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Lamy du Monde

par Henri Maler, Philippe Monti,

Après avoir consciencieusement noirci le portrait de Jacques Nikonoff [1], Le Monde enrichit la galerie de ses portraits avec celui de Pascal Lamy (exercice auquel les DNA ont aussi sacrifié quelques jours auparavant [2]). Mais de Sylvia Zappi, le 9 décembre, à Alain Frachon le 20 décembre (édition datée du 21/12/05) le ton et l’intention changent du tout au tout : démolition sommaire d’un côté, célébration enamourée de l’autre. Sous le titre « Pascal Lamy, libéral de gauche », Le Monde célèbre son modèle et se célèbre à travers lui. Sous couvert d’un portrait qui caresse d’autant mieux qu’il « oublie » ce qui risquerait de ternir l’image adulée, un éloge à peine dissimulé de la réconciliation entre la gauche et le libéralisme.

De l’entretien au portrait : une habitude

Alain Frachon récidive : il profite de la Conférence ministérielle de l’OMC à Hong-Kong pour recycler sa « Leçon de social-démocratie. Entretien avec Pascal Lamy » publié dans Le Monde 2 du 27 août 2005 (pour marquer l’entrée en fonction du nouveau Directeur de l’OMC). La brève introduction rédigée par Alain Frachon était alors l’occasion de revenir sur un 29 mai qui aurait « révélé la séduction qu’exerçait toujours un certain discours radical sur le PS auprès d’une partie de ses dirigeants. » Le coupable ? Laurent Fabius qui « a divisé et déstabilisé le PS  ».

Cette attaque acide d’un PS français qui serait archaïque au point de penser que socialisme et économie de marché ne forment pas spontanément une harmonie préétablie s’achevait ainsi : « Pour comprendre pourquoi cette forme de gauchisme paraît bien être l’incurable maladie de la social-démocratie française, Le Monde 2 a sollicité les réflexions de Pascal Lamy. » Le diagnostic du Monde précède donc l’intervention du médecin...

L’immonde bête gauchiste qui sommeille dans les entrailles de la social-démocratie française n’étant sans doute pas encore terrassée, Alain Frachon recycle en décembre sa copie du mois d’août. Mais, cette fois, non plus sous la forme de l’entretien, mais sous celle du portrait. La « leçon de social-démocratie »... du Monde, à peine masquée dans l’entretien, l’est encore moins dans le portait : une biographie mutilée pour rédiger une hagiographie (littéralement : une vie de saint) qui permet au quotidien de solliciter le soutien à une politique en suscitant la sympathie pour une personne...

... De même que le portait peut permettre de fusionner le parti pris hostile à une orientation et la peinture antipathique de ceux qui l’incarnent. Un petit test comparatif permet de détecter ces prises de parti dissimulées et ces formes de publicité ou de contre-publicité clandestines.

Caricature ou hagiographie : un test comparatif

Selon que le portrait s’attache au président d’Attac ou au directeur de l’OMC, le langage change du tout au tout [3]. D’un côté, exclusivement des touches psychologiques négatives : Jacques Nikonoff est « arrogant », « abrasif  », « autoritaire » ; et il a un « sale caractère ». De l’autre, Pascal Lamy est paré de toutes les vertus : « il a marqué l’année 2005 », « il n’est pas un technocrate comme les autres », « il aime avant tout le débat et les idées », « il apprécie la confrontation d’idées », « il n’aime rien tant qu’un échange d’arguments ». Sans une once d’ironie, il est dépeint dans le rôle nécessairement sympathique du rebelle : il est « atypique  », « militant » et surtout il a « le profil d’un minoritaire  » ! Il a « le goût de la chose publique » (et pas de la marchandisation comme tout son parcours semblerait cependant le prouver) et cela « sans la moindre condescendance pour l’interlocuteur ». Il a même un « physique d’ascète » : ce n’est plus un portrait, c’est une déclaration d’amour ! Alain Frachon pousse l’inquisition dans l’intimité jusqu’à livrer la confidence d’un anonyme « dirigeant d’Attac » - à croire que presque tous les dirigeants de cette association vivent dans la clandestinité - qui aurait loué son « sens du dialogue ».

Cet homme aurait-il, par hasard, quelques défauts ? Alain Frachon ne nous en dévoile aucun.

Pourtant, ce goût du débat, de l’échange d’arguments, ce sens du dialogue, est manifestement très sélectif, comme le montre un épisode de la compagne référendaire de 2005, rapporté par Daniel Schneidermann. Arrêt sur images envisageait de faire débattre un partisan du « non », Raoul-Marc Jennar et un partisan du « oui », Pascal Lamy. Ce dernier était d’accord pour venir. Mais patatras... « Un seul petit problème : il ne veut pas débattre avec Jennar. Il l’a dit à Perrine, assortissant Jennar d’une batterie de noms d’oiseaux que la décence m’interdit de reproduire ici. » [4].

Explication plausible de ce « sens du dialogue » : Pascal Lamy, « sans la moindre condescendance », n’a pas apprécié son portait tracé, sans la moindre complaisance, par Raoul-Marc Jennar dans son livre Europe, la trahison des élites (portrait intégralement reproduit en annexe avec l’aimable autorisation de son auteur).

Sous le portrait, le parti pris libéral du Monde

En vérité, le pseudo-portait n’est qu’un prétexte provisoire. Alain Franchon ne tarde pas à entrer dans le vif de son sujet. L’éloge des vertus de l’ancien Commissaire européen servait de mise en bouche pour une critique en règle de l’Etat ; Alain Frachon ne dissimule pas qu’il partage la critique formulée par « le camarade Lamy » (sic) : « Les Français investissent l’Etat de toute une charge de responsabilités publiques, alors que cette machine étatique a un rendement médiocre ».

Dès lors la violence libérale s’emballe : « Ce qui est en cause, c’est ce lourd appareil, jamais vraiment réformé, jamais en cure d’amaigrissement et stigmatisé dans le rapport Pébereau pour un niveau d’endettement quasi "argentin". Lamy parle d’une "spécificité française" : "la disproportion entre le volume de l’Etat - au sens physique et symbolique du terme - et ce qu’il produit". Il dénonce "un très gros Etat, qui coûte très cher, mais qui marche mal". » Curieusement, Alain Frachon oublie alors de rappeler une information pourtant significative : le directeur de l’OMC était un des membres de la Commission Pébereau...

A l’abri des positions de Pascal Lamy, Alain Frachon laisse libre cours à la dénonciation de tous ceux qui, selon la vulgate libérale, vivent paresseusement des aides publiques financées par des impôts qui écrasent le dynamisme des élites [5] : « Dans le modèle social français, l’individu attend tout de l’Etat, machine à indemniser [...] »
Un rappel pour le lecteur distrait : selon notre portraitiste, nous avons ici affaire à un vrai discours de gauche. On devine dès lors pourquoi tout défenseur de l’Etat social ne risque guère d’attirer la sympathie des faiseurs de portrait du Monde.

En revanche, sous le portrait, cette stigmatisation de « l’Etat nounou », dont on ne sait si elle appartient en propre à Pascal Lamy ou au journaliste qui, déontologie en bandoulière, fait fondre son commentaire dans les citations : « Seulement, en France, toute critique de l’Etat est mal venue. Quand l’un des dirigeants du PS, Laurent Fabius, veut ratisser large, à la gauche de la gauche, il célèbre un Etat nounou, fort et protecteur, dispensateur "d’un travail, d’un logement et d’un savoir" pour chaque Français - comme s’il appartenait à l’Etat de fournir toutes ces prestations. »

Ou bien Alain Frachon ne s’en est pas aperçu (peu probable) ou bien il assume (et Le Monde, journal de parti du parti pris libéral avec lui) : ce serait donc au marché et non aux pouvoirs publics qu’il reviendrait de garantir le droit au travail, le droit au logement et le droit à l’éducation ! Etrange social-démocratie... Et surtout : curieux « quotidien de référence » qui rédige ses éditoriaux sous forme de portrait...

... ou en confie la rédaction à son modèle, le rebelle qui déclare qu’en dehors du « capitalisme de marché », il n’existe aucun salut : « Le capitalisme de marché a ses défauts, tout ce que nous avons essayé de lui substituer depuis cent cinquante ans a échoué. » Fermez le ban ! Camarades de gauche, déclare Lamy, circulez, il n’y a plus rien de fondamental à changer !

Le « bon client » et le « bon profil »

Pascal Lamy est parfaitement dans son droit de penser ce qu’il pense. Et Le Monde de penser comme Pascal Lamy. Mais pourquoi tenter de le dissimuler ? Pourquoi baptiser « portrait », un manifeste en faveur de son bénéficiaire et de ses conceptions ? Pourquoi traiter ce « bon client » en « éditorialiste associé » ... et les lecteurs en grands enfants à qui l’on soumet une photographie de la « star », certes, mais uniquement de son bon profil ?


En effet, pour que l’hagiographie soit édifiante, Alain Frachon - sans doute trop occupé à mener la bataille des idées sous l’armure de son modèle - censure de nombreuses étapes de la carrière de Pascal Lamy (qui ne contribuent guère à renforcer le maquillage progressiste en trompe l’œil avec lequel est repeint le heaume de l’ancien commissaire européen). Les épisodes passés sous silence (que l’on peut trouver en annexe) révèlent un tout autre personnage. Sans parti pris ? Certes, non. Au moins ces documents ne prétendent-ils pas confondre l’art du portrait et le combat d’idées.

Pascal Lamy ? Un homme qui sait servir. Bien servi par un journalisme qui sait servir, lui aussi, et à qui rendre service.

Proposer une présentation équilibrée des faits, des idées et des hommes ? Pour Le Monde, cet objectif est une simple image de marque et une pure apparence.

Henri Maler et Philippe Monti

 Lire nos articles sur l’art du portrait

 Annexe - Qui est Pascal Lamy ?

Quelques informations destinées à transformer une hagiographie en biographie profane :

Un portrait de Pascal Lamy, par Raoul-Marc Jennar (ainsi que des informations extraites d’un ouvrage de Geoffrey Geuens et un détail emprunté au Figaro par Transnationale.org).

 
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Notes

[3Comme l’a remarqué avec précision Luc Douillard dans son blog : Pascal Lamy et le « fascisme économique » élégant, le 22 décembre.

[5Des « élites » qui ne vivent, elles, que grâce à leur travail harassant : vendre et acheter des actions, licencier, externaliser les coûts, délocaliser, etc. Mais de cela il ne sera jamais question.

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