Accueil > Critiques > (...) > 2006 : Mobilisations contre le CPE et la précarité

Paroles d’expert : Daniel Sibony, « écrivain, psychanalyste » (21 mars)

Dans les pages « Rebonds » de Libération, le 21 mars 2006, on pouvait lire une « tribune » de Daniel Sibony, « écrivain, psychanalyste », qui, en cette double qualité, se prononce sur le CPE sous le titre « Pourquoi la fourmi n’a-t-elle pas embauché la cigale ? »

Le psychanalyste parle

On ne se rend pas compte immédiatement que c’est le psychanalyste qui parle, quand il affirme que l’affrontement autour du CPE est le produit d’un malentendu entre

- les jeunes qui ont raison d’être en colère, car si le CPE « n’aggrave rien, n’arrange rien », il « officialise une réalité injuste par l’Etat ».
- les employeurs qui ont raison de ne pas embaucher, car le droit du travail est un « droit draconien qui fait d’une vraie embauche un acte très coûteux et un mariage à vie ; qui empêche de congédier un employé-poids-mort-qui-ne-fait-pas-de-fautes-graves [1]. »

Quand soudain il lâche :

« On a compris depuis longtemps qu’il n’y a pas qu’un face-à-face entre des bras nus et un capital vorace ; il y a quelque chose que Marx n’a pas étudié : la mise en place de l’espace de travail, du décor pour s’activer ; la mise en acte du risque à prendre pour entreprendre de donner du travail à soi-même et à d’autres. Ce facteur de mise en place ou en scène perturbe le face-à-face fantasmé entre la sueur du prolétaire et la plus-value qu’on en fait. Ce qui subvertit ce face-à-face, c’est la création d’un espace de rencontre dynamique et jouable  ; ce sont toutes les initiatives pour produire des lieux de travail où se crée de la valeur. »

Traduit en langue profane, ce bavardage qui barbouille Marx avec une teinture de psychanalyse et de « management », ne veut rien dire, sinon que ce sont les entrepreneurs qui créent des entreprises.

L’écrivain fabule

Mais, décidément, tout cela est « un peu triste ». Et pour détendre l’atmosphère, Daniel Sibony termine son article par une parabole, une « note gaie », citée ici en entier :

« Version française de la Cigale et la Fourmi :

La fourmi travaille dur tout l’été pendant la canicule : elle construit sa maison et prépare ses provisions pour l’hiver. La cigale pense que la fourmi est stupide ; elle rit et joue tout l’été. L’hiver venu, la fourmi est au chaud et bien nourrie. La cigale grelotte et finit par convoquer une conférence de presse, où elle demande pourquoi la fourmi a le droit d’être au chaud et bien nourrie alors que les autres, moins chanceux, comme elle, ont froid et faim. La télévision organise des émissions en direct montrant la cigale grelottante et elle passe des extraits vidéo de la fourmi bien au chaud dans sa maison avec une table bien garnie. Les français sont frappés de ce que, dans un pays riche, on laisse souffrir la cigale tandis que d’autres ont tout ce qu’il faut. Les associations manifestent devant la maison de la fourmi. Des journalistes multiplient les interviews demandant pourquoi la fourmi est devenue riche sur le dos de la cigale, et interpellent le gouvernement pour qu’il augmente les impôts de la fourmi afin qu’elle paye sa « juste part ».

En réponse aux sondages, le gouvernement vote une loi sur l’égalité économique et une contre la discrimination. Les impôts de la fourmi sont augmentés, elle reçoit une forte amende pour n’avoir pas embauché la cigale comme aide. La maison de la fourmi est saisie par les autorités, elle n’a pas de quoi payer son amende et ses impôts. Elle quitte la France pour s’installer avec succès en Angleterre. La Télé fait un reportage sur la cigale qui va mieux : elle est en train de finir les dernières provisions de la fourmi bien que le printemps soit encore loin. L’ancienne maison de la fourmi, devenue logement social pour la cigale, se détériore car cette dernière n’a rien fait pour l’entretenir. Des reproches sont faits au gouvernement pour le manque de moyens. Une commission d’enquête est mise en place, cela coûtera 7 millions d’euros. En attendant, on dénonce l’échec du gouvernement à redresser le problème des inégalités. Heureusement, un Premier Ministre hardi fit un plan, etc. »

Remarquons que Sibony ne va pas jusqu’à la morale de La Fontaine : Et bien, dansez maintenant. Qui sous-entend la mort de la cigale. Si vous n’arrivez pas à arrêter votre fou rire (jaune) suite à cette « note gaie », revenez sur le site dans un jour ou deux.

La solidarité entre les membres d’une société est réduite ici à l’exploitation des travailleurs par les fainéants. Et donc toute solidarité, tout partage entre riches et pauvres sont sources d’injustice, et de ruine générale. Vive, donc, le chacun pour soi...

Questions

Pourquoi un texte d’une telle vacuité a-t-il été publié dans un quotidien national ? Quels sont les critères qui ont présidé au choix d’être publié (faisons l’hypothèse que Libé ne manque pas de papier pour ses pages Rebonds) ? Nous n’y voyons qu’une seule raison : la notoriété de l’auteur (« écrivain psychanalyste »). C’est, au fond, l’argument d’autorité. Comme c’est quelqu’un de connu, qui a produit des écrits respectables dans sa spécialité, il peut dire les pires bêtises sur un sujet qu’il ne connait visiblement pas : elles sont dignes d’être publiées.

Et ensuite, on s’étonne que les citoyens ne veulent plus payer pour lire cela et se tournent vers les gratuits...

Lionel Brabant

 
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Notes

[1Les tirets qui relient tous les mots de l’expression ont comme effet d’enlever toute humanité de celui dont on parle. Cela devient un archétype figé, et non pas un être humain qui a sans doute des raisons (justifiées ou non) d’être un poids mort dans son entreprise.

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