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La critique des médias dans tous ses états : sélection de citations (2)

par Laurent Dauré,

Comme pour la première sélection, les citations ici réunies relèvent à la fois de différents genres littéraires et de différentes formes de critique des médias. Le parti pris est le même : choisir des auteurs qui ne sont pas (ou qui sont peu) connus pour leurs écrits dans ce domaine, que nous soyons ou non en accord avec eux sur d’autres aspects de leur pensée. Il se peut même que nous ne partagions pas tout à fait les conclusions de leur critique des médias... Il s’agit avant tout de donner à lire des réflexions, des points de vue, qui stimulent la pensée et lui fournissent éventuellement de nouvelles pistes.

« Les faits et les opinions, bien que l’on doive les distinguer, ne s’opposent pas les uns aux autres, ils appartiennent au même domaine. Les faits sont les matières des opinions, et les opinions, inspirées par différents intérêts, et différentes passions, peuvent différer largement et demeurer légitimes aussi longtemps qu’elles respectent la vérité des faits. La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat. »

Hannah Arendt, philosophe, « Vérité et politique », dans La Crise de la culture : huit exercices de pensée politique, trad. de l’anglais (États-Unis) par Claude Dupont et Alain Huraut, Gallimard, coll. Folio Essais, Paris, 1989 (1967), p. 303.


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« Comme toutes les entreprises qui sont axées principalement sur la recherche du profit, celles de la presse ont évidemment un besoin essentiel de faire croire à l’opinion publique qu’elles remplissent en réalité une fonction beaucoup plus noble et ne travaillent, en fait, que pour le plus grand bien de tous. Mais la différence avec les autres est qu’elles disposent de moyens exceptionnellement puissants et efficaces pour faire accepter leur mensonge. »

Jacques Bouveresse, philosophe, Schmock ou le triomphe du journalisme : la grande bataille de Karl Kraus, Seuil, coll. Liber, Paris, 2001, p. 34.


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« [L]e journalisme consiste à mettre [en titre] "Mort de Lord Jones" pour un public qui n’a jamais su que Lord Jones existait. »

Gilbert Keith Chesterton, écrivain et journaliste, La Sagesse du Père Brown, trad. de l’anglais (Royaume-Uni) par Yves André, Gallimard, coll. Folio, Paris, 1985 (1914), p. 134.


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« Si les journalistes étaient funambules, il y aurait une forte mortalité dans la profession. »

Coluche, humoriste, Pensées et anecdotes, Le Cherche Midi Éditeur, coll. Le Livre de Poche, Paris, 1995, p. 159.


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« Il y a quelque temps, recevant un prix à Grinzane, j’ai été présenté par mon collègue et ami Gianni Vattimo. Les spécialistes en philosophie savent que mes positions divergent de celles de Vattimo, mais que nous nous témoignons malgré cela une estime réciproque. D’aucuns savent que nous sommes des amis fraternels depuis notre jeunesse et que nous aimons nous taquiner dès qu’une occasion conviviale nous en offre la possibilité. Ce jour-là, Vattimo avait donc choisi la voie de la convivialité, faisant une présentation affectueuse et spirituelle, à laquelle j’ai répondu sur un ton tout aussi badin, soulignant par des piques et des paradoxes nos perpétuelles divergences. Le lendemain, un de nos journaux consacrait l’intégralité de sa page culturelle à l’affrontement de Grinzane qui, paraît-il, marquait la naissance d’une nouvelle fracture, dramatique et inouïe, au sein de la philosophie italienne. L’auteur de l’article savait pertinemment qu’il ne s’agissait pas d’une information, même pas culturelle. Il avait simplement créé une affaire qui n’existait pas. Je vous laisse le soin de trouver des équivalences dans le domaine politique. Mais l’exemple culturel est intéressant : le journal devait construire une affaire car il avait à remplir trop de pages consacrées à la culture, à la variété et aux faits de société, dominées par une idéologie du spectacle. »

Umberto Eco, écrivain et essayiste, « Sur la presse » [1], dans Cinq questions de morale, trad. de l’italien par Myriem Bouzaher, Grasset, coll. Le Livre de Poche, Paris, 2000 (1997), p. 88-89.


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« Les menteurs ne sont jamais plus fanfarons qu’en l’absence de contradicteurs. »

Ésope, poète, Fables, « Le renard et le singe disputant de leur noblesse », trad. du grec ancien par Daniel Loayza, Flammarion, coll. Garnier Flammarion, Paris, 2000 (VIIe-VIe siècle av. J.-C.), p. 55 [2].


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« [L]es journalistes [scientifiques] effectuent leur travail dans des conditions souvent difficiles. Manque de considération, et donc de moyens, au sein de leur journal ; exigence du sensationnel, de l’information-choc qui fait vendre, amenant parfois la toute-puissante rédaction à coiffer, contre la volonté du journaliste, un article relativement mesuré d’un titre accrocheur (et faux) ; impératifs de l’actualité, obligeant à "couvrir" un événement en catastrophe, sans recul et sans possibilité d’effectuer les vérifications nécessaires. Du coup, il est fréquent qu’un scientifique interrogé par un journaliste n’ait pas communication du texte de son "interview" avant parution. C’est d’autant plus gênant qu’il est courant d’encadrer de guillemets des phrases que le lecteur considère dès lors comme citation verbatim, alors qu’elles sont composées par l’intervieweur et censées résumer la position du chercheur. Les contresens ne sont pas rares. Leurs conséquences peuvent être redoutables, pour la réputation personnelle de celui qui s’est fait piéger, mais aussi du fait des contre-vérités ainsi revêtues de son autorité et largement diffusées. »

Bertrand Jordan, biologiste, Les Imposteurs de la génétique, Seuil, coll. Science ouverte, Paris, 2000, p. 139 [3].


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« INTERVIEW 1) L’interviewer vous pose des questions intéressantes pour lui, pas pour vous ; 2) de vos réponses, il n’utilise que celles qui lui conviennent ; 3) il les traduit dans son vocabulaire, dans sa façon de penser. À l’imitation du journalisme américain, il ne daignera même pas vous faire approuver ce qu’il vous a fait dire. L’interview paraît. Vous vous consolez : on l’oubliera vite ! Pas du tout : on la citera ! Même les universitaires les plus scrupuleux ne distinguent plus les mots qu’un écrivain a écrits et signés de ses propos rapportés. [...] En juin 1985, j’ai fermement décidé : jamais plus d’interviews. Sauf les dialogues, corédigés par moi, accompagnés de mon copyright, tout mien propos rapporté doit être considéré, à partir de cette date, comme un faux. »

Milan Kundera, écrivain, L’Art du roman, Gallimard, coll. Folio, Paris, 1986, p. 155.


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« L’opinion publique devrait être alertée sur son inexistence. »

Stanisław Jerzy Lech, écrivain, Nouvelles Pensées échevelées, trad. du polonais par André et Zofia Kozimor, Rivages poche, coll. Petite Bibliothèque, Paris, 2000 (1964), p. 238.


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« Aujourd’hui où l’on tient pêle-mêle tous les propos imaginables, où les prophètes et les charlatans usent des mêmes tournures à quelques nuances près, nuances qu’un homme occupé n’a pas le loisir d’éplucher, où les rédactions sont importunées quotidiennement par la découverte de nouveaux génies, il est très difficile de mesurer exactement la valeur d’un homme ou d’une idée. »

Robert Musil, écrivain et essayiste, L’Homme sans qualités, tome 1, trad. de l’allemand (Autriche) par Philippe Jaccottet, Seuil, coll. Points, 2004 (1978 [4]), p. 440.


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« Je pense […] que la télévision, dont l’influence peut être terriblement nocive, pourrait être, au contraire, un remarquable outil d’éducation. Elle pourrait l’être, mais il est assez peu probable qu’elle le devienne, car en faire une instance culturelle bénéfique représente une tâche particulièrement ardue. Pour dire les choses simplement, il est difficile de trouver des personnes capables de produire chaque jour, pendant vingt heures consécutives, des émissions de valeur. Il est beaucoup plus facile, en revanche, de trouver des gens capables de produire, par jour, vingt heures d’émissions médiocres ou mauvaises, avec, peut-être, une émission de bonne qualité d’une ou deux heures. »

Karl Popper, philosophe, La Télévision : un danger pour la démocratie, avec John Condry, trad. de l’anglais (Royaume-Uni) par Claude Orsoni, Bibliothèque 10/18, Paris, 1994 (1993), p. 22-23.


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« Les médias sont l’Eldorado de l’imposteur, parce que le tri de l’information et le jugement critique y sont défavorisés. L’annonce d’une découverte sensationnelle aura toujours plus d’impact que sa réfutation méthodique. Il suffit de deux mots pour faire vivre la fusion froide, alors que de longs développements sont nécessaires pour expliquer pourquoi elle ne marche pas. »

Michel de Pracontal, journaliste, L’Imposture scientifique en dix leçons, Seuil, coll. Points Sciences, Paris, 2005 (1986), p. 130.


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« Je pense que l’emphase vient souvent d’un manque d’assurance : on se demande si ce qu’on va dire mérite d’être entendu. Alors on embellit un peu, pas tout à fait consciemment. Si le message est retransmis, l’ornement est sujet à itération ; et le message vaut d’autant plus la retransmission qu’il s’embellit à chaque relais. À charge pour l’auditeur prudent de suspendre sa pleine adhésion par réserve tacite adaptée. Prudence absolument indispensable pour l’auditeur qui écoute la radio ou le lecteur qui lit les journaux, où l’embellissement des nouvelles se pratique sciemment à des fins de marketing éclairé. "Embellissement" n’est d’ailleurs pas le terme qui convient, car la laideur l’emporte de loin sur la beauté. Du point de vue de la symétrie, faire mousser les bonnes nouvelles devrait satisfaire le besoin journalistique de surprendre aussi bien que faire mousser les mauvaises ; le problème, c’est que les bonnes nouvelles sont plus difficiles à trouver. Cet aspect de la question jette une bien triste lumière sur la vie contemporaine, mais on pourrait le voir sous un jour résolument optimiste. Peut-être la vie contemporaine se déroule-t-elle à un niveau si élevé que la nouveauté trouve plus de champ libre dessous que dessus. »

Willard Van Orman Quine, philosophe, Quiddités : dictionnaire philosophique par intermittence, trad. de l’anglais (États-Unis) par Dominique Goy-Blanquet et Thierry Marchaisse, Seuil, coll. L’Ordre philosophique, Paris, 1992 (1987), p. 85.


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« Quel est le principal avantage, quel est le but essentiel de la liberté de la presse ? C’est de contenir l’ambition et le despotisme de ceux à qui le peuple a commis son autorité, en éveillant sans cesse son attention sur les atteintes qu’ils peuvent porter à ses droits. Or, si vous leur laissez le pouvoir de poursuivre, sous le prétexte de calomnie, ceux qui oseront blâmer leur conduite, n’est-il pas clair que ce frein devient absolument impuissant et nul ? Qui ne voit combien le combat est inégal entre un citoyen faible, isolé, et un adversaire armé des ressources immenses que donne un grand crédit et une grande autorité ? Qui voudra déplaire aux hommes puissants, pour servir le peuple, s’il faut qu’au sacrifice des avantages que présente leur faveur, et au danger de leurs persécutions secrètes, se joigne encore le malheur presque inévitable d’une condamnation ruineuse et humiliante ? »

Maximilien Robespierre, avocat et homme politique, « Discours sur la liberté de la presse », prononcé à la Société des Amis de la Constitution le 11 mai 1791 [5].


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« La presse est le deuxième facteur que désignent les censeurs du capitalisme lorsqu’ils veulent prouver que celui-ci est à l’origine de la guerre moderne. L’exploitation d’un grand journal nécessitant un capital considérable, les propriétaires des grands organes de presse appartiennent obligatoirement à la classe capitaliste, et ce sera un fait rare et exceptionnel de les voir en désaccord avec l’opinion et le point de vue de leur propre classe. Il est en leur pouvoir de décider quelles sont les informations que la grande masse des lecteurs de journaux sera autorisée à connaître. C’est ainsi qu’on arrive à faire en sorte que l’image du monde que se fait l’homme de la rue en lisant son journal soit celle qui convient aux intérêts des capitalistes. Cela est vrai en de nombreux domaines, mais surtout en ce qui touche les relations internationales. La masse de la population d’un pays peut être amenée à aimer ou à détester n’importe quel pays selon la volonté des propriétaires de journaux qui, elle, est souvent, directement ou indirectement, influencée au gré des grands financiers. Tant que l’on a désiré entretenir l’hostilité entre l’Angleterre et la Russie, nos journaux étaient pleins des mauvais traitements infligés aux prisonniers politiques soviétiques, de l’oppression de la Finlande et de la Pologne occupées et d’autres sujets du même genre. Dès que notre politique étrangère eut changé, ces récits disparurent de nos journaux les plus importants et furent remplacés par les méfaits de l’Allemagne. La plupart des hommes n’ont pas l’esprit suffisamment critique pour se méfier de telles influences, et tant qu’ils ne l’auront pas, ils demeureront soumis au pouvoir de la presse. »

Bertrand Russell, philosophe, Le Monde qui pourrait être : socialisme, anarchisme et anarcho-syndicalisme, trad. de l’anglais (Royaume-Uni) par Maurice de Cheveigné, Lux Éditeur, coll. Instinct de liberté, Montréal, 2014 (1918), p. 194-195.


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« Ne craignez pas, au siècle où nous vivons, d’exagérer votre pensée ou plutôt vos expressions (car c’est encore une question de savoir si nous pensons sans signes, ou plutôt sans mots) ; et afin de ne point nous égarer en d’inutiles subtilités, qu’il vous suffise d’exagérer les mots ou les choses, sans vous préoccuper de la pensée, que nous laisserons aux psychologues. Il est nécessaire, comme on vous l’a dit, d’étonner le public ; et ce n’est pas chose aisée par le temps qui court. Si par extraordinaire vous deveniez invraisemblable, consolez-vous en en vous rappelant ce que Boileau (qui s’y connaissait) a dit du vrai. »

Marcel Schwob, écrivain, Mœurs des Diurnales : traité de journalisme, Éditions des Cendres, Paris, 1985 (1903), p. 94 [6].


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« Il n’y a qu’une chose dans les arts qu’on puisse comparer aux produits culinaires : ce sont les produits du journalisme ; et encore un ragoût peut se réchauffer, une terrine de foie gras peut exister un mois entier, un jambon peut revoir autour de lui ses admirateurs, mais un article de journal n’a pas de lendemain ; on n’en est pas à la fin qu’on a oublié le commencement, et, quand on l’a parcouru, on le jette sur son bureau, comme on jette sa serviette sur la table quand on a dîné. Ainsi, je ne comprends pas comment l’homme qui a une valeur littéraire consent à perdre son talent dans les obscurs travaux du journalisme ; comment lui, qui peut écrire sur du parchemin, se résout à griffonner sur le papier brouillard d’un journal ; certes, ce ne doit pas être pour lui un petit crève-cœur quand il voit les feuillets où il a mis sa pensée tomber sans bruit avec ces mille feuilles que l’arbre immense de la presse secoue chaque jour de ses branches. »

Claude Tillier, écrivain, Mon oncle Benjamin, De Borée, Sayat, 2011 (1843), p. 78-79.

 
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Notes

[1Ce texte est un rapport présenté en janvier 1995 lors d’une série de rencontres organisées par le Sénat italien, devant des sénateurs et des directeurs des plus grands quotidiens nationaux. Un débat s’était ensuite instauré.

[2La moralité de cette fable d’Ésope ne porte évidemment pas sur les médias mais on peut aisément en imaginer des applications pertinentes dans ce domaine...

[3Cette citation provient d’un chapitre consacré au journalisme scientifique dont nous avions reproduit de longs extraits avec l’accord de l’auteur. Bertrand Jordan nous avait transmis quelques commentaires à l’occasion de cette publication. Le tout est disponible ici.

[4Le premier tome de L’Homme sans qualités a été publié originellement en 1930, mais dans une version incomplète. L’édition intégrale a paru (en allemand) en 1978.

[5Le texte complet de ce discours est disponible ici.

[6Marcel Schwob publia ce livre étonnant – et malheureusement difficile à trouver – sous le pseudonyme de Loyson-Bridet. Il y reproduit de nombreux extraits de journaux pour illustrer sa critique ; celle-ci est principalement littéraire, stylistique, mais s’aventure parfois, comme par anticipation, sur des terres acrimediennes.

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