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Jean Quatremer, humoriste et martyr

par Henri Maler, Julien Salingue,

C’est d’abord sur sa page Facebook que Jean Quatremer, caricaturiste caricatural, a publié une ode à Jean Quatremer ou, plutôt, la complainte d’un humoriste incompris. Le prétexte ? Un article publié par Les Inrockuptibles sous le titre « Haro sur les journalistes arrogants ». Mais sa Cause étant la Cause de la démocratie, c’est sur son blog que Jean Quatremer s’est répandu sous le titre « De l’hystérisation du débat à l’heure numérique » : un titre bien choisi pour une contribution à cette hystérisation.

I. Une victime

Voici ce que l’on a pu lire sur page Facebook de l’humoriste :

Ainsi Jean Quatremer, dit Frère Jean des Bruxellois [1], est une victime. Une victime de la violence, mais pas n’importe laquelle : une violence « scripturale », qu’il eut été plus simple et plus modeste de désigner comme une violence « écrite », si le plaignant était quelconque. Une violence qui émanerait de « l’extrême gauche et droite » – selon une élégante formule qui ressasse l’amalgame, délicat et nuancé, que Jean Quatremer cuisine « à intervalles réguliers ». Une violence que, selon sa victime, l’article des Inrockuptibles « excuse » : alors que l’article « explique », non une « violence scripturale », mais une exaspération compréhensible face à l’arrogance de Frère Jean et de quelques-uns de ses confrères. Une exaspération dont il aurait été la victime « en essayant de répondre avec humour à ces agités du clavier ».

Humour ce selfie adressé, non à des méprisables agités, mais à de non moins méprisables manifestants ?

« Humour » méprisant et méprisable, à n’en pas douter.

Et, dans un sanglot, notre victime d’affirmer : « En bref, selon l’excellent confrère de cette gazette branchée, nous avons bien cherché ce qui nous arrive ». Rien de tel évidemment dans l’article des Inrockuptibles qui présente les échanges d’amabilités comme un « rituel médiatique » (ce qu’il n’est pas) : « une scène de théâtre sur laquelle les discussions ont pris l’allure d’une guerre de tranchées, où chaque tweet est comme un missile lancé à la gueule de l’adversaire écrasé mais tenace », un « jeu, aussi infantile qu’infâme ».

Et comme une victime comme Quatremer, du moins, selon Quatremer soi-même, ne l’est jamais assez, celui-ci invente : « Le seul droit qui nous est reconnu par les Inrocks, c’est de disparaître, nous les ennemis du peuple à la botte de Bruxelles ». Rien de tel, évidemment. Mais Frère Jean cauchemarde déjà son exil en Sibérie ou son enfermement à Guantanamo ! Et de sous-entendre que l’auteur des articles des Inrocks aurait pu excuser les attentats contre Charlie Hebdo, en ajoutant finement : « Il faut que je retrouve la chronique que ce journaliste a écrite au lendemain des attentats de Charlie... »

Laissons Jean Quatremer à sa polémique contre Les Inrocks. En effet, aux « agités du clavier » répond un pensif de la plume d’oie. Et voici l’un des brillants résultats de sa méditation : des agités, donc, « dont Frédéric Lordon, Acrimed et Arrêts sur images sont les têtes de gondole qui légitiment la haine », alors que Frère Jean est tout humour et tout amour.

Tout humour, comme on l’a vu. Et tout amour quand il accuse Daniel Schneidermann d’être un « rouge-brun » ou quand il caresse ainsi Frédéric Lordon :

Tout humour et tout amour, comme le montre également la collection de tweets que nous avons répertoriés en annexe pour ne pas heurter les internautes trop sensibles.

Mais ni amour ni humour quand Jean Quatremer englobe dans sa vindicte Frédéric Lordon, Acrimed et Arrêts sur images en prétendant qu’ils légitimeraient la haine qui prend pour cibles d’innocents médiacrates. Ainsi, quiconque conteste, arguments à l’appui, la « pensée Quatremer » et, en ce qui nous concerne, les pratiques du journalisme dont Frère Jean est le héraut, apporterait son concours non pas à l’hostilité critique, mais à la haine vengeresse que cette pensée et ces pratiques suscitent et que décuple l’arrogance de notre victime.

Il fallait oser un tel « déferlement de bêtises » : Jean Quatremer a osé !


II. Un tsunami

Sur son blog, Jean Quatremer transforme ce déferlement en tsunami.

Tout commence par un recueil de tweets. Il faut donner acte à Frère Jean, bien qu’il ne fasse pas la différence, que certains d’entre eux ne relèvent pas du persiflage, mais sont gratuitement insultants et, à l’évidence, condamnables quand ils comportent des menaces.

Mais quels sont, en général, les auteurs de ces persiflages et invectives ? Réponse en deux tweets :

Ainsi Jean Quatremer consacre un long billet de son blog à « 300 zozos » dont une « série de faux nez » (pour parler comme nos deux éminents journalistes), parce que certains d’entre eux sont les auteurs de tweets outranciers !

Quelle aubaine pour notre martyr de la vérité qui tient là un prétexte pour esquiver toute confrontation avec des arguments de fond et pour tenter de jeter le discrédit, à grands renforts d’amalgames, de mensonges et de calomnies, sur toutes celles et tous ceux qui osent le critiquer.

 Jean Quatremer amalgame ! Il tire parti d’une « hystérisation » à laquelle il contribue en rabattant sur ces tweets vengeurs toutes les critiques qui lui sont adressées pour les réduire en cendres. Et Frère Jean des Amalgames s’en donne à cœur joie. Dans ce long plaidoyer pro domo, le très scrupuleux ami de l’exactitude, pour défendre ses prises de positions sur la Grèce, caricature et mélange invectives et arguments et transforme en bouillie, sans jamais mentionner la moindre source, tous les arguments qui lui sont opposés. À quoi, le très affable ami des distinctions ajoute, pour pimenter cette ratatouille, une pincée d’équivalence entre Mélenchon et Le Pen. Une pincée seulement, à peine plus discrète que ses insinuations récurrentes d’une identité des « extrêmes » :

Un amalgame « insultant », comme le relève à juste titre, mais seulement quand il doit le subir, un démocrate patenté :

 Jean Quatremer ment ! « Aucun de mes articles, aucune de mes notes de blog n’est jamais cité », dit-il, confondant allègrement des tweets de 140 signes et des articles. Il est vrai qu’Acrimed – coupable légèreté ! –, dans la rubrique « Mauvaise Grèce » n’a publié que deux analyses exclusivement consacrées à Frère Jean des Vanités : « Sur Arte, Jean Quatremer psychanalyse la Grèce » et « La Grèce vue par Libération : la ligne Bruxelles-Quatremer ne fait pas l’unanimité ». Jean Quatremer ment et il le sait, puisqu’il se promettait de « répondre pièce par pièce » à ces deux articles dans le droit de réponse que nous lui avions proposé. L’échange de tweets que nous avons eu avec lui à ce sujet 6 juillet est tellement grivois que nous le reproduisons en annexe (avant ses déclarations d’humour et d’amour). Jean Quatremer ne nous a malheureusement pas donné de nouvelles depuis... Il est vrai qu’il est plus facile d’amalgamer toutes les critiques, des plus argumentées aux plus stupides, pour éviter de devoir répondre aux premières…

 Jean Quatremer calomnie ! Mentionnant à contresens et non sans vanité, un article de Frédéric Lordon [2], il ajoute : « Cette volonté d’éradiquer, au sens propres (sic), des journalistes qui seraient l’incarnation du libéralisme honnie, on la retrouve aussi sur des sites spécialisés dans la "critique" des médias comme Acrimed ou Arrêt sur Images […] ». Nous mettons Frère Jean des Calomnies au défi de trouver dans nos articles depuis 1996 un seul appel à réduire au silence ou à censurer un quelconque journaliste. Notre critique (sans guillemets) du pluralisme anémié rend nul (au sens propre et sans « s ») le procès (provisoirement sans qualificatif) selon lequel « il s’agit de l’interdire, de décourager l’expression d’opinions divergentes, de mettre en place, par la violence des mots, une police de la pensée ». En revanche, une telle « police de la pensée » recrute notamment au sein de la médiacratie.

 Jean Quatremer sait (1) ! Il sait que « des gens (…) plaquent sur un pays qu’ils ne connaissent pas leurs a priori idéologiques. » Et nous savons que la gauche libérale dont il se réclame (à bon droit) est dénuée de tout « a priori idéologique » ! Il sait que « tout le monde a un avis sur le sujet, sans doute pour y avoir passé 15 jours de vacances ». Ce qui, à ses yeux, ne donne aucune légitimité pour parler de la situation du pays. Sauf que son altesse a elle-même cédé, par le passé, à l’enthousiasme des vacances pour délivrer une « analyse » sur la Grèce...

 Jean Quatremer sait (2) ! Il sait que seuls ses pairs, quand ils partagent ses analyses, sont dignes de débattre avec lui. Grâce à Internet, dit-il, « poser une question, partager une réflexion avec un philosophe, un physicien, un politique est devenu possible. Mais cette proximité nouvelle et bienvenue ne veut pas dire que toute parole se vaut. Ainsi, un journaliste, lorsqu’il écrit un article, publie une note de blog ou tweete, fait son métier. Il donne de l’information ou fait une analyse basée sur une connaissance intime d’un sujet. Il a recueilli des faits, rencontré des acteurs et livre son travail au public. Ceux qui le prennent à partie en vociférant le font avec leur sentiment et leur passion, sans fait à leur disposition ».

On notera avec intérêt que chaque tweet de Jean Quatremer témoigne de son excellence journalistique. On relèvera plus sérieusement que, selon Frère Jean des Sommités, si on le prend au mot, chaque journaliste fait preuve d’excellence journalistique, et donc que tous les journalistes sont au-dessus de toute critique. Le commun des citoyens peut poser des questions et partager des réflexions : c’est tout ! Car son savoir n’égalera jamais, selon l’un des meilleurs d’entre eux, celui des journalistes, tous excellents et à tous égards.

Certes, tous les points de vue n’ont pas une égale densité, mais, « vociférations » mises à part, la plupart d’entre eux ont une égale dignité : à ce titre, ils se valent presque tous. Et l’opinion d’un journaliste ne vaut pas mieux que n’importe quelle autre : telle est la dure loi du débat démocratique, n’en déplaise à notre martyr de la vérité – cette vérité dont il serait le détenteur en compagnie de tous ceux qui, comme lui, décrètent que les faits coïncident avec les interprétations partiales qu’ils en donnent.

Quoi qu’en dise notre prétendu détenteur du monopole de la compétence, un journaliste n’est pas propriétaire des faits dont il rend compte et que d’autres faits peuvent compléter. Ces faits sont mis à la disposition (par des journalistes, mais pas seulement) de toutes celles et de tous ceux qui veulent s’en emparer pour se faire une opinion et, le cas échéant pour la faire connaître. L’excellent journaliste n’a donc pas le monopole d’analyses que d’autres analyses peuvent contester. C’est cette prétention exorbitante à l’analyse exclusive, plus que cette analyse elle-même, qu’Acrimed met en question.

Mais qu’importe, finalement, Jean Quatremer ?


III. Un symptôme

Ne lui en déplaise, Frère Jean est avant tout un symptôme. Ce n’est pas sa personne qui est en cause, mais ce qu’il écrit et ce qu’il personnifie : un journalisme dont il n’est que l’une des incarnations et la fonction que ce journalisme remplit.

Dominants dominés par leur propre domination [3], les nouveaux chiens de garde – car c’est d’eux qu’il s’agit – sont aveugles à la violence sourde qu’ils exercent quand, à plusieurs voix mais à sens unique, ils mènent dans les principaux médias des croisades qui renvoient à l’enfer du « populisme », du « complotisme », de « l’antisémitisme », du « totalitarisme » (tout à la fois ou séparément), mais aussi des passions basses et des haines recuites, les citoyens réfractaires à ces chefs d’œuvre de pédagogie. Jean Quatremer n’est que l’un d’entre eux.

Cette violence sourde n’est que l’auxiliaire de dominations économiques, sociales et politiques. Mais elle n’en est pas moins une violence qui suscite une légitime défense dont toutes les modalités ne sont pas également estimables. À la différence des insultes, mais aussi des amalgames, mensonges et calomnies (coucou, Frère Jean !), la virulence polémique peut ne pas altérer le contenu… et n’interdit pas de rêver.

Partageons donc un rêve (ce qui dans un article consacré à Jean Quatremer est, il faut en convenir, particulièrement difficile) : le rêve d’un journalisme qui n’écraserait pas les enquêtes sous les commentaires et ne minerait pas la présentation des faits par des interprétations partiales. Ce journalisme présenterait ses propres « analyses » pour ce qu’elles sont : des parti-pris. Il exposerait le plus sobrement possible, dans toute controverse, la diversité de positions en présence et ferait entendre lui-même la polyphonie des arguments, au lieu d’en confier une maigre diversité à des tribunes libres. Informer, c’est aussi cela.

Les nouveaux chiens de garde cesseraient alors d’aboyer leur « pédagogie » : celle-là même qui interdit que le rêve d’une information effectivement pluraliste devienne réalité.

Henri Maler (rédacteur d’insultes) et Julien Salingue (collectionneur de tweets)


Annexes


1. Jean Quatremer a réponse à tout

Précision préalable : Jean Quatremer ayant « bloqué » le compte d’Acrimed, c’est celui de Julien Salingue qui nous a permis de « converser » avec son éminence le 6 juillet dernier.

[Dernière minute (27 juillet, 13h) : Après @acrimed_info et @Hmaler, le grand démocrate @quatremer vient de bloquer @juliensalingue. La lutte contre la haine continue !]

Acte 1

Acte 2

2. Jean Quatremer est tout amour et tout humour

Jean Quatremer, comme il aime à le répéter, n’insulte jamais, lui, ses interlocuteurs :

Il se contente de manier l’humour, comme le prouvent ces quelques captures d’écran :

Jamais d’insulte.

 
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Notes

[1Réincarnation désarmante et désarmée de Frère Jean des Entommeures, ce moine belliqueux (inventé par Rabelais) qui combattait ainsi : « Aux uns il écrabouillait la cervelle, aux autres il rompait bras et jambes, aux autres il déboîtait les vertèbres du cou, aux autres il disloquait les reins, faisait tomber le nez, pochait les yeux, fendait les mandibules, enfonçait les dents dans la gueule, défonçait les omoplates, meurtrissait les jambes, luxait les hanches, fragmentait les jointures. »

[2Vanité. « Ainsi, Lordon a écrit une interminable chronique sur son blog du Monde Diplomatique à propos d’un selfie ironique que Leparmentier et moi-même avons posté le 2 juillet sur Twitter », écrit Jean Quatremer, comme si cet article lui était entièrement consacré !

[3Quelle horreur, on vient de citer Bourdieu !

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