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Les médias et le mouvement social de 1995

Le Monde en 1995 : au service du peuple ? (2)

Des intentions revendiquées aux résultats obtenus
par Muriel Brandily,

Rétrospectivement, Edwy Plenel a tenté de justifier le parti pris adopté par la direction du Monde pour couvrir le mouvement social de novembre-décembre 1995. Lire : Le Monde en 1995 : au service du peuple ? (1) - Une démarche « originale et ses motifs

Le mot d’ordre général reçu par la rédaction a été « d’aller y voir », de « faire du brut de décoffrage », de donner la parole aux grévistes.

Reste à examiner les effets de ces nobles intentions.

Première question : quelle place et pour quels acteurs dans le traitement du mouvement social ?

« Paroles de grévistes » ? - La portion congrue

Du 30 novembre au 19 décembre 1995, Le Monde crée une nouvelle séquence intitulée : « France-Les mouvements sociaux ». Durant cette période, les mobilisations occupent chaque jour (une fois couplées à un autre événement) la « Une » sans que les termes de « mouvement social » soient une seule fois présents dans les titres. Ceux-ci se cantonnent aux catégories habituelles de l’affrontement politique et en égrènent les composantes au fil des jours et des manifestations : syndicats, président de la République, gouvernement, manifestations... La dernière page du quotidien qui constitue une sorte de une "bis" y fait référence 12 fois sur les 16 éditions que compte cette période.

Le Monde par ses titres envisage le mouvement social dans le cadre classique d’un affrontement « pouvoir contre grévistes » auquel il semble même vouloir participer en "révélant" en une du 2 décembre : « Le RPR veut mobiliser les usagers contre les grévistes. »
Il n’est donc pas fait mention des motifs de la grève en « Une » une du journal. Une analyse de cette grève n’est pas non plus explicitement annoncée alors que des titres de type explicatif sont souvent proposés dans la presse quotidienne.

En comptabilisant tous les articles qui relèvent de cette typologie "Paroles de grévistes" où donc la parole de personnes mobilisées constitue le point central du travail du journaliste, il apparaît que sur l’ensemble des articles consacrés au mouvement social entre le 30 novembre et le 19 décembre, cette catégorie ne dépasse jamais les 10 % de la pagination consacrée à cet événement et qu’en moyenne, elle représente 5,2 % du travail publié. Et comme par hasard, c’est vers la fin du mouvement que les grévistes ont le plus la parole dans le journal, au moment où le souffle de la déflagration en termes de refus, de désorganisation qu’exprimaient ces grèves et ces manifestations semble passé.

Alors qu’Edwy Plenel avait critiqué le traitement du mouvement par la télévision, il apparaît que Le Monde donne moins la parole aux grévistes que ne l’avait fait l’émission spéciale de France 2 intitulée « Pourquoi ça bloque ? ». La relégation physique des grévistes hors du plateau et le peu de temps qui leur avait été laissé avaient pourtant été condamnés dans les colonnes même du Monde (3-4 décembre 1995). Si on enlève de cette émission le temps de parole des étudiants que Le Monde dans son traitement n’intègre pas aux acteurs du mouvement social, sur France 2, les grévistes interrogés avaient eu la parole 10 % du temps qu’avait duré l’émission.

Ce temps de parole ridicule laissé aux acteurs du mouvement social avait beaucoup choqué à l’époque et pourtant, si l’on compare ce temps de parole d’une émission à un espace paginé sur 16 éditions d’un journal (ce qui est évidemment délicat), il apparaît que Le Monde, tout en revendiquant le contraire, a donné deux fois moins la parole à "la base" que Daniel Bilalian dans son émission.

Il apparaît alors que le nouveau parti-pris dont se targue Edwy Plenel plusieurs années après les faits n’a mobilisé en réalité que très peu de place dans son journal. Le traitement du mouvement social a été en fait des plus traditionnels puisque c’est une interprétation politicienne des événements qui a dominé. Ainsi, les méthodes de travail, les sources de définition des événements restent les mêmes quelle que soit l’ampleur d’un mouvement et même si celui-ci est animé par "la rue", un acteur assez rare dans la vie politique et sociale française.

De plus, alors que le mouvement de l’hiver 95 se caractérise par une mobilisation qui fut souvent plus massive proportionnellement en province qu’à Paris, où il n’y a d’ailleurs jamais eu d’appel à une manifestation nationale, les journalistes du Monde relaient très peu ce qui se passe en province, se focalisant sur les manifestations parisiennes (seulement 20 % des articles comprenant des paroles de grévistes sont consacrés à des provinciaux). Et même à l’intérieur de Paris, les lieux de grève choisis sont souvent les mêmes : cinq articles sur les grévistes de la Gare du Nord, deux sur un atelier de la RATP dans le 18ème arrondissement.
Et malgré les centaines de milliers de manifestants, on retrouve plusieurs fois les mêmes personnes dans les articles de Dominique Le Guilledoux. Dans celui intitulé "Paroles de grévistes" (Page Horizon Enquête) qui occupe une page entière avec une illustration dans l’édition du 5 décembre sont cités « Rémy, 41 ans, un maçon de la Hague, rencontré dans une manifestation à Paris », « un métallo de Guebwiller » et « une ouvrière de confection dans l’Aisne  » dont on avait déjà lu les commentaires dans l’édition du 30 novembre rendant compte d’une manifestation à Paris deux jours auparavant. Ainsi, nous connaissions déjà « Rémy, le maçon de la Hague, déjà prêt à la bagarre », « le métallo de Guebwiller  », et nous avions déjà croisé « Martine, ouvrière dans un atelier de confection » qui cette fois-ci n’est plus de l’Aisne mais de l’Ain mais qui tenait à peu près le même discours dans les deux articles. Des paroles de grévistes donc. Oui mais souvent les mêmes.

Enfin, les journalistes arriveront souvent après "la bataille". Par deux fois, ils rapporteront des affrontements entre grévistes et CRS (gare du Nord, pourtant cinq fois l’objet d’un article, et chez les mineurs de Lorraine). Ces moments, souvent essentiels lors d’un mouvement de grève et très violents dans le cas des mineurs, aucun journaliste du Monde n’est présent pour les couvrir directement.

« Paroles de grévistes ? » - Ethnocentrisme social

Ce sont surtout les procédés d’écriture employés par les journalistes du Monde qui étonnent et sont révélateurs d’un fossé, en tout cas de ce qui doit être ressenti comme un fossé par les reporters entre eux et les grévistes rencontrés.

Mises à distances : quand les grévistes sont mis en situation

La plupart du temps, les auteurs font débuter leurs articles par une scène de présentation, c’est comme s’il fallait absolument planter un décor, un décor inattendu, surprenant puisqu’on choisit d’en rendre compte. Y a-t-il des descriptions des sièges sociaux ou des ministères où ont lieu beaucoup d’interviews ? Mais l’exotisme n’est pas que dans le décor. Pour les journalistes en reportage, des mots aussi anodins qu’équipe, gars, patron sont en italique et mis entre guillemets pour bien faire comprendre aux lecteurs qu’il s’agit des mots utilisés par les personnes rencontrées, ce ne sont pas ceux du journaliste : « A Freyming-Merlebach (Moselle), samedi soir 9 décembre, les mineurs de la veine n°1 s’offrent un repas d’"équipe" de fin d’année, avec leurs femmes et Laurent, 35 ans, "porion, chef de quartier, un agent de maîtrise que les "gars" aiment bien. [...] Les "gars" se connaissent bien, ils travaillent, déconnent au fond de la mine, vont à la chasse et à la pêche le week-end, s’invitent à dîner. » [1] On n’a pourtant pas à faire à des mots propres à un métier, ni à des pratiques extraordinaires, tout cela relève de la vie courante.

Cette mise à distance des grévistes est renforcé par un usage fréquent du pronom personnel « on » : « tracts tout chauds, qu’ on lit sur le coin de la table [2] », « on a chanté, sablé le champagne [...] on a écrit sur un mur [3] ». Les journalistes tout en ayant l’air de se tenir au milieu des grévistes ne font en fait qu’augmenter ce qui les sépare car l’usage de ce pronom relève dans ce cas précis d’ « un procédé qui consiste à effacer non seulement le statut de la personne de l’interlocution mais également l’identité de l’individu. "On" rejette dans l’anonymat. » [4].

Ces types de mise en écriture conduisent aussi à la folklorisation des grévistes qui sont dépeints comme évoluant dans un environnement très ritualisé, relevant du pittoresque et de l’anecdotique (« Noël, l’hydraulicien a toujours de l’alu sur les dents parce que "c’est lui le voleur de casse-croûte" » [5]). Le « brut de décoffrage » demandé par Edwy Plenel aux reporters de la rédaction est complètement vain tant les journalistes ne semblent qu’exprimer la distance qui les sépare des grévistes rencontrés et le regard préconstruit qu’ils portent sur les situations vécues à leurs côtés.

Mises en mots : quand les grévistes s’expriment

Les personnes mobilisées ne sont évidemment pas que l’objet de descriptions, elles sont aussi interrogées. Les propos rapportés vont alors être souvent de l’ordre du témoignage, du récit de vie : « Cette vie, il [un chauffeur routier] en parle volontiers. Les voyages en Belgique, en Italie, en Allemagne, avec des chargements de papiers, 110 000 kilomètres par an, sans poste de CB, dix heures par jour à écouter des chansons de marins, parce qu’il est d’origine bretonne et qu’il aime "la mer et les bateaux". Quand arrive l’heure de la pause, de jour comme de nuit, il bouquine un moment, puis essaie de dormir dans la cabine du haut, manière de respecter les neuf heures de repos obligatoires quotidiennes. Avec une indemnité journalière plafonnée à 272, 85 francs, il n’a pas les moyens de s’offrir l’hôtel. Pour les repas, il délaisse tout de même les cafétérias et s’accorde un plaisir gourmand : "Je n’aime pas bouffer sur un plateau...Alors, je sors de l’autoroute, j’ai mes adresses !" Le retour à la maison, auprès de sa femme et de ses enfants ? "Dans ce métier, on ne sait jamais quand on rentre. Dès que tu arrives quelque part et que tu téléphones à ton cher patron, il peut décider de t’envoyer ailleurs."  » [6]

Evidemment, on peut se féliciter que pour une fois, les lecteurs du Monde lisent des articles qui les éclairent si besoin en était sur les conditions de vie de ce qui n’était pas appelée à l’époque « la France d’en bas ». Mais la focalisation sur la vie personnelle des grévistes évite que soient posées des questions plus profondes sur le sens de leur engagement. Pourtant souvent, ceux-ci rappelleront qu’ils sont fiers de participer à un événement qu’ils jugent très important, voire historique. Ainsi, l’accumulation de témoignages individuels désamorce la question de la solidarité, de la volonté de rompre le cercle vicieux de l’incapacité de la mobilisation collective exprimée dans le mouvement social dont le slogan répété dans toute la France a pourtant été : « Tous ensemble ! ».

Les échanges entre grévistes sont donc très peu retranscrits, ceux entre corps professionnels sont très rares et il n’en reste que les propos anecdotiques ou rapportés au journaliste parce qu’il n’était pas là : « Et jeudi matin, un chômeur a tenu à offrir 200 francs. "Il nous disait que c’était important ce qu’on faisait, raconte Dominique. On avait tous envie de chialer, on l’a invité à bouffer" » [7]. Un seul échange est important par sa longueur mais il a lieu à la fin du mouvement social.

Mises en arguments : quand la révolte supplante la raison

Le registre principal d’expression des grévistes dans les articles du Monde reste en fait celui de la révolte ("Tu prends une claque, t’en rends deux ; t’en prends deux, tu sors le gourdin" [8]), révolte qui est forcément une des composantes d’un mouvement social mais qui ne saurait être sa seule motivation. Un article va trancher en apparence sur cette vision qui fait la part belle au mode du réactif mais il est en fait révélateur du fait que pour les reporters couvrant ce mouvement, l’expression des grévistes doit se cantonner à la colère. En effet, une journaliste présente lors du vote de la grève par des employés des impôts n’en revient pas que ceux-ci se mobilisent suite à une AG rationnelle et argumentée. Elle va ainsi utiliser le mode ironique à leur égard, voire poujadiste : « Car on a beau être agent du fisc, on n’en est pas moins fonctionnaire ». Cet article relate le fait que les syndicats des impôts ont analysé la réforme des retraites et fait les calculs de ce qui est annoncé. Alors que ce travail devrait aussi être fait par les journalistes pour informer leurs lecteurs des conséquences pratiques des mesures envisagées, la reporter va mettre en avant tout ce qui concourt selon elle à faire de cette AG quelque chose qui se caractérise par son étrangeté : « On discute sur le fond, et les arguments ne sont pas tous les mêmes qu’ailleurs. Ce qui les choque, plus que les attaques contre le statut, c’est l’injustice [...]. Ce qui les heurte aussi, en bons techniciens, c’est le flou entourant les décisions du gouvernement, ses contradictions. [...] Des calculs, ils en ont tous faits. La CGT, le SNUI et FO rivalisent de tracts bourrés de tableaux hermétiques. »

Alors qu’il est évident que la majorité des grévistes s’est lancée dans l’action après avoir analysé les mesures prises par le gouvernement, la reporter n’en revient pas du caractère rationnel et informé de la grève aux impôts (« bons techniciens  », « tableaux hermétiques »).
Le mouvement social, tel que le perçoivent les journalistes et tel qu’ils en rendent compte, est réduit à la colère et à la révolte des grévistes. Ceux-ci sont souvent envisagés sur le plan individuel et non pas collectif et c’est leur vie personnelle et ses difficultés qui sont présentées comme expliquant leur mobilisation. Les seuls grévistes présentés comme hyper rationnels dans leur décision de participer au mouvement en deviennent suspects car ils dénotent dans l’appréhension que les journalistes peuvent avoir de personnes mobilisées contre la réforme de la Sécurité sociale que soutient le quotidien où ils travaillent : « les grandes lignes du plan Juppé de la fin 1995 correspondent globalement et sur les points principaux aux suggestions formulées par l’équipe du Monde depuis le début des années 90. » [9]

Enfin, des dessins accompagnent certains articles relatifs au mouvement social. Ils expriment par le fouillis des traits, le fait qu’ils sont volontairement publiés à l’état d’esquisses et leur disposition dans les pages du journal l’illustration de la volonté d’Edwy Plenel du « brut de décoffrage ». Là aussi, ces travaux expriment la différence de statut entre les personnes habituellement présentes dans les colonnes du journal (hommes politiques, entrepreneurs, intellectuels, personnalités du monde de la culture) et les grévistes représentés : ce sont des anonymes, leurs propos ne sont pas rapportés et ils sont présentés comme étant dans l’action (un croquis représente une pancarte expliquant la recette du cocktail Molotov !), pas dans la réflexion, comme si les deux ne pouvaient pas aller de pair, comme si s’approprier la rue ne relevait pas d’une démarche réfléchie et débattue, comme si un mouvement social devait forcément relever uniquement de la révolte et du ras-le-bol, catégories irrationnelles reprochées à la foule et donc au peuple depuis la fin du 19ème siècle.

 Un fossé infranchissable ?

Pour Edwy Plenel, le mouvement social de 1995 avait été l’occasion « d’aller voir de près, sans préjugés, des anonymes qui retrouvent le chemin du débat politique et syndical » [10]. Des débats menés par des grévistes, on en entendit très peu dans Le Monde. Les lecteurs purent une fois de plus assister au cantonnement des acteurs du mouvement social tandis que leur journal insistait sur une présentation politicienne des plus classiques des événements. Quelles qu’aient été les intentions d’Edwy Plenel au moment où il a demandé aux journalistes de la rédaction du Monde d’ « aller y voir » et de faire du « brut de décoffrage », il apparaît que c’est la distance entre les journalistes et les grévistes qui fait sens dans les articles publiés. Cette distance devenue un fossé infranchissable tant les regards semblent préconstruits et définitifs, les conduit à "folkloriser" les manifestants, à s’attacher à tout ce qui relève à leurs yeux du pittoresque, à ne pas les envisager comme des personnes engagées dans l’action pour des motifs réfléchis et politiques. Ce fossé exprime en fait la vision de la société d’Edwy Plenel telle qu’il l’a décrite dans Le Débat, c’est-à-dire une société duale où en haut il y a les élites dont il fait partie et en bas le social qu’il apparente à quelque chose de mécanique qui par moments « se met en branle ». Il est impossible dans ces conditions de pratiquer un journalisme qui aille vraiment à la rencontre « des anonymes qui retrouvent le chemin du débat politique et syndical ».

Muriel Brandily


Extraits des deux articles sur Le Monde en 1995 :

 
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Notes

[1« Fin de grève chez les mineurs de Lorraine : "Nos copains blessés, pour 50 francs par mois" », Edition du 12 décembre

[2« L’AG d’une journée charnière », édition du 15 décembre

[3"On a refait la société et c’étaient pas des discussions de comptoir", édition du 19 décembre

[4CHARAUDEAU, Patrick, Grammaire du sens et de l’expression, p. 148.

[5« Fin de grève chez les mineurs de Lorraine : "Nos copains blessés pour 50 francs par mois" », édition du 12 décembre.

[6« Chauffeurs routiers : "On n’est pas du genre à se laisser faire" », édition du 6 décembre.

[7« Fin de grève chez les cheminots : "Si on a fait réfléchir les autres, on aura gagné bien au-delà de ce qu’on a obtenu" », édition du 16 décembre.

[8« Paroles de grévistes », édition du 5 décembre

[9Thibau, Jacques, « Le Monde », 1944-1996 : histoire d’un journal, un journal dans l’histoire, p. 500.

[10Le Débat, mai-août 1996, n°90, p. 183.

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