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L’édition à l’heure des trous noirs

par Pascal Durand,

Tant en France qu’en Belgique, les concentrations éditoriales sont à l’ordre du jour. Évolution logique pour les uns. Mise en coupe réglée du pluralisme pour les autres. Le plus grand péril qui menace l’édition est avant tout celui d’une perte d’autonomie à l’égard de contraintes qui ne sont pas seulement économiques et financières. On a raison de s’en inquiéter.

En novembre 1999, un coup de tonnerre ébranlait le ciel éditorial de la Belgique francophone : les vénérables éditions Casterman, installées à Tournai depuis la fin du 18ème siècle, venaient d’être rachetées par Flammarion. L’un des rares fleurons durables de l’édition belge, l’un des piliers les plus solides du marché de la bande dessinée, que l’on croyait protégé par sa taille économique et son prestige accumulé dans un secteur traditionnellement porteur en Belgique, passait ainsi sous le contrôle d’un groupe français, lequel devait, quelques semaines plus tard, être absorbé par le groupe italien Rizzoli (RCS Media Group).

À en croire Pierre Hazette, en charge à l’époque de la Culture, il n’y avait pas là de quoi fouetter un chat. Les dessinateurs et scénaristes, disait-il, trouveraient désormais à être publiés à Paris et s’en trouveraient aussi bien, sinon mieux. Cette évolution était inscrite dans l’azur (et plus exactement les étoiles) du ciel européen. Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes économiques possibles. Le ministre des Arts et des Lettres n’eut pas un mot, par contre, pour saluer le patrimoine culturel que représentait cette vieille maison, ni pour s’alarmer de voir le seul secteur éditorial belge de portée internationale à son tour satellisé par le champ éditorial franco-parisien, dont chacun sait la force d’attraction énorme qu’il exerce sur l’édition plus spécifiquement littéraire. Avaient déjà précédé dans ce même mouvement, les éditions du Lombard, aspirées dans le tourbillon du groupe Média-Participation (ex Ampère). Et allait suivre en juillet 2004 le rachat des éditions Dupuis au baron Albert Frère, cette dernière opération faisant de Média-Participations le premier groupe européen de la bande dessinée.

Un inégal rapport de forces

Jusque-là, historiquement comme synchroniquement, l’édition en Belgique présentait une inégale répartition des forces entre édition paralittéraire et édition littéraire. Puissance des genres mineurs d’un côté : ceux de la bande dessinée (Casterman, Dupuis, Le Lombard), du livre pour la jeunesse (Marabout, Duculot, Hemma), du livre d’actualité (Luc Pire) et du livre scolaire ou universitaire (Labor, De Boeck). Faiblesse des genres majeurs de l’autre : ceux de la littérature, dispersés entre plusieurs petites maisons à faible rayonnement (Les Éperonniers, Talus d’approche, Le Pré aux Sources, Luce Wilquin ou le Daily-Bul) et ceux de l’essai lettré ou de création (Mardaga, Complexe, La Lettre volée, Yellow Now). Entre ces deux pôles, un semis de micro-niches éditoriales, donnant pour les unes dans l’édition locale à compte d’auteur (Dricot) et pour d’autres, à leur échelle, dans de plus ambitieuses stratégies pensées en termes de genres (ainsi du théâtre aux éditions Lansman ou de la poésie aux éditions de l’Arbre à Paroles).

Cette répartition du marché apparaissait comme le double résultat d’une histoire et d’un rapport de forces déséquilibré. L’histoire d’un secteur régional/national sous contrainte, tardivement constitué au tournant des 19ème et 20ème siècles [1] et qui, placé dans l’orbite de la puissante édition française, dotée d’un plus fort pouvoir de « griffe » aux yeux des écrivains belges aspirant à la consécration intellectuelle ou littéraire, n’avait pu maintenir une emprise durable que sur le domaine des genres traditionnellement dominés (BD, paralittérature, livres instrumentaux) ou sur celui des productions adossées aux deux institutions de l’École et de l’Université. De sa misère de position plus que de condition, l’édition belge était parvenue à tirer quelques atouts : une moindre soumission aux modes hexagonales, le maintien d’un esprit frondeur hérité des aventures surréalistes et de Cobra (au Daily-Bul ou aux Marées de la Nuit, par exemple) et, surtout, une grande inventivité, doublée d’une excellence technique dans le registre des productions graphiques et du livre pour la jeunesse.

L’évolution récente du marché de l’édition incite à retoucher ce tableau et montre que la Belgique n’est pas à l’abri des processus de restructuration et de concentration dont ce secteur fait l’objet à l’échelle internationale.

Les faillites plus ou moins récentes des éditions Quorum, Artis Historia ou du Grand Miroir, le marasme financier de La Renaissance du Livre, mais aussi la léthargie dans laquelle est entrée une enseigne de renom telle que Les éperonniers (ayant pris la suite des éditions Jacques Antoine) ne constituent, dans ce cadre, que des épiphénomènes, regrettables sans doute, mais imputables à des facteurs locaux et individuels plutôt que structurels. Problèmes de gestion, d’ambitions surdimensionnées ou de contingences personnelles. Plus significatives et inquiétantes sont, en revanche, l’absorption des industries de la bande dessinée par de grands groupes ou le tout récent rachat des éditions Labor par une société spécialisée dans le packaging éditorial et les opérations de promotion de presse (TXT Média Services). Une logique macro-économique est ici à l’œuvre, dont le champ d’action dépasse de toutes parts les frontières de la Communauté française de Belgique.

« L’édition échappe à l’édition »

La voracité commerciale des grands groupes - doublée d’une croisade proprement religieuse dans le cas du fondateur du groupe Média-Participations, dont la rencontre avec Jean-Paul II stimula l’ambition de reconquérir l’ensemble du marché des publications destinées à la jeunesse - n’est pas seule en cause. Et ne sont pas seuls en jeu les processus de regroupement, de rachat ou de prise de participation, tout portés qu’ils soient par une logique de profit et de compétition internationale. Le rachat de Labor par TXT, fût-ce avec l’assentiment de l’ancienne direction, rappelle, toutes proportions gardées, celui des éditions du Seuil par le groupe La Martinière, c’est-à-dire d’une véritable maison d’édition, à fort prestige symbolique, par une société de production aux reins économiques solides mais n’ayant pour lors à son crédit que quelques albums de photographies planétairement diffusés et de solides bailleurs de fonds. Autrement dit, il est à craindre que nous assistions au passage accéléré du secteur éditorial sous le contrôle d’entreprises pour lesquelles non seulement le livre ne représente qu’un produit industriel comme un autre, mais pour lesquelles également ce dernier, et plus largement la production intellectuelle, ne constituent pas la raison sociale fondamentale.

Dès 1997, Fabrice Piault, excellent observateur du marché éditorial, avait eu cette formule : « L’édition échappe à l’édition ». Les évolutions récentes confirment et aggraveraient son diagnostic. Un duopole dominait jusqu’il y a peu, en concurrence, le paysage éditorial français. D’un côté, le groupe Hachette, émanation certes de la maison créée au milieu du 19ème siècle par Louis Hachette et dominant du plus haut l’édition scolaire, mais filiale à 100%, depuis 1980, du groupe Matra-Lagardère, spécialisé dans l’industrie de l’aéronautique et de l’armement (chiffre d’affaires en 1999 : 80,5 milliards de francs français). De l’autre, le groupe Vivendi-Publishing, géant constitué au sein de Vivendi Universal (chiffre d’affaires en 1999, avant fusion avec le canadien Seagram : 273 milliards de francs), double excroissance monumentale du groupe des Presses de la Cité et de la Compagnie Générale des Eaux, et qui sous la conduite fringante de Jean-Marie Messier devint, juste avant sa débâcle, le n° 2 mondial de la communication, après AOL-Time Warner. On sait ce qu’il en advint : fin 2002, l’empire Messier est démantelé et son pôle édition cédé à Hachette-Lagardère, assurant de facto à celui-ci un quasi-monopole sur la production de livres en France (dont 60 % de l’édition en poche et 80 % du marché du livre scolaire).

Alertées par un collectif d’éditeurs indépendants et d’intellectuels, les autorités européennes ordonnèrent la scission du groupe, rebaptisé Éditis et désormais détenu pour 60 % par le groupe financier Wendel-Investissement et pour 40 % par Hachette. Sage décision en apparence, mais qui a permis à Ernest-Antoine Seillère, président de Wendel et accessoirement patron du MEDEF, de devenir en juin 2004, le deuxième éditeur de France. C’est ainsi que Le Robert, Bordas, Nathan, Plon, Perrin, Julliard, Nil, Omnibus, La Découverte, les Presses de la Cité, Belfond, Pocket, 10/18 ou encore Fleuve Noir allèrent au groupe Wendel. Arnaud Lagardère obtint quant à lui Larousse, Dunod, Armand Colin, parmi d’autres filiales de l’ex-groupe Vivendi, et Fayard, Grasset, Stock, Calmann-Lévy, Lattès ou Hachette, ses possessions de longue date (sans compter tout un solide réseau de distribution). A leurs côtés, quelques groupes de moindre taille, tels Flammarion ou Gallimard, et quelques éditeurs indépendants, tels Minuit ou Actes Sud, dont rien n’assure qu’à terme ils ne risquent pas d’être aspirés à leur tour par le grand trou noir qui s’est formé au cœur de la production éditoriale française.


Propos de Cassandre ? Il y a certes, en contrepartie, bien des Pangloss pour ne voir dans ces regroupements que la constitution de structures solides, dont le livre, articulé à d’autres médias, saura tirer bénéfice, et pour rappeler, à juste raison, que les phénomènes de cession et rachat sont aussi vieux que le marché du livre imprimé. Reste qu’il y a lieu de s’inquiéter de voir l’apparente diversité des maisons que présente le paysage éditorial contemporain recouvrir une structure duopolistique, aux dépens du pluralisme si essentiel à la production esthétique et intellectuelle. Mais aussi de voir le livre (et plus largement la presse et la communication) passer entre les mains de grands groupes industriels, pour lesquels le contrôle de la production des « biens symboliques » pourrait bien représenter le moyen d’exercer, au-delà, une tutelle sur l’opinion et sur les politiques dont ils ont besoin pour se développer au moindre coût. L’autonomie de la production littéraire et intellectuelle, conquête de plusieurs siècles de luttes contre le pouvoir d’État et les logiques commerciales, est peut-être bien en train d’entrer aujourd’hui dans un processus de régression, qui n’empêchera pas les livres de croître et de multiplier, mais risque bien d’étouffer sous leur poids les ferments de liberté et de pensée critique dont la vieille culture du livre aura été longtemps porteuse [2]. TF1 n’était pas la danseuse de Francis Bouygues. On peut douter, tout autant, que Hachette soit celle de l’armurier Lagardère et Éditis celle du baron Seillère.

Pascal Durand

Pascal Durand est professeur à l’Université de Liège et directeur du Centre d’Études du Livre Contemporain (CELIC)

 
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Notes

[1Voir sur ce point Pascal Durand et Yves Winkin, « Des éditeurs sans édition ? Genèse et structure de l’espace éditorial belge francophone », dans Actes de la recherche en sciences sociales, n° 130, décembre 1999, pp. 48-65.

[2L’affaissement récent des Presses Universitaires de France, la montée en force dans le champ universitaire des éditions L’Harmattan montrent déjà combien la publication dans le domaine de la recherche devient un parcours du combattant, ou du résigné d’avance à des solutions de compromis. Sur la situation aux États-Unis, qui anticipe sur celle en train de se mettre en place en Europe, voir André Schiffrin, « Les presses universitaires américaines et la logique de profit », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 130, décembre 1999, pp. 77-80.

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