistiques rapportées par Udo Rehfeldt (1995) concernent 15 pays industrialisés entre 1984 et 1993. Un redressement statistique a été opéré par Acrimed afin d’inclure, pour la France, les grèves du secteur public (qui, initialement, n’avaient pas été comptabilisées). L’Hexagone occupe la 10e place (graphique 5). Elle reste un pays assez peu conflictuel : plus « calme » que le Royaume-Uni, que la plupart des pays scandinaves (Norvège, Suède, Danemark) et à peu près au même niveau que l’Allemagne.

Graphique 5

Classement de 15 pays par conflictualité décroissante (1984-1993)

Le dernier classement (graphique 6) compile les données de deux sources (Lecou, 2003 et Carley, 2005). Il concerne la période la plus récente (1998-2004). Pour la première fois, de nombreux pays de l’Europe de l’Est ont été étudiés : la Hongrie, la Roumanie, la Slovénie, l’Estonie, la Pologne, la Lituanie et la Slovaquie. Ce sont des pays dans lesquels la conflictualité est particulièrement faible. Cela explique que la France remonte dans le classement : elle est en 10e position sur 25 (donc dans la moitié qui fait le plus grève). Elle conserve malgré tout une conflictualité inférieure à la moyenne européenne (37 JINT pour 1 000 salariés contre 43).

Graphique 6

Classement de 25 pays par conflictualité décroissante (1998-2004)

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S’agissant du classement ci-dessus, Acrimed s’est trompé . Petites inexactitudes ou grosses erreurs : quand nous nous « plantons », nous le disons. Explications.

les données utilisées pour construire le graphique 6 (Classement de 25 pays par conflictualité décroissante (1998-2004)) se basent sur les statistiques de l’Observatoire européen des relations industrielles (OERI) [6]. Etrangement, ces données ne comprenaient pas, pour la France, les grèves de la fonction publique (bien qu’elles soient disponibles depuis 1982 !) et cela n’était pas signalé au lecteur de manière explicite (une vague formule de l’OERI se contentait de dire que « des parties du secteur public sont exclues »).

Alors que nous aurions dû corriger l’erreur en procédant, comme pour la plupart des autres graphiques de cet article, à un redressement statistique ad hoc, nous avons été conduits à simplement reproduire cette omission. Ayant été avertis par un blog de jeunes économistes, nous avons réexaminé les données. Après redressement, il s’avère que, pour la période 1998-2004, la France n’est pas en 10e position concernant la conflictualité mais serait, en moyenne sur ces six années, 3e sur 25, juste derrière le Danemark et l’Espagne. Il faut néanmoins préciser que, si des redressements ont été réalisés pour les données françaises, il n’a pas été possible à Acrimed de corriger les divers biais signalés pour les autres pays. Par conséquent, si la France n’est peut-être pas en 10e position, il y a quelques raisons de douter du fait qu’elle serait 3e.

Acrimed, le 7 décembre 2007.

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 Après le passage en revue de ces sept études comparatives, il est clair que la grève, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, ne peut pas être considérée comme un « sport national français ». Tout au long du XXe siècle, la France est globalement restée dans la moyenne basse des pays industrialisés.

Une autre conclusion qui peut être tirée de ces statistiques est que la « culture de la négociation », tant vantée par les médias, n’empêche pas, loin s’en faut, les conflits sociaux. Le fait de négocier avant n’empêche pas de faire grève. Ainsi, le graphique 6 (ci-dessus) fait apparaître que les pays scandinaves sont relativement conflictuels : le Danemark est en tête du classement, la Norvège est 4e et la Finlande 7e. Ainsi, la « culture de la négociation » n’implique pas forcément une « faible intensité conflictuelle ». Et, à l’inverse, la « culture de la confrontation » (tant décriée par les médias français) n’engendre pas automatiquement une « forte intensité conflictuelle ».

Autant d’observations qui tendent à montrer que, lorsqu’ils évoquent les grèves, les grands médias préfèrent la « culture de l’ignorance » à celle de l’exactitude.

Ian Eschstruth


Nota Bene (31 mai 2007) : Une version plus détaillée de cet article est paru sous le titre « La France, pays des grèves ? Etude comparative internationale sur la
longue durée (1900-2004) » dans la revue Les Mondes du Travail, n° 3/4, mai 2007, pp. 51-62.


Cet article est tiré d’une étude plus détaillée que l’on peut consulter à l’adresse suivante :
http://coursdesocio.online.fr/Devoirs/La_greve.zip.


Références des sept études citées :

- Aligisakis Maximos, « Typologie et évolution des conflits du travail en Europe occidentale », Revue internationale du travail, Vol. 136, n°1, printemps 1997, pp. 79-101
- Carley Mark, « Évolution de la situation en matière d’actions syndicales - 2000-2004 », site internet de l’OERI (Observatoire européen des relations industrielles), 2005
- Lallement Michel, Sociologie des relations professionnelles, Paris, La découverte, coll. « Repères », 1995 (p. 77, notamment)
- Lecou Robert, député, Rapport d’information sur le service minimum dans les services publics en Europe, Assemblée nationale, 4 décembre 2003 (pp. 58-63, notamment)
- Rehfeldt Udo, « Cycle des grèves et cycle économique », Chronique internationale, IRES, septembre 1995, 2e publication : « Cycle des grèves et cycle économique », Problèmes économiques, n°2467, 10 avril 1996, pp. 15-19 (p. 18, notamment)
- Reynaud Jean-Daniel, Sociologie des conflits du travail, PUF, 1982 (p. 28, notamment)
- Sirot Stéphane, « Emploi ouvrier, syndicalisation et grèves en Europe occidentale de 1880 à 1970 : entre rapprochements et creusement des singularités », in Cahiers d’histoire, n°72, « Industrialisation et sociétés. 1880/1970 », 1998, pp. 23-47 (p. 37, notamment)

 
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Notes

[1« Pourquoi est-il impossible de réformer la France ? », Mots croisés, France 2, 23/06/2003.

[2Eric Le Boucher, « Retraites : le goût français pour l’affrontement », Le Monde, 25-26/05/2003, p. 26.

[3Stéphane Mandraud, « Le droit de paralyser », Le Figaro, 17/02/2004.

[4Christine Ockrent, Les Grands patrons, Plon, 1998, p. 8.

[5Denis Jeambar, « Exception gauloise », L’Express, 05/06/2003.

[6cf., pour la période 1998-1999, Robert Lecou, « rapport d’information sur le service minimum dans les services publics en Europe », enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 4 décembre 2003, tableau 3 ; et, pour la période 2000-2004, Mark Carley, « Évolution de la situation en matière d’actions syndicales - 2000-2004 », site internet de l’OERI, 15/08/2005, tableau 4.

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