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En bref

In memoriam 1914-1918 : quatre années de presse aux ordres

par Jean Pérès,

Quand la presse se vautrait dans les bras des généraux.

Puisque l’on commémore à tout crin la Grande guerre, et que la gent médiatique dominante verse dans un mélange lénifiant de patriotisme et de pacifisme, il n’est peut-être pas inutile de rappeler ce que fut l’attitude de la presse de l’époque. Avec un bel unanimisme – à de rares exceptions près (comme le Canard enchaîné, créé en 1915 pour protester contre le conformisme des autres journaux [1]) – cette presse s’est empressée de s’associer à la propagande de l’État en guerre.


Quelques exemples méritent d’être rappelés :

- « Leur artillerie lourde est comme eux, elle n’est que bluff. Leurs projectiles ont très peu d’efficacité... et tous les éclats... vous font simplement des bleus. » (Le Matin, Lettre du front, 15 septembre 1914)

- « L’inefficacité des projectiles ennemis est l’objet de tous les commentaires. Les shrapnels éclatent mollement et tombent en pluie inoffensive. Quant aux balles allemandes, elles ne sont pas dangereuses : elles traversent les chairs de part en part sans faire aucune déchirure. » (L’Intransigeant, 17 août 1914)

- « Nos troupes, d’ailleurs, maintenant, se rient de la mitrailleuse [...] On n’y fait plus attention » (Le Petit Parisien, 11 octobre 1914).


Acceptant sans sourciller la censure militaire et politique, qui créait régulièrement de vastes encadrés blancs dans les colonnes des journaux [2], elle en rajoute :

Les communiqués militaires étaient immédiatement publiés, grossissant les hauts faits ou la manœuvre de l’armée française, cachant les souffrances du « poilu » ou de graves revers, comme le franchissement de la frontière en 1914. […] Les journaux vont adopter un ton très cocardier, d’un extrême chauvinisme, aux accents difficilement compréhensibles pour un lecteur d’aujourd’hui tant ils sont excessifs et brutaux [… ] Le thème du « bourrage de crâne » sera alors très répandu, atteignant toutes les formes de presse. » (Jean-Marie Charron, La presse quotidienne, La découverte, 2013, pp. 16-17).

Un mot fait fortune, celui de « bobard », ancêtre de nos « fake news », pour désigner les informations falsifiées des armées et du gouvernement servies par les journaux.

On parle beaucoup de la crise de la presse écrite en invoquant la concurrence d’Internet et la perte des recettes publicitaires des journaux. Certes, mais l’argument est un peu court... Soumise aux forces sociales, étatiques et militaires pendant les guerres mondiales, et capitalistes en dehors de ces périodes de crise, la presse échoue à être le garant de la démocratie qu’elle prétend être, ce qui n’échappe pas aux publics et à certains journalistes qui, hier comme aujourd’hui, s’en défient et contestent son magistère.


Jean Pérès


Annexes illustrées [3] :


Madame Anastasie, Le Canard Enchaîné, 13 septembre 1916, page 3.


Trois extraits de la « une » du Canard, le 29 novembre 1916


« Une » du Canard le 6 septembre 1916

 
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Notes

[1« Fondé par le journaliste Maurice Maréchal et le dessinateur Henri-Paul Gassier, "Le Canard enchaîné" paraît pour la première fois le 10 septembre 1915. Il s’arrête après cinq numéros pour mieux renaître de ses cendres, le 5 juillet 1916. La volonté des fondateurs de dénoncer la censure et le bourrage de crâne se trouve résumée dans le choix du titre. […] La censure imposée à la presse durant tout le conflit [sera] personnifiée par les caricaturistes sous les traits d’une Madame Anastasie équipée de grands ciseaux. » Relaté sur le site de la « mission centenaire ». Quant au nom de « Madame Anastasie », Delporte en propose une explication : « Anastasie c’est, en grec et en latin, la Résurrection. […] Anastasie représente la censure qu’on croit toujours enterrée et qui, sans cesse, ressuscite (en 1803, 1814, 1820, 1835, 1852…). » Christian Delporte, Images et politique en France au XXème siècle, Nouveau Monde Eds, 2006.

[2Voir en annexe.

[3Tirées du site de la « mission centenaire ».

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