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Les médias et la mort de Pierre Bourdieu

Le Nouvel Observateur est-il obscène ?

par Henri Maler,

Un prologue, sur le Web

Sur le Site du Nouvel Observateur, le jour même de la mort de Pierre Bourdieu, on peut lire trois articles.

 Le premier - respectable - est dû à Jean-Claude Guillebaud. Son titre en résume simplement le contenu : « L’empêcheur de penser en rond ».

 Le second - dont le principal mérite est d’être court - est dû à la plume d’ Aude Lancelin. Son titre donne le ton : « Le hussard noir de la sociologie ». On peut y lire ce résumé qui témoigne d’une grande pénétration :
«  Le monde vu par l’ancien boursier du Béarn devenu l’Homo academicus le plus respecté en même temps que le plus controversé de France ? Un monde d’airain, un monde de luttes inexpiables, implacables, permanentes, sans issue. Un monde pascalien sous ses faux airs néo-marxistes, vie éternelle exceptée. »

Mais l’article de fond, dès le premier jour sur le web, est dû à un certain « N.O ».

 Sous le titre « Bourdieu et les médias : la mésentente », N.O rappelle, non ce que disait et pensait Pierre Bourdieu, mais ... ce qu’il faut selon N.O en penser. C’est pourquoi ce dernier mobilise Alain Finkielkraut, Laurent Joffrin et Daniel Schneidermann pour nous gaver de leurs propos définitifs et réchauffer le prétendu débat dont ces derniers se sont déclarés les protagonistes essentiels... et Le Nouvel Observateur le support fondamental.

On le pressent : comme le monde social tourne autour des médias et les médias autour du Nouvel Observateur, comme Le Nouvel Observateur tourne sur lui-même et autour de ses chroniqueurs, le pire était encore à venir.
Le Nouvel Observateur, version papier, titre à la « Une » sur la mort de Pierre Bourdieu. Ses principaux chroniqueurs et éditorialistes jugent et tranchent. Un inédit de Pierre Bourdieu est publié (et commenté) dans des conditions détestables.

 Loïc Wacquant - dans un bel article publié dans le même numéro :
« Avant d’être cet "intellectuel engagé" aux côtés du mouvement social que les médias ont tour à tour honni (longuement, de son vivant) et célébré (brièvement, après l’annonce de son décès subit) sans jamais prendre la peine de le lire, Pierre Bourdieu est d’abord un savant d’exception, sociologue et non philosophe de profession. (...) Les rhéteurs de magazine ont déjà, avec l’assurance que donne l’ignorance, dressé le bilan de "ce qui restera de Bourdieu’ ».

Remarques prémonitoires, mais en deça de la vérité, à en juger par ce qu’écrivent les « rhéteurs de magazine » du Nouvel Observateur.

Lénifiant et édifiant : Jean Daniel

A tout seigneur, tout honneur : le numéro du Nouvel Observateur commence par un long éditorial de Jean Daniel qui, comme à l’accoutumée, parle d’abord de soi quand il parle des autres, mais avec la compoction qui lui permet de dire benoîtement quelques absurdités bien senties. Du genre :

« Le sacre de Bourdieu révèle enfin et surtout, tant par sa nature que par son importance, le besoin où se trouvent nos sociétés de revenir à une pensée binaire, c’est-à-dire à la conception manichéenne d’un monde où il n’y aurait que des dominants et des dominés, des occupants et des occupés, des maîtres et des serviteurs, des coupables et des innocents. Un monde où le réel perdrait sa complexité et la morale son ambiguïté. »

Finkielkraut réveille toi ! Jean Daniel te recopie, sans citer ses sources.

Puis, nous ayant infligé l’inévitable « Lui et nous », Jean Daniel se penche sur « le procès des médias », dont il a évidemment entendu parler. A ce prétendu procès, notre éditorialiste oppose la seule preuve qui vaille : la « preuve par Jean Daniel » :
« En fait, le procès le plus mal instruit de Bourdieu est celui qu’il a intenté aux médias en essayant de démonter le mécanisme de leurs dérives effectives. Ce procès - alors que je me trouve être bien plus pessimiste que lui - ne m’a rien apporté qui enrichisse ma réflexion autocritique sur ma carrière. »

Jean Daniel vous le dit, et vous devez le croire sur parole - papale et infaillible :
«  (...) il est passé à côté de toutes les transformations que les medias ont subies depuis que l’information est devenue une marchandise comme les autres, et l’information télévisuelle une marchandise plus convoitée que les autres. Il est passé à côté du phénomène prodigieux qui fait de la télévision une effrayante machine à intégrer, broyer et instrumentaliser tous les procès qu’on peut lui faire, au point qu’on ne saurait critiquer avec efficacité la télévision... que dans une émission de télévision. »

Qui nous expliquera la pirouette finale a gagné un abonnement gratuit d’un an au supplément Télé du Nouvel Observateur...

Pontifiant et définitif : Jacques Julliard

Sous le titre qui ne laisse aucun doute sur la prestation de son auteur - « Misère de la sociologie » - le pontifiant Jacques Juilliard se charge de réduire à néant la totalité de l’oeuvre de Pierre Bourdieu.

 Premier argument : L’unanimité de l’hommage posthume traduit l’échec éclatant de Pierre Bourdieu.

Que tous les responsables politiques aient cherché un surcroît de légitimation en multipliant les communiqués d’hommage de Pierre Bourdieu ne témoigne pas, pour Jacques Julliard, contre les responsables politiques. Que nennni ! Notre très puissant penseur du Nouvel Observateur « prouve » l’inanité de l’œuvre ... par le respect très officiel qui l’entoure ! Jusque dans les colonnes du Nouvel observateur, paraît-il :
«  Le Nouvel Obs lui-même, sa (sic !) bête noire, le symbole exécré de la bourgeoisie moderniste, n’a cessé de lui rendre hommage (sic !). En fait de recul sociologique et d’objectivité, nous avons été meilleurs que lui, voilà tout. »

Mais heureusement Julliard veille :
« Pour Bourdieu, cette unanimité est un échec éclatant (...). La preuve est ainsi faite que la démocratie consensuelle est un enzyme capable de digérer la critique la plus radicale. Ou alors, hypothèse, c’est que cette critique était mal ajustée. Voyons cela. »

 Voyons cela : On se doute que l’examen va être marqué par le « recul sociologique et l’objectivité » .
Cela donne :
« Le génie propre de Bourdieu sociologue était, sans contredit, le ragréage à frais nouveaux de concepts empruntés aux meilleurs auteurs : la lutte des classes à Marx, la domination à Max Weber, l’imitation à Tarde, l’hégémonie à Gramsci, l’idéologie à Mannheim, la fonction latente à Merton. Tout cela a été repris, concassé, recyclé en un édifice idéologique original et majestueux. »
Bref : le « génie propre de Bourdieu sociologue » fut de n’en avoir aucun, n’ayant proposé qu’un « ragréage » et un « édifice idéologique ».

Et Jacques Julliard de résumer en dix lignes, « La reproduction » ( ?), avant de trancher :
« Une telle opération de dévoilement opérée par la sociologie laisse le public pantois et admiratif. Décidément, cela "fonctionne" ! Oui, mais à vide. »

Tout le reste est du même tonneau : absolument vide, celui-là...

 Vide et indécent.

« Le sociologue s’est fait idéologue à l’état pur (1993 : "la Misère du monde" ; 1995 : la grève). Ici commencent la gloire et le déclin de Pierre Bourdieu. Plus il s’impose dans les médias (il a compris qu’il fallait les insulter), plus son discours populiste devient simpliste, naïf, moralisateur comme celui d’un catho déluré. Dans son méchant pamphlet sur la télévision, il rêve d’un pouvoir des savants à la Auguste Comte, qui règnerait souverainement sur le petit écran et sur le droit d’y accéder. Egale à elle-même, la France ne célèbre dans ses grands hommes que leur déchéance. »
L’exquise objectivité de Jacques Julliard n’ayant pas suffi, Françoise Giroud vient à son secours.

Délicate et nuancée : Françoise Giroud

Sous le titre « L’ami du peuple », Françoise Giroud écrit :

« Pierre Bourdieu méprisait les journalistes, les insultait, a lancé contre eux ses chiens. L’entente était impossible : il voyait la presse truffée de valets du capital, la télévision ligotée par l’Audimat, le mur du silence dressé devant lui pour étouffer sa voix. Paranoïa : s’il avait eu la moitié du talent de communicateur de José Bové, il n’aurait pas eu à souffrir si cruellement d’être en manque de publicité. A voir comment la presse le traite, décédé, elle n’est pas rancunière et c’est bien ainsi. »

Après un tel flot de sottises haineuses - qui s’abritent derrière le prétendu mépris que Pierre Bourdieu vouait aux journalistes et les insultes dont il est de notoriété publique que le « paranoïaque » les abreuvait, Françoise Giroud se souvient qu’elle est critique de télévision :

« Quant à la télévision, elle l’a bien servi en diffusant, sur Arte, un long entretien avec Gunther Grass réalisé il y a peu chez le prix Nobel allemand. »

De ce « long entretien », Françoise Giroud ne retient qu’un bref échange qui lui permet de conclure :
« En face de Grass, massif, Bourdieu qui avait fugitivement quelque chose de charmant sur le visage lorsque naissait un sourire, faisait un peu petit garçon. Mais enfin, Lénine c’était lui dans le duo. »
Lénine ? Quelle horreur ! Sous la plume de Françoise Giroud, on se doute qu’il ne s’agit pas d’une injure.

Et comme cela n’était pas assez, Françoise Giroud recopie le témoignage de Raymond Aron - cent fois reproduit comme « la » preuve définitive - sur Pierre Bourdieu, « chef de secte ».

Compatissant et laudateur : Laurent Joffrin


Sous le titre « Celui qui dit non », Laurent Joffrin nous livre un commentaire du « texte inédit dont nous donnons ici des extraits, grâce à l’obligeance de Didier Eribon ». Sur les conditions de publication de ce texte, on reviendra plus loin. Reste son exégèse par Laurent Joffrin. Cela donne :

« Fils de paysan, enfermé dans ce bâtiment aux couloirs déserts et aux échos lugubres, il se battait, à coups de premiers prix comme à coups de poing, pour s’arracher à la fatalité des origines. Entre ces murs trop hauts, il y a le jardin secret d’un mandarin rouge ; dans l’étoffe rêche de l’uniforme des pauvres, l’obsession d’un penseur révolté. Cette obsession porte un nom qui fait de l’universitaire péremptoire, du chef de clan calculateur, du philosophe si porté au dogmatisme, du polémiste raide, un homme émouvant, un combattant humain. Ce nom, c’est l’humiliation. »

 A quoi sert le « scoop » du Nouvel Observateur ? A réaffirmer que Bourdieu était un « mandarin rouge », mais que derrière le mandarin rouge se cachait un être humain. Et que, c’est à peine sous entendu, c’est l’humiliation subie par cet être humain qui « explique » qu’il soit devenu « mandarin rouge" » ! Ainsi :

« A-t-il dès cette époque l’intuition de ce que sera le sens d’une vie intellectuelle tout entière tournée contre la domination ? On trouve en tout cas la clé d’une méthode dans ces souvenirs d’un Petit Chose teigneux cherchant dans les livres la revanche de ceux que l’on dédaigne. »
La méthode de Bourdieu ? Le reliquat de la révolte d’un enfant teigneux... Lisez la suite : on n’a pas la patience de la reproduire...

 Mais il faut revenir sur une phrase de la page venimeuse de Jacques Julliard, pour comprendre la raison de la publication du texte de Pierre Bourdieu :
« Adieu, Pierre Bourdieu. Vous n’étiez ni facile ni toujours loyal. Et la jalousie sociale est un vilain défaut. »
L’oeuvre et l’action de Pierre Bourdieu ? Un pur produit de la « jalousie social » !

Sensationnel et charognard : Le Nouvel Observateur

Dans ces conditions, la publication d’un texte inédit de Pierre Bourdieu ne pouvait pas manquer de soulever l’indignation. Non seulement ce texte a été publié sans autorisation expresse de Pierre Bourdieu et de sa famille, mais surtout il a été « mis en scène » dans un contexte où la recherche du sensationnalisme se marie avec des pratiques de charognards.

 Qu’on relise Laurent Joffrin et sa misérable dénonciation de la « jalousie sociale » de Pierre Bourdieu.

 Qu’on relise, encore et toujours, Laurent Joffrin qui, ne pouvant supporter que le texte de Pïerre Bourdieu soit privé d’un exégèse indécente, s’est permis de réunir en un seul commentaire l’admiration (feinte), la commisération (appuyée) et la condamnation (fielleuse).

On comprend alors la réaction de la famille de Pierre Bourdieu, dans un communiqué de presse envoyé à l’AFP le 31 janvier :

« La famille de Pierre Bourdieu s’élève avec la plus grande indignation contre la publication, en exclusivité dans LE NOUVEL OBSERVATEUR de ce jour, d ’un inédit de Pierre Bourdieu annoncé par un communiqué à la presse le 30 janvier et en couverture du numéro du 31 janvier. Ce texte, tiré d’un manuscrit inachevé de Pierre Bourdieu, a été donné au NOUVEL OBSERVATEUR contre la volonté expresse de Pierre Bourdieu (le manuscrit porte, en en-tête, en caractères gras, la mention NE PAS FAIRE CIRCULER ). Il a été publié sans en informer la famille ni demander la moindre autorisation à quiconque. Par recherche de sensationnalisme, ce texte est présenté comme écrit " entre octobre et décembre 2001 " alors qu’il date de la fin 2000. Ces pratiques de charognards, en tous points contraires au droit et à la morale, suscitent une vive émotion parmi les proches, amis et collègues de Pierre Bourdieu, ainsi que dans la communauté scientifique. La famille Bourdieu se réserve le droit d’engager toutes les actions judiciaires nécessaires pour remédier à cette grave atteinte à l’oeuvre et à la mémoire de Pierre Bourdieu. »

N’en doutons pas : tout cela nous vaudra dans le prochain numéro une leçon de morale à quatre voix, avec : Jean Daniel, baryton - Jacques Juillard, contre-alto - Laurent Joffrin, ténor - et Françoise Giroud, soprano...

Lire : Le Nouvel Observateur est-il obscène ? (suite)

 
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