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« Pigistes de tous les pays, unissez-vous ! »

par Patricia Oudit,

Nous publions, sous forme de tribune [1], un texte de Patricia Oudit, pigiste depuis 1995 pour de nombreux titres de presse généraliste et spécialisée, qui décrit et dénonce les conditions de travail de plus en plus dégradées des pigistes.

Note de l’auteure (avril 2015) : Ce texte écrit en 2010, avec un sentiment d’impuissance et de colère, listait toutes les dérives dont nous sommes les victimes frontales. Si je l’ai ressorti aujourd’hui, c’est que tous les beaux discours de l’après Charlie sur la presse et sa liberté sont retombés comme un soufflé. Plus que jamais la même indifférence à nos conditions de travail, toujours plus de bâtons dans les roues, et cette impression de devoir mendier en permanence : pour monter un sujet et pour se le faire payer (tout court ou le moins mal possible, mais jamais en rapport avec l’énergie et le stress dépensé). Certains d’entre nous se battent depuis des années pour pouvoir faire leur job correctement avec des bouts de ficelle et bientôt on aura même plus des bouts de ficelle. À ce petit jeu, beaucoup ont abandonné ou ont perdu leur carte de presse. Et quand on ne fera plus, faute de moyens, que du copier-coller sur internet et jamais plus de terrain, là, on fera comme pour Charlie : on pleurera tous bruyamment, mais, à postériori, sur un métier qu’on a au mieux, pas défendu, au pire contribué à faire crever à petit feu. Ce texte est la somme de mon expérience personnelle et de ce que je vois et j’entends, tout le temps, depuis des années, comme un disque rayé. Je ne suis pas Serge July, je n’ai pas sa force de frappe pour clamer que je suis amoureuse de mon métier. Mais depuis trop longtemps, je me sens comme une amante éconduite. Et je voudrais que ça s’arrête avant de devenir complètement cocue.


Pigistes de tous les pays, unissez-vous !

Ou le résumé alarmant de la situation des journalistes indépendants, situation qui n’est pas certes pas nouvelle mais qui s’est dramatiquement aggravée ces dernières années.


Travailler plus pour gagner moins.

 Pigiste sous-payé serait-il devenu un pléonasme ? Pigistes voudrait-il dire pigeons ? Oui, si l’on en croit le manque de pugnacité de ces derniers à contester les baisses de salaire affolantes de ces dernières années. De peur de perdre une collaboration régulière, la majorité s’écrase. Et finit par être écrasée. Au pays des pigistes, les fiches de paie ont été amputées de moitié, au bas mot, en quelques années, pour une charge de travail toujours plus grande et des délais de bouclage toujours plus courts doublés d’une programmation approximative, bref un inconfort de travail jamais atteint. Des grands groupes de presse qui baissent les salaires de 20 à 30% sans vous en avertir ou alors, si, mais la veille de Noël... Cerise sur le gâteau : la presse gratuite qui pratique des prix défiant l’entendement (10 euros du feuillet dans certains cas !). Quand vous êtes payés...

Beaucoup de pigistes tournent aujourd’hui à une moyenne de 1.000 euros mensuels. Peu importe, il leur est demandé de faire une enquête en avançant les frais, le pigiste passant pour une sorte de clone interchangeable qui n’a pas de loyer à payer ni de famille à nourrir (et qui ne prenant jamais de vacances, peut être dérangé à tous moments de l’année). Quand lassés d’avoir été taillables et corvéables, sans mercis, les moins endurants cessent purement et simplement leur activité de journaliste, les quelques tricards-smicards plus résistants perdent aussi leur carte de presse parce qu’obligés de devenir rédacteurs ailleurs pour boucler leurs fins de mois. Et que dire de cette culture de la gratuité qui s’est si vite installée pour les photographes de presse ? La plupart sont désormais obligés de démarcher d’autres clients pour vivre au risque de perdre à terme, eux aussi, leur carte de presse.

 Du travail supplémentaire. Ainsi de plus en plus souvent, on demande aux pigistes de faire des synopsis qui peuvent nécessiter un travail de pré-enquête conséquent qu’il n’est pas question de rétribuer. Si au final, cette pré-enquête ne justifie pas une suite (et ce pour d’obscures raisons, souvent d’ordre financier), tout ce temps passé à mettre à contribution des contacts, que vous risquez de perdre au passage, n’aura servi à rien. Il nous est également demandé de gérer la partie iconographie (recherche d’images) en fournissant des visuels libres de droit aux magazines. Ce qui induit également un énorme manque à gagner pour les photographes indépendants, qui sont de plus en plus obligés de travailler pour les marques et les événements lors desquels, bien souvent, une équipe réduite de photographes, voire un seul, arrose les magazines en images libres de droit.

 Des délais de paiement de plus en plus longs. Ainsi le magazine décale, souvent sans vous prévenir, un sujet censé paraître le 15 du mois et se laisse la possibilité de le passer des semaines voire des mois plus tard tout en maintenant le paiement à parution. Et se réserve aussi le droit de vous faire changer les textes sans vous payer en plus, quand la faute en incombe uniquement au défaut de planification des services concernés.

 Oralité des contrats. À part quelques groupes de presse qui ont, suite aux demandes répétées des pigistes, élaboré des bons de commande écrits, nous n’avons aucun recours en cas de non-parution. Certes nous pouvons parfois compter sur l’honnêteté de la personne qui nous a commandé le sujet, mais nul n’est à l’abri d’un changement de direction du journal.

 Économies de bouts de chandelles... faites sans cesse sur le dos des pigistes (plus d’abonnement systématique, suspicion généralisée sur les notes de frais…) Enfin, cela dépend là aussi, si on est riches ou misérables, le traitement des notes de frais sera plus ou moins rapide et complet.

 Des réutilisations sur le web d’une masse de textes considérable en échange d’une somme « forfaitaire » ridicule. Quelques euros par mois le plus souvent.

 Et si on n’est pas d’accord ? On peut partir, en effet, la porte nous est plus que grande ouverte. Mais il ne fait pas bon dehors pour les pigistes, peu d’occasions de collaborations régulières se présentent. Il est aussi très difficile de se défendre avec un statut bâtard comme le nôtre : un pigiste ne se fait jamais virer du jour au lendemain, c’est beaucoup plus subtil que cela. On lui fait comprendre qu’il va moins travailler. Moins ? Ca veut parfois dire 90% d’articles en moins. Que peut-il faire ? Rien ! On ne pourra coller notre employeur aux prud’hommes que s’il nous licencie et espérer toucher ainsi quelques indemnités. Et un pigiste qu’on licencie, ça n’existe pas. Ceci explique cela…


Adieu les magazines d’information ?

 La publicité qui conditionne les sujets, ce n’est pas nouveau. La différence aujourd’hui, c’est que de plus en plus souvent, les rédacteurs en chef qui jusque-là tentaient de maintenir un semblant d’indépendance rédactionnelle, ont bien trop souvent baissé les bras. Désormais, lorsqu’un pigiste propose un sujet, on appelle sans scrupule la pub devant lui pour savoir si le sujet en question peut en générer. Il arrive également qu’un sujet refusé catégoriquement la veille soit accepté le lendemain, parce qu’entre temps, une pub en rapport avec le sujet est rentrée. L’intérêt du sujet n’a que peu d’importance. Du moment qu’il ne coûte rien. On a tous entendu : ah oui, super ton sujet ! Tu peux nous le rendre quand ? Sous-entendu, tu te débrouilles tout seul pour financer tout ça et si ça tient la route, on le publiera, ton reportage. Quand ? Ben, quand il y aura de la place… Faut pas trop en demander tout de même …

 Plus aucune prise en compte de la valeur ajoutée d’un sujet. Aussi bien de son caractère exclusif que du temps passé en enquête ou reportage. Une véritable négation du travail de terrain, le sel de notre métier, et une prime à la médiocrité puisque le pigiste ne voit plus l’intérêt, étant payé la même somme (encore ce fameux forfait qui permet aux rédactions de payer moins) entre un sujet de desk (copier/coller sur internet, avec vérification pour les plus sérieux) et un reportage sur place.

Remise en question de la valeur de notre travail et interchangeabilité des plumes : puisqu’un travail de desk peut être accompli par un stagiaire mal formé mais sous payé, pourquoi s’en priver ? À l’avenir, et c’est déjà souvent le cas dans la presse gratuite, disparition du regard, de l’angle, et de l’esprit critique qui prévaut lorsqu’on vit les choses sur le terrain et qu’on a été formés pour le faire. Sans oublier, à terme, un assèchement des contacts et une perte de connaissance du milieu tout à fait préjudiciable pour les pigistes qui sont sollicités aussi et surtout pour l’importance de leurs carnets d’adresses et l’étendue de leurs réseaux.

 Des journaux qui ne produisent plus aucun sujet. Ou si peu. Le pigiste se voit donc dans l’obligation de ne recourir qu’à des voyages de presse (en groupe ou « sur-mesure », c’est à dire individuel). Même les journaux qui ne les fréquentaient pas il y a encore quelques années, les acceptent aujourd’hui. On trouverait aujourd’hui incongru de prendre en charge un billet de train aller-retour. Le pigiste se retrouve alors dans une situation éthiquement contestable et là encore dans un grand inconfort de travail. D’autant que ces mêmes magazines vous demandent en prime l’exclusivité du sujet, tout en se réservant le droit de ne pas le faire paraître, malgré les frais engagés et le travail effectué par le journaliste.

Ajoutez à cela que le voyage de presse, si individuel soit-il, ne permet pas, dans la majorité des cas au journaliste d’exercer -ou alors si peu- son droit de critique. S’il n’en parle pas, autre solution, il n’est pas payé. Où est le choix, la liberté d’exercer ? Faut-il gagner au loto ou être rentier pour pouvoir faire son métier ?

Enfin, le voyage de presse mène tout droit à une uniformisation de l’information. Un petit pince-fesse au Seychelles ? Allez hop, les quatre étoiles luxe sur plages de sables blanc envahissent les rubriques tourisme... Pour ne citer qu’un exemple de sujet léger, je vous laisse imaginer les sommets de connivence atteints quand il s’agit d’un sujet économique ou politique…

On marche sur la tête : dans bien des cas, sans le soutien des services de presse, on ne pourrait plus faire son travail. Et que dire des ces journaux qui osent mettre en une d’un grand reportage « de notre reporter » ou de notre « envoyé spécial », ce qui laisse croire aux lecteurs que c’est le journal qui l’a envoyé tous frais payés, alors que ce reporter est un pigiste qui a dû batailler ferme et ouvrir son porte-monnaie pour pouvoir partir, le tout sans garantie, sans couverture.

Dans les pratiques à dénoncer, spécifiquement en presse magazine qui clame pourtant sans cesse son attachement au photo-journalisme, il y a aussi le sujet refusé parce que le photographe coûte trop cher. Les affreux mots de banque d’images, photo libres de droit, ne sont jamais longs à arriver dans une négociation bien souvent stérile et perdue d’avance. Enfin, dans certaines rédactions, il arrive que le journaliste à l’origine du sujet ne participe pas du tout à son suivi : la maquette lui arrive avec les calibrages, sans qu’on ait lu son papier au préalable, pas plus qu’on ne lui renvoie le BAT pour relecture finale.

 Et la qualité de l’info dans tout ça ? Elle semble être le dernier souci de plus en plus de journaux qui ne sont plus que des moules que l’on (pré)remplit avec une sauce plus ou moins digeste et digne d’intérêt pour les lecteurs. L’intérêt éditorial d’un sujet n’entre plus en ligne de compte, dès lors que l’on ne soucie plus que du coût d’un sujet. Désormais, on demande aux journalistes de rapporter un sujet pensé par un rédacteur en chef et un chef de pub, un comble pour un métier qui consiste à faire exactement le contraire : revenir du terrain avec des vrais sujets et des « vrais » gens. Les sujets société se résument, dans une certaine presse, à faire du casting.

L’un des gros problèmes réside aussi dans le fait que les décideurs ne sortent plus de leurs bureaux hormis pour des déjeuners d’affaire, et deviennent si éloignés des réalités de terrain que nous finissons par ne plus parler le même langage. De plus, les journaux sous-traitent de plus en plus de gros dossiers à des agences dont personne ne peut attester de la qualité mais qui facturent des sommes extravagantes, sous-payant au passage les pigistes. Et ne parlons pas des chroniqueurs omniprésents aux salaires exorbitants, ces multirécidivistes de la pige de luxe, avec lesquels il est impossible de lutter, ne jouant pas du tout dans la même cour.

Le tableau n’est guère engageant, mais c’est la réalité de notre métier. Aujourd’hui, nous survivons dans une zone sinistrée où solidarité et confraternité n’existent plus. Bien sûr, il y a ici et là quelques individualités qui sont à l’écoute, mais elles ne peuvent pas grand-chose, sinon nous témoigner encouragements dans ce système ultralibéral, où le pigiste est, toujours, et plus que jamais, la dernière roue du carrosse. Jusqu’à quand pourra-t-on tenir ?

Patricia Oudit

 
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Notes

[1Les articles publiés sous forme de « tribune » n’engagent pas collectivement l’Association Acrimed, mais seulement leurs auteurs.

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