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Acrimed en débat

Comment se réapproprier démocratiquement l’information ?

par Pascal Durand,

« Acrimed en débat » : Nous publions et publierons dans cette rubrique des contributions des adhérents de notre association (ou de correspondants dont le point de vue est proche du nôtre) pour participer à la relance du débat public sur des propositions de transformation de l’ordre médiatique existant. (Acrimed)

S’interroger sur les rapports entre médias et pouvoir(s), entre presse et idéologie dominante, entre discours journalistique et discours économico-politique ambiant demande, avant toute chose, de remettre les pendules à l’heure et de battre en brèche certaines opinions trop reçues, qui font obstacle au débat plus qu’elles ne l’alimentent. Cette mise au point pourrait commencer en épinglant trois phénomènes emblématiques.

Trois phénomènes emblématiques

Soit, d’abord, le phénomène Berlusconi, qui représente, en Europe, le laboratoire du cauchemar politico-médiatique qui s’annonce : celui d’un gouvernement gérant l’État comme s’il s’agissait d’une entreprise et celui d’un chef de gouvernement qui est en même temps patron d’un important groupe médiatique. L’articulation est étroite ici entre trois domaines qu’il est convenu, ordinairement, de dissocier : l’État (pensé désormais comme simple lieu d’une pure « gouvernance »), le monde économique (pensé comme extérieur à l’État, qu’il soumettrait sans doute, mais par une prise externe au monde politique) et le monde des médias (pensé comme extérieur aux deux sphères précédentes et comme contre-pouvoir aux deux pouvoirs de l’économie et de la politique). Certes, il est convenu de penser que Berlusconi représente une sorte de monstruosité locale, mais c’est dans l’oubli qu’il incarne, de la manière la plus évidente, le rapprochement qui s’est effectué, ces dernières années, avec le tournant néo-libéral, en direction d’une intrication étroite des trois pouvoirs médiatique, politique et économique [1]. Qu’on ait vu ces jours-ci une alliance se dessiner entre Berlusconi et les néo-fascistes italiens n’a rien, en ce sens, d’une péripétie politique : cette opération met en évidence l’alliance objective toujours prête à se rétablir entre la droite dite moderne quand elle détient un pouvoir exorbitant (et singulièrement quand elle se sent en risque de décliner) et l’extrême-droite la plus archaïque.

Le deuxième phénomène est celui de la prise de contrôle grandissante, sur le champ des médias, de grands groupes industriels - certains, en France notamment, spécialisés dans l’armement : songeons à Lagardère et à Dassault. Cette prise de contrôle n’est plus à craindre ni à démontrer : elle est un fait avec lequel il faut compter et auquel toute personne attachée au pluralisme démocratique se doit de réagir. La seule nouveauté, pour l’heure, est sans doute le cynisme avec lequel les patrons en charge des outils de formation de l’opinion publique s’autorisent à définir leur rôle. Patrick Le Lay lâchait le morceau il y a deux ans : TF1, expliquait-il, a pour fonction de vendre à Coca Cola du temps de cerveau humain disponible. Ce qui est la stricte vérité, pour consternante qu’elle soit. L’erreur serait de croire que TF1 est seule à occuper ce créneau et que sa présence dans le champ médiatique reste sans effets sur l’ensemble des autres médias. Il y a peu, Serge Dassault entendait mettre au pas Le Figaro, cette officine bien connue de la pensée gauchiste : il faut, déclarait-il, propager des « idées saines » (on devine lesquelles). Ce qu’il est convenu d’appeler la « pensée unique » a de beaux jours devant elle : voici qu’à présent tout l’appareil médiatique lui est acquis à peu de chose près, avec ses éditorialistes distingués, ses journalistes d’investigation spectacle et ses tribunes largement ouvertes aux hérauts de la « révolution conservatrice » et aux fast thinkers de la mondialisation heureuse, de la pureté dangereuse ou de la défaite de la pensée.

Un troisième phénomène est celui de la précarisation des effectifs journalistiques, qui réduit les rédactions salariées à portion de plus en plus congrue et voit s’augmenter la contribution à l’espace médiatique de pigistes mal payés, tenus de produire à grande vitesse un nombre croissant d’articles et qui apparaissent donc comme les victimes toutes désignées de leur manipulation par les experts de la communication, qu’ils soient attachés au monde politique ou au monde entrepreneurial, et qui sont souvent d’anciens journalistes convertis, connaissant toutes les ficelles du métier ainsi que les contraintes objectives qui pèsent sur leurs anciens confrères. La tentation sera grande, pour ces pigistes soumis à cadence rapide, de recycler sans recul les dossiers de presse qui leur sont transmis et qui comportent de plus en plus souvent des articles clé sur porte, qu’il leur suffit de reprendre et d’adapter à la va-vite. Cette accélération de la production journalistique, qui va de pair avec une accélération de la rotation générale des informations, comporte un autre danger, bien avéré et chaque jour davantage : celui de voir les journalistes pratiquer leur métier sans recul (ils n’en ont plus guère le temps) et dans des contraintes de temps et de longueur qui sont objectivement favorables au recyclage de pensées toutes faites, de lieux communs dominants (la pensée complexe demande du temps et de la longueur ; le lieu commun, lui, se reproduit par réflexe et est reçu d’autant plus aisément par le lecteur comme vérité naturelle qu’il s’adapte à ses catégories de pensée et d’appréhension du monde).

L’apparition des journaux dits gratuits doit également inquiéter. En régime de marché, la gratuité se paie toujours tôt ou tard. Ces journaux, simples sacs à pubs, pratiquent l’information brève, rapide - donc conforme au discours dominant ressassé partout -, et produisent l’illusion d’une presse diversifiée et ouverte à tous là où prime, en réalité, un monde médiatique soumis à quelques titres assez substituables les uns aux autres et qui se donnent pour quotidiens de pure information alors que la distinction entre « information » et « opinion » relève largement d’une construction professionnelle et que s’il y a lieu de craindre quelque chose, ce ne sont pas des journaux d’opinion (il n’y en a pas d’autres), mais la soumission de l’ensemble des journaux à une opinion si dominante et si commune qu’elle se fait oublier comme « opinion ».

Inverser le processus ?

Si la déontologie des professionnels de l’information suffisait à faire obstacle aux pressions plus ou moins senties que cette concentration des médias et ces conditions de l’exercice journalistique tendent à faire peser sur les rédactions, cela se verrait. À lire d’un œil attentif ce que la presse propose en fait de commentaire politique ou économique, rien n’indique qu’il en va de la sorte : hormis sur quelques points mineurs de désaccord, un même diapason règle le concert journalistique, qu’il s’agisse par exemple du débat sur la Constitution européenne, des élections en Ukraine, des politiques de « flexibilité » de l’emploi ou encore des « réformes » à mettre en œuvre en matière de sécurité sociale et de régime des retraites, dont tous les éditorialistes des journaux de référence ont d’ores et déjà tranché (on devine en quel sens). C’est qu’ils appartiennent, bien évidemment, au « cercle de la raison », dont se tiennent éloignés, à leurs dépens, ceux qui demeurent cramponnés aux « acquis sociaux » et aux mots d’ordre syndicaux comme à des bouées plombées et qui persistent, par un mystérieux aveuglement, à ne pas voir dans l’économie de marché l’expression pratique et la condition nécessaire de cette grande chose abstraite qu’est la démocratie.

Penser en termes de « pressions » et de résistance possible à ces dernières, c’est faire peu de cas, au demeurant, de la dimension largement inconsciente des mécanismes qui président à l’exercice et à l’efficacité de ces « pressions ». Non seulement les plus hauts responsables des rédactions n’ont pas à recevoir de consignes, d’où qu’elles viennent - s’ils ont eu accès à ces postes de décision, c’est qu’ils avaient fait la preuve de leur adhésion au système qui les emploie -, mais encore le journaliste, comme tout agent social, est porté à faire spontanément ce qu’il fait, à penser spontanément dans le sens qu’il suit, en raison des contraintes incorporées de son habitus professionnel, qui lui dictent aussi bien l’appréhension spécifique du monde qui est la sienne que les modes de construction et d’écriture des informations dont il pense n’être que le relais neutre.

La presse, contrairement à la représentation reçue, contrairement aussi à l’idéologie de la transparence référentielle dans laquelle communient les journalistes et leur public, n’est pas un miroir du monde, la transposition neutre en discours et en rubriques d’un ensemble de faits dans lequel se résumerait l’actualité observable : elle est une vitrine du monde - comme telle, tributaire d’une disposition et d’une mise en scène spectaculaires - et derrière laquelle il n’y aurait pas d’autres articles en magasin ni en stock. Nous ne savons en gros du monde que ce que la presse nous en dit par sélection, hiérarchisation et mise en forme. Et ces processus de sélection, de hiérarchisation et de mise en forme sont gouvernés par l’habitus proprement journalistique, tel qu’il est suractivé par l’évolution ambiante : vision événementialiste de la réalité, vision individualiste du monde social (qui réduit par exemple la politique à l’affrontement de personnalités contrastées) et relative allégeance aux élites dirigeantes, que nombre de journalistes, au plus haut niveau des rédactions, fréquentent à la fois du fait des routines de leur métier et du fait de leur appartenance à certains cercles de décision et de débat qui font l’actualité et l’opinion.

« L’œil ne se voit pas lui-même », écrivait Shakespeare (Jules César, I, 2). Comprenons ici que nos outils d’appréhension du réel interviennent sur le réel et s’ajoutent à lui et que, dans le cas du journalisme, les catégories de perception du monde qui lui sont propres ont cette particularité d’imposer leurs propres produits et cadres de représentation à l’ensemble des récepteurs du discours médiatique. Nul besoin d’une « théorie du complot », ce monstre du Loch Ness si volontiers brandi par les journalistes lorsqu’on s’attache à étudier leurs modes de fonctionnement collectif, pour rendre compte des effets de cet habitus et du redoublement de force que ces effets reçoivent de l’évolution actuelle d’un marché de la presse de plus en plus soumis au diktat du rendement commercial.

La question, en somme, n’est plus de se demander quelle emprise le credo politico-économique ambiant exerce sur la ligne des grands journaux. Elle est, désormais, d’envisager les moyens d’en inverser les processus ou, du moins, d’en maîtriser les effets. Des pistes existent en ce sens, dont certaines relèvent de la simple application des législations existantes et dont d’autres appellent un volontarisme démocratique. En voici quelques-unes, indiquées à grands traits, ne serait-ce que pour alimenter un débat qui se voit le plus souvent enfermé dans des oppositions binaires simplistes - Marché vs État, Médias privés vs Pravda, Libéralisme vs Totalitarisme, etc. - ou réduit à de pures incantations déontologiques, éthiques ou « citoyennes », selon les mots clichés de la nouvelle vulgate, qui forment autant d’écrans de fumée entre l’ordre des choses tel qu’il s’impose et la perception imposée de cet ordre.

Six pistes

1) L’application des règles en vigueur dans la profession serait un premier pas. La carte de presse, par exemple, ne peut être décernée qu’à des professionnels tirant l’essentiel de leurs revenus de leur activité journalistique - par exclusion des « ménages » (prestations rémunérées au profit de tiers, de grandes entreprises, etc.). Or, à la simple application de ce critère, nombre de grands journalistes vedettes de la scène française, pour s’en tenir à elle, devraient se voir retirer leur accréditation journalistique. Dans le même sens, les principes de base voulant qu’un journaliste s’abstienne de rendre compte d’une manifestation ou d’une publication intéressant le groupe qui l’emploie et qu’un chroniqueur politique, par exemple, n’entretienne aucun lien organique, personnel ou institutionnel, avec sa sphère d’observation devraient être inconditionnellement appliqués ;


2) Il est urgent d’installer un Conseil Supérieur des Médias, rassemblant des représentants de la profession, démocratiquement élus par leurs pairs, des intellectuels, des citoyens. Cette haute autorité se tiendrait notamment à l’écoute des journalistes de base, souvent précarisés et mieux informés que quiconque des dérives de la profession qu’ils ont embrassée. Au regard des avis rendus par cette instance, il reviendrait à l’État de casser les prises de participation monopolistiques, de supprimer les aides publiques en direction des médias au service d’intérêts privés et de favoriser, dans un esprit de pluralisme, les médias non commerciaux. On doit s’inquiéter, en particulier, de voir l’ensemble du champ de la communication et de l’édition passer sous le contrôle d’industriels de l’armement ou des travaux publics. Les journaux ou les télévisions du groupe Bouygues, du groupe Lagardère ou du groupe Dassault, les maisons d’édition gérées par Ernest-Antoine Seillière ne sont pas les « danseuses » de quelques entrepreneurs se divertissant dans la production de biens symboliques. Ces grandes entreprises, singulièrement dans le domaine de l’armement, ont pour clients les États et la presse représente pour eux un moyen efficace de peser sur les décisions politiques (y compris les plus belliqueuses et, en tout cas, les plus coûteuses, aux dépens des moyens à allouer à l’éducation, à la culture, au social, etc.), tant elles peuvent compter, en maîtrisant les moyens d’accès à l’espace public, sur l’empressement d’hommes politiques convertis en communicateurs de leurs propres ambitions et qui ont tout à attendre, non de leur présence sur le terrain, mais de leur présence massive dans les grands médias nationaux. Nicolas Sarkozy n’est pas encore le Berlusconi français ; mais il en a déjà les stratégies, avec l’intervention de médias dociles ;

3) Le développement de médias alternatifs, sur Internet ou d’autres supports, constituent une autre piste à suivre, et de façon d’autant plus urgente que la presse, institution par laquelle se parlent toutes les institutions, est actuellement un pouvoir sans contre-pouvoir, dans la mesure où la critique des médias, quand elle n’est pas pratiquée par les médias eux-mêmes sous une forme qui tient de ce que Roland Barthes appelait la « vaccine » (confesser des dysfonctionnements locaux pour dénier ou occulter des aberrations générales de structure et de fonctionnement), n’a accès à la sphère publique que par le filtre de ces mêmes médias. On gardera cependant à l’esprit que les médias alternatifs ne représentent qu’une solution de rechange, susceptible de servir d’alibi aux médias commerciaux - de la même façon qu’Arte sert au fond d’alibi culturel à France-Télévision. Ces médias alternatifs n’en représentent pas moins la possibilité d’une reconquête de l’expression journalistique par des acteurs et des groupes n’appartenant pas aux seules classes moyennes dans lesquelles se recrutent la plupart des journalistes, avec les effets sociaux et idéologiques qui découlent de ce recrutement : révérence toute particulière à l’égard des classes dominantes et répulsion à l’égard des classes dominées, portant par exemple à ne représenter les mouvements sociaux que sous forme individuelle ou paroxystique, ou à indexer au registre dégradant du « populisme » tout discours prenant fait et cause pour le peuple dans l’oubli que celui-ci constitue le principe de souveraineté sur lequel repose toute démocratie ;

4) Dans les universités et les grandes écoles spécialisées, il est impératif de veiller à une solide formation critique des aspirants au journalisme. Cet impératif exige, notamment, que des moyens publics soient alloués à la recherche autonome et qu’un veto soit opposé à l’intrusion de chaires privées dans ces domaines du savoir. L’enseignement des techniques du métier devrait de préférence y être confié à des professionnels de la base plutôt qu’à des représentants de l’élite du monde journalistique ;

5) Une circulation plus équitable de la recherche en sociologie et en théorie critique des médias - comme aussi en sémiologie non contemplative - serait un autre grand apport. Les professionnels ont beaucoup à retirer de ces recherches, dont ils n’ont le plus souvent connaissance que par les comptes rendus hâtifs et caricaturaux qui en sont faits par leurs pairs ou par des chercheurs concurrents mieux disposés à l’égard du « monde comme il va ». Il est frappant de constater que les acquis de cette recherche, quand ils ne sont pas passés sous silence, sont filtrés par les journaux eux-mêmes, dans une situation semblable à celle qui verrait les propositions de l’opposition n’être relayées que par les attachés de communication du gouvernement. Les médias dominants, qui aiment à se présenter comme un contre-pouvoir et comme le lieu d’une critique démocratique de tous les pouvoirs institués, sont sans doute l’instance sociale qui tolère le plus difficilement que la critique soit retournée contre elle. Ayant droit de vie et de mort sur toute prise de position publique, ils sont portés à n’admettre le débat sur les médias que dans la mesure où celui-ci ne touche pas à l’essentiel et, lorsque place est faite à des voix dissonantes, c’est d’emblée pour en simplifier le propos ou pour le noyer dans un faux débat opposant, dans les forums des grands journaux, d’un côté les tenants d’une liberté de la presse intangible et incontestable et, de l’autre, les tenants d’une critique dite radicale des médias réduits à des caricatures aisément condamnables ou ridiculisables ;

6) C’est à une reconquête du temps médiatique qu’il convient de travailler sans délai. L’accélération du rythme de rotation des nouvelles, la religion du scoop et du direct, l’impératif de la concision et de la sensation sont favorables à la pensée stéréotypée, aux clichés et aux faits d’adhésion spontanée à la pensée conforme. Cette reconquête appelle en particulier à une coopération étroite des intellectuels et des journalistes de base. Aux premiers de refuser les conditions de débat biaisées et de résister aux gratifications de la pensée formatée pour les médias. Aux seconds de se fédérer dans leurs rédactions, à l’échelle nationale et internationale, pour exiger des conditions de travail acceptables et secouer le joug des structures actuelles du champ médiatique. La qualité de l’information, facteur essentiel de la vie démocratique, est à ce prix - de même que la reconquête, par les journalistes, de l’aura de leur profession, que compromettent, bien plus que tel faux charnier, les connivences avec les pouvoirs et les accommodements avec l’esprit critique dont les plus « médiagéniques » d’entre eux ne craignent pas de se prévaloir.

Pascal Durand

Professeur à l’Université de Liège (Département des Arts et Sciences de la Communication)

 
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Notes

[1Voir Pierre Musso Berlusconi, le nouveau Prince, Éditions de l’Aube, 2004, 208 pages, 17 Euros. Et aussi, du même, « Le phénomène Berlusconi : ni populisme ni vidéocratie, mais néo-politique », dans Peuple, populaire, populisme, dossier de la revue Hermès (sous la dir. de P. Durand et M. Lits), CNRS Éditions, n° 42, 2005, p. 172-180.

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