Publié dans l’édition du 31 octobre 2015, le reportage au titre plein de promesses – « J’ai chassé les fantômes » – commence ainsi : « Halloween. Sorcières et esprits sont à la fête ce soir. Nous avons tenté d’aller à leur rencontre dans un château hanté et mystérieux, au cœur de la Vienne. » Cela laisse présager le pire. Et en effet...
« C’est bien connu, les esprits font chuter la température »
Le Parisien réussit le tour de force de faire dans un même article la promotion du paranormal et de deux médiums qui organisent des visites tarifées de leur « château hanté » (sans guillemets dans l’original). Précisons que le texte, illustré de trois photos des propriétaires, a été publié dans la rubrique « Société » du journal...
Une déception tout d’abord : aucun esprit ne s’est manifesté lors de la venue des journalistes, les fantômes étant apparemment hostiles aux médias. Reconnaissons qu’une certaine incrédulité ironique se dégage parfois de l’article [3] mais il reproduit trop passivement les déclarations fantastiques des châtelains-médiums : « Ici [dans l’entrée], j’ai vu une forme noire masculine glisser d’un salon à l’autre » ; « C’est bien connu, les esprits font chuter la température » ; « les médiums ont détecté au moins trois morts enterrés ici [dans la crypte] » ; Alice, une femme de 23 ans morte en 1924 dans le château « est la plus romantique des entités […]. Elle enlace parfois les gens, y compris ma fille. » Et il y a également l’esprit de la fillette d’ « environ 8 ans » qui « est taquine » ; en effet, « [c]’est elle qui ralentit les travaux » de rénovation du château. Au lieu de SOS Fantômes, c’est SOS Médias [4] qu’il faut appeler.
Les « envoyés spéciaux » du quotidien, endossant la fonction d’office du tourisme paranormal, font l’air de rien de la réclame pour l’entreprise des médiums : « Véronique et François Geffroy disposent de matériel pour détecter les esprits, et accueillent les touristes pour 40 € la nuit. » L’adresse du site Internet du château est indiquée à la fin de l’article, ce qui permet aux futurs visiteurs de prendre connaissance de cet avertissement : « Les événements dits surnaturels se passent sans fréquence régulière, sont imprévisibles et ne sont pas un spectacle. Ne croyez pas que passé la porte, les tables volent… Ce sont des manifestations subtiles et vous pouvez passer à côté. Les équipes d’enquêteurs découvrent beaucoup de PVE ou de silhouettes, après plusieurs réécoutes et analyses des documents audio et vidéo [5]. » Le Parisien renvoie pour finir à une vidéo qui complète l’article [6]. Celle-ci, dénuée de toute distance critique, est présentée ainsi sur le site du journal : « En 2009 à Queaux dans la Vienne, Véronique et François Geffroy font l’acquisition du château de Fougeret. Depuis, apparitions, voix, odeurs se manifestent jour et nuit sans lien rationnel. Des investigations ont été menées laissant sans réponses des phénomènes hors normes. » La prudence, le conditionnel et les guillemets sont... fantomatiques.
« D’après les pros, les esprits brouillent les ondes magnétiques »
Plus que tolérant avec les croyances au paranormal, l’article atteint des sommets lorsque, après avoir écouté un enregistrement audio effectué par les médiums, la reporter du Parisien affirme qu’on y entend bien un esprit : « Le plus glauque, c’est une voix qui souffle : "T’es qui ?" » Le lecteur n’en saura pas plus et est donc invité à considérer que l’enregistrement est authentique.
Dans un articulet consacré au « matos », on apprend que « [d]ésormais, les amateurs de paranormal […] s’équipent d’instruments d’électricien. » C’est bien normal puisque « d’après les pros [sic], les esprits brouillent les ondes magnétiques » et les « voyants verts deviennent rouge quand une entité passe à proximité » d’un outil de détection « high-tech ». Et la publicité continue avec une mention du « magasin Spirit shop à Périgueux (Dordogne) ». Il y a du matériel, un savoir-faire, et même du commerce. C’est donc du sérieux.
Bref, Le Parisien relaie complaisamment le discours de personnes qui croient aux esprits – et en plus font de l’argent avec ces croyances – sans leur opposer un discours sceptique et rationaliste. Alors qu’il existe plusieurs associations en mesure d’apporter la contradiction [7]. L’article garde ici et là une certaine prudence, ne s’avance pas trop, mais il ne s’attaque jamais franchement aux affirmations fabuleuses des boutiquiers du paranormal. Une façon généreuse de « donner à lire » qui ne trouve pas d’équivalent quand il s’agit de recueillir les propos d’un économiste hétérodoxe ou d’un syndicaliste lors d’un conflit social.
« Les journalistes vous dérangent-ils ? »
Par ailleurs, comme nous l’avions dit lors de la précédente poussée de superstition du Parisien [8], il y a quelque chose d’irresponsable à entretenir des personnes crédules – et parfois fragiles psychologiquement – dans des croyances irrationnelles qui peuvent susciter inquiétude et anxiété. Le quotidien, déjà compromis dans la publicité anxiogène faite à « l’insécurité », n’hésite pas à faire peur avec les « incivilités » des fantômes.
Les journalistes du Parisien qui ont fait la visite guidée du « château hanté » croient-ils eux-mêmes aux esprits ? Probablement pas, comme la plupart des lecteurs d’ailleurs, qui y voient peut-être un sujet léger et divertissant, mais quel est l’effet sur les « croyants » ? Le fait que le quotidien national d’information générale le plus diffusé en France [9] relaie favorablement de telles croyances n’est certainement pas anodin, cela consolide et légitime une forme d’irrationalité que les médias devraient avoir à cœur de combattre. La chefferie éditoriale du Parisien estimerait-elle qu’un lectorat populaire – donc forcément superstitieux – mérite bien ces fadaises ? On n’ose « croire » à ce mépris.
Quoi qu’il en soit, Le Parisien fait manifestement des cocottes en papier avec les différentes chartes de déontologie censées encadrer l’activité journalistique, y compris avec sa propre déclaration d’éthique [10]. Pourtant le quotidien de LVMH [11] continue de bénéficier de larges subventions publiques au titre des aides à la presse.
À un moment de la visite, la châtelaine demande aux esprits qui rechignent à se manifester : « Excusez-nous, nous voudrions simplement savoir s’il y a quelqu’un. Les journalistes vous dérangent-ils ? » Pas de réponse. Des fantômes malheureusement trop timides pour s’essayer à la critique des médias (et des médiums).
Laurent Dauré