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Grève des agents SNCF : Le Parisien s’assure que ses lecteurs n’ont rien compris

par Benjamin Lagues,

« Comprenez-vous la grève à la SNCF ? ». C’est par cette question que, le 26 avril 2016, Le Parisien interpellait ses lecteurs à propos de la grève du jour. En les invitant à y répondre, le quotidien aurait dû tout mettre en œuvre pour qu’ils puissent le faire de manière éclairée. Il n’en fut rien : le traitement superficiel et dépolitisé proposé par Le Parisien rendit le résultat de cette « consultation » parfaitement prévisible.

Le 26 avril, c’est jour de grève à la SNCF. Animé par de nobles intentions, Le Parisien se met en quatre pour informer ses lecteurs et publie à ce titre pas moins de… six contenus (dont une vidéo et un diaporama photo dont on verra le caractère hautement informatif).

Une grève très suivie par Le Parisien

Ainsi, la veille de la grève, le lecteur du Parisien a déjà pu lire :

 Un article sur les « prévisions de trafic »
 Un article consacré au statut de cheminot et les raisons de la grève

Et le jour même :

 Un article sur les suites du mouvement : « Grève SNCF : le pire est-il à venir ? »
 Un article au sujet des «  points de la négociation qui fâchent les cheminots  »
 Deux vidéos micro-trottoir (dont une de l’AFP) sur les «  fortes perturbations  »
 Un diaporama photo illustrant «  la galère des usagers franciliens  »

Force est donc de constater que Le Parisien n’a pas ménagé sa peine. Pour des lecteurs mieux informés ? Rien n’est moins sûr à observer le contenu de ces articles.

Les raisons de la colère ? Bêtement corporatistes…

Sans même entrer dans le détail des contenus publiés par Le Parisien, un premier examen permet de constater que, sur ces six articles, un seul est véritablement consacré aux raisons de la grève (« Les points de la négociation qui fâchent les cheminots »).

Et encore, cet article est très incomplet : s’il résume de manière détaillée « ce qui pourrait changer pour les agents de la SNCF  », le quotidien oublie d’évoquer les motifs profonds à l’origine de ce conflit (mise en concurrence du ferroviaire européen). Autrement dit, l’arrière-plan politique du conflit est absent et cette grève est présentée comme « bêtement » corporatiste, les cheminots refusant le simple fait d’avoir une heure de repos consécutive en moins par jour. Qu’on en juge à l’illustration du Parisien :


Mais le travail de délégitimation de la grève des cheminots ne s’arrête pas là. Les journalistes du Parisien prennent particulièrement soin de décrédibiliser d’emblée le mouvement en l’inscrivant, à nouveau, dans une perspective de défense-de-petits-intérêts-corporatistes :

 «  Le statut du cheminot de la SNCF n’est pas remis en cause. »
 « Les négociateurs ne touchent pas non plus aux 35 heures par semaine, ni à leur avantageux système de retraite et encore moins aux facilités de circulations qui permettent de voyager à des tarifs préférentiels. »

Bref, pour le lecteur du Parisien, tout s’éclaire : cette grève vise uniquement à défendre quelques scandaleux avantages. Et les quelques lignes relayant les arguments des syndicats Fgaac-CFDT et Unsa-Ferroviaire n’y changeront rien.

D’abord parce que celles-ci sont intégrées en fin d’article, après le relai de la parole de la direction de la SNCF (qui porte le projet de changement et se prononce donc pour). Ensuite parce qu’elles sont aussi précédées de la conclusion d’un « spécialiste » (dont Le Parisien ne dit rien sur son statut et sa position : pour qui travaille-t-il ?) selon laquelle « un employé du privé est 20 % plus productif qu’un agent de la SNCF » (assertion dont nous ne saurons rien de la méthode et que Le Parisien reprend sans la vérifier) et, enfin parce que ces propos syndicaux sont également précédés de l’introduction du Parisien lui-même, pour qui la « négociation (…) porte uniquement sur les règles d’emploi des travailleurs du rail » et donc pas sur le statut des cheminots, les 35 heures et les innombrables avantages des agents de la SNCF…

Après un tel matraquage, que pèsent les arguments des syndicats ? Mais surtout, l’issue de la consultation du Parisien (« Comprenez-vous la grève de la SNCF ? ») laisse peu de place au doute… Consultation ouverte ou manipulation grossière ?

Les usagers ? Entre « galère » et « prise d’otages  » !

Si les raisons de la grève sont rapidement expédiées et très partiellement évoquées, la journée des usagers est, elle, abondamment documentée ! Jugez plutôt :

 Deux vidéos de témoignages d’usagers, dans lesquelles la sempiternelle « prise en otage  » est évidemment évoquée
 Un diaporama original montrant les usagers montant difficilement dans les trains ou attendant sur les quais («  la galère des usagers franciliens »)
 Un article sur les suites du mouvement au titre suggestif (« Le pire est-il à venir ? »)

Les usagers de la SNCF vivent la « galère »…


Le Parisien s’illustre aussi par son sens des priorités. Ainsi, non seulement ces grèves se font sur le dos des usagers mais aussi risquent de compromettre… l’Euro de football (organisé en France cette année) ! Et Le Parisien prend le sujet très au sérieux. Dans un encadré intitulé « L’Euro de foot sous la menace ? », le journal annonce : « C’est la hantise des pouvoirs publics ». Vu l’importance de la taille de l’encadré, presque 50 % de l’article total, Le Parisien semble partager leur angoisse… Et, quoi qu’il en soit, est beaucoup plus inquiet pour les perturbations éventuelles d’un tournoi de football qu’au sujet des conditions de travail de dizaines de milliers de salariés.

Mais au fait, « Comprenez-vous la grève à la SNCF ? »


C’est ainsi que, si bien renseignés, les lecteurs du Parisien sont donc parés à répondre à la question du jour que leur soumet leur quotidien :


Après une telle décrédibilisation des cheminots et une telle dépolitisation de leur mouvement, il est même surprenant que 19 % des lecteurs aient répondu oui…

***

Le Parisien n’en est pas à son coup d’essai en matière de traitement biaisé des grèves, surtout quand il s’agit de la SNCF : il est même coutumier du fait. Ainsi, Le Parisien, comme la majorité (la totalité ?) des médias dominants, décrédibilise systématiquement les raisons qu’ont les agents ou salariés de faire grève (quand ils ne les taisent pas carrément) pour mieux déplorer la « galère » des usagers. Un traitement à sens unique, donc, qui ne peut que renforcer, même pour le lecteur le plus ouvert, la déligitimation de tout mouvement de grève.

Ce tropisme médiatique est d’ailleurs si solidement ancré qu’une femme interviewée par Le Parisien n’hésita pas à faire part de sa perplexité : « On ne sait plus pourquoi les gens font grève  ». L’histoire ne dit pas si Le Parisien a vu dans cet aveu un motif de préoccupation ou de satisfaction…

Benjamin Lagues

 
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